L'intégration du bouddhisme dans la société occidentale est un très vaste sujet. Pour commencer, le bouddhisme est, en soi, un très vaste sujet, et il ne serait guère possible de parler de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale, ou dans quoi que ce soit d'autre, sans commencer par expliquer ce que l'on entend par le terme bouddhisme. Est-ce que le bouddhisme est une religion, ou une philosophie, ou un système éthique, ou est-ce quelque chose bien différent de tout ceci ? Ou, peut-être, est-ce une chose pour laquelle il n'y a pas de mot dans nos langues occidentales modernes ? Est-ce que le bouddhisme existe indépendamment des diverses cultures bouddhiques orientales dans lesquelles il est historiquement implanté, ou bien peut-il en être distingué et séparé ? Pour être bouddhiste, doit-on se transformer en Tibétain, en Japonais ou en Thaïlandais, en fonction de la tradition sectaire particulière à laquelle on souhaite se rattacher ? Le second sujet est aussi un très vaste sujet : c'est celui de la société occidentale. Une société est un « système d'organisations humaines à l'origine de schémas culturels et d'institutions caractéristiques, qui apporte généralement à ses membres protection, sécurité, continuité, ainsi qu'une identité nationale. » A ce titre, une société a une dimension culturelle, une dimension économique, une dimension juridique et une dimension politique, et pour parler de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale il faut parler d'intégration dans chacun de ces aspects-là. Enfin, il y a le sujet de l'intégration qui, bien que n'étant pas un sujet aussi vaste que le bouddhisme ou la société, est cependant vaste lui aussi. Par l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale signifie-t-on l'incorporation physique du bouddhisme dans cette société, directement et sans changement, sans que cela apporte de changement dans cette société, ou signifie-t-on sa diffusion dans toute la société occidentale ?
Le sujet de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale est donc extrêmement vaste, mais les organisateurs de ce congrès, m'ayant demandé de le traiter, ne m'ont accordé que quarante-cinq ou cinquante minutes. Ils ont soit sous-estimé l'ampleur du sujet, soit sur-estimé ma capacité à le traiter dans le temps imparti - ce qu'il serait plaisant de penser, mais dans ce cas je vais décevoir nos chers organisateurs, et je dois leur demander de me pardonner et vous le demander aussi. Je suis tout à fait incapable de traiter systématiquement, en l'espace de quarante-cinq ou cinquante minutes, du sujet de « L'intégration du bouddhisme dans la société occidentale ». Je vais donc le traiter de façon non systématique, pour ne pas dire subjective. Je vais le traiter en vous racontant l'histoire de ma propre interaction avec la société occidentale, après avoir passé vingt ans en Orient, ceci avec l'espoir que cela apportera au moins quelque lumière sur le très vaste sujet de « L'intégration du bouddhisme dans la société occidentale ».
J'ai quitté l'Angleterre en 1944, quelques jours avant mon dix-neuvième anniversaire. A ce moment-là j'étais déjà bouddhiste, ayant découvert le bouddhisme à l'âge de seize ou dix-sept ans et ayant tout à coup réalisé que j'étais en fait bouddhiste et que je l'avais toujours été. Malgré le fait que j'aie été malade durant la plus grande partie de mon enfance, j'ai été appelé sous les drapeaux durant la quatrième année de la guerre, en 1943, et l'année suivante j'ai été envoyé en Inde, le pays du Bouddha. Suivirent des affectations à Ceylan (Sri-Lanka) et à Singapour. En 1947, après la fin de la guerre, je quittai l'armée et passais deux ans dans le sud de l'Inde, en ascète errant et indépendant. A la fin de cette période je devins moine bouddhiste, recevant l'ordination inférieure, puis l'année suivante, en 1950, l'ordination supérieure. Pendant dix-sept ans, de 1947 à 1964, j'étudiais avec des maîtres bouddhistes indiens, tibétains et chinois, je méditais, j'écrivais sur le Dharma et je l'enseignais. Je passais tout ce temps en Inde, menant la vie simple d'un moine bouddhiste et m'indianisant de plus en plus.
En 1964 survint un changement spectaculaire. Cette année-là je revins en Angleterre pour ce qui devait à l'origine n'être qu'une courte visite, et en 1967, ayant fait mes adieux à mes maîtres et à mes disciples en Inde, je retournai définitivement en Angleterre et fondai un nouveau mouvement bouddhiste, les Amis de l'Ordre Bouddhiste Occidental (AOBO ; en anglais : Friends of the Western Buddhist Order, FWBO). Ainsi, après vingt ans passés en Orient, dont dix-sept en tant que moine, j'interagissais avec la société occidentale. Cette société me semblait très étrange, et sous de nombreux aspects me le semble toujours. Elle me semblait étrange pour deux raisons. En premier lieu, non seulement avais-je mené la vie simple d'un moine bouddhiste, mais je l'avais menée dans le cadre d'une société ayant une culture traditionnelle, et la société occidentale était loin d'avoir une culture traditionnelle. En second lieu, la société occidentale - au moins la société anglaise - avait changé durant mes vingt années d'absence. L'austérité du temps de guerre avait été remplacée par la prospérité d'après-guerre. Il y avait plus de voitures sur les routes, plus de téléphones, de réfrigérateurs et de machines à laver chez les gens. Il y avait des laveries automatiques et des supermarchés : je n'en avais jamais vu auparavant. Il y avait la télévision, avec de grandes antennes poussant sur les toits de chaumes de petites maisons campagnardes. De plus, les manières et la morale avaient changé. Les gens parlaient différemment, s'habillaient différemment, et se comportaient différemment - parfois d'une façon qui, avant la guerre, aurait été considérée comme choquante.
Voilà la société avec laquelle j'interagissais. C'était la société dans laquelle, après vingt ans passés en Orient, j'essayais d'intégrer le bouddhisme lorsque je fondais les Amis de l'Ordre Bouddhiste Occidental.
Le premier point de contact fut la méditation. L'esprit, pourrait-on dire, commençait à interagir avec l'esprit individuel. Dans les semaines qui suivirent mon retour définitif en Angleterre je commençai à animer des classes hebdomadaires de méditation, dans une petite pièce située en sous-sol, au centre de Londres, à quelques centaines de mètres de Trafalgar Square. Plus tard je fis le lien entre cette pièce en sous-sol, dans laquelle naquit l'AOBO, et les catacombes dans lesquelles les premiers Chrétiens se réfugiaient de leurs persécuteurs, et dans lesquels ils développèrent leur doctrine. Dans ces classes de méditation j'enseignais deux méthodes de méditation, l'anapana-sati ou « attention sur le souffle » et le metta-bhavana ou « développement de la bienveillance » (méthodes aujourd'hui enseignées dans tout l'AOBO), et il s'écoula peu de temps avant que les personnes qui suivaient ces classes commencent à éprouver quelques-uns des bienfaits de ces pratiques. Leur esprit devint plus calme et plus clair, et ils se sentirent plus heureux. Cela ne pouvait qu'être attendu. La méditation peut être définie, en première approche tout du moins, comme l'élévation du niveau de conscience obtenue par un travail direct sur l'esprit, ou bien comme le remplacement progressif d'une succession d'états mentaux non sains par une succession d'états mentaux sains. Quelle que soit la définition, la méditation veut dire le changement, l'amélioration, que l'on parle de l'esprit, du cœur, ou de la conscience.
Ainsi, pour commencer, l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale implique l'élévation du niveau de conscience d'au moins certaines des personnes qui forment cette société. Les deux méthodes de méditation que j'ai mentionnées ne peuvent élever le niveau de conscience que de façon temporaire, mais il y a d'autres méthodes, elles aussi enseignées au sein de l'AOBO, qui peuvent l'élever de façon permanente, ou bien qui peuvent remplacer une succession d'états mentaux non sains par une succession d'états mentaux sains qui, puisqu'ils sont imprégnés de « vision claire », ne seront jamais remplacés par une succession d'états mentaux non sains.
Quelques mois après que j'ai commencé ces cours de méditation eut lieu la première des retraites de l'AOBO. Quinze ou vingt d'entre nous passèrent une semaine ensemble dans une grande maison, à la campagne, à quatre-vingts kilomètres de Londres, à méditer, à faire des dévotions, à discuter. Certains vinrent pour approfondir leur expérience de la méditation, ce qu'ils parvinrent à faire avec plus ou moins de succès. Mais ce n'est pas tout. Tous ceux qui prirent part à la retraite, sans exception, trouvèrent que simplement s'éloigner de la ville, de leur travail et de leur famille, en compagnie d'autres bouddhistes, et n'avoir à penser à rien d'autre qu'au Dharma, était suffisant pour élever leur niveau de conscience de façon importante.
Là se trouvait un autre point d'interaction. Le niveau de conscience des personnes qui composent la société occidentale pouvait être élevé non seulement par la méditation, ou par un travail direct sur l'esprit, mais aussi par un changement des conditions dans lesquelles elles vivaient. Il pouvait être élevé par un changement de l'environnement. Il pouvait être élevé, au moins partiellement, en changeant la société. L'intégration du bouddhisme dans la société occidentale implique donc un changement de la société occidentale. Dans la mesure où notre niveau de conscience est affecté par des conditions externes, un travail direct sur l'esprit, par la méditation, ne suffit pas, comme s'il nous était possible de nous isoler de la société ou d'ignorer les conditions dans lesquelles nous vivons et les conditions dans lesquelles d'autres personnes vivent. Nous devons changer la société occidentale, et la changer d'une façon telle qu'il nous devienne plus facile, ou au moins moins difficile, d'y mener une vie dédiée au Dharma. On peut dire que dans la mesure où la société occidentale n'a pas été changée par le bouddhisme, dans cette même mesure le bouddhisme n'a pas été intégré à la société occidentale. Afin de changer la société occidentale il nous est nécessaire de créer des institutions bouddhiques occidentales, des styles de vie bouddhiques occidentaux. Je parlerai de ces institutions dans un moment.
Pendant que j'animais des classes de méditation et que je dirigeais des retraites, durant les premières années de l'existence de l'AOBO, je donnais des conférences publiques, tant sous les auspices de l'AOBO qu'à l'invitation d'universités ou d'autres organisations. Dans ces conférences, je cherchais à communiquer les idées et concepts fondamentaux du bouddhisme d'une façon qui soit compréhensible par une audience occidentale et en même temps fidèle à l'esprit et même à la lettre de la tradition bouddhique. Là se trouvait un autre point d'interaction avec la société occidentale, cette fois d'un caractère plus intellectuel. L'intégration du bouddhisme dans la société occidentale implique l'introduction des idées bouddhiques dans le discours intellectuel occidental. Par idées bouddhiques je ne pense pas aux raffinements doctrinaux de l'Abhidharma ou aux subtilités philosophiques des écoles Madhyamika ou Yogachara, quoique ceux-ci aient commencé à attirer l'attention de philosophes professionnels et de théologiens occidentaux. Je parle d'idées si fondamentales que souvent les bouddhistes eux-mêmes les considèrent comme allant de soi et manquent de reconnaître leur signification profonde. Telle est, par exemple, l'idée qu'une religion ne nécessite pas nécessairement la croyance en Dieu, créateur et souverain de l'univers, et qu'il est tout à fait possible de mener une vie éthique et spirituelle, et d'élever son niveau de conscience, sans faire appel à l'aide d'une puissance extérieure surnaturelle.
Pour que le bouddhisme soit intégré à la société occidentale, il est nécessaire que des idées bouddhiques d'un genre aussi fondamental, qui frappent parfois ceux qui ne les connaissent pas avec la force d'une révélation, deviennent plus familières aux européens et aux américains éduqués. De plus nous devrons établir, chaque fois que ce sera possible, des liens entre les idées bouddhiques et les concepts d'origine occidentale, ainsi que je l'ai fait pour l'idée bouddhique de conditionnalité mondaine et transcendantale, et le concept occidental d'évolution. Nous devrons reconnaître la nature bouddhique de quelques-unes des pensées de philosophes, de poètes, de romanciers et de dramaturges occidentaux. Goethe, par exemple, a fait des commentaires intéressants sur l'éducation de soi et la transformation de soi, un sujet d'importance centrale dans le bouddhisme. Le pont entre Orient et Occident doit être construit à partir des deux rives.
Mais revenons aux institutions bouddhiques occidentales, qu'il nous faut créer si la société occidentale doit être changée et le bouddhisme intégré dans cette société. Après les premières retraites de l'AOBO, quelques-unes des personnes qui y avaient pris part de façon régulière commencèrent à penser qu'elles voulaient prolonger cette expérience, au moins dans une certaine mesure. Même si elles n'étaient pas en mesure d'aller vivre à la campagne, ou de renoncer à leur travail (quoique certaines le firent), elles voulaient vivre avec d'autres bouddhistes, avoir plus de temps pour penser au Dharma et bien sûr plus de temps pour le pratiquer. De cette façon naquirent ce que l'on appela des communautés spirituelles résidentielles. Les membres de ces communautés ne faisaient pas que vivre sous le même toit. Ils méditaient ensemble tous les matins, mangeaient ensemble, étudiaient le Dharma ensemble, s'encourageaient mutuellement dans leur vie bouddhique, et contribuaient à l'entretien du lieu de vie de la communauté. C'était il y a plus de vingt ans. Il y a maintenant dans l'AOBO de très nombreuses communautés spirituelles résidentielles, dans de nombreux pays.
Ces communautés sont de différents types. Certaines sont très petites, avec quatre ou cinq personnes seulement, alors que d'autres sont plus grandes, allant jusqu'à trente personnes. La plupart sont situées en ville, mais quelques unes, dont certaines des plus grandes, sont situées à la campagne. Certains membres de ces communautés travaillent à l'extérieur, alors que d'autres travaillent au sein de l'AOBO. Les communautés qui marchent le mieux, et qui peut-être sont les plus typiques, sont les communautés entièrement constituées soit d'hommes soit de femmes. Les communautés mixtes, y compris celles qui comprennent des familles, n'ont pas bien très marché ni duré très longtemps. Certaines communautés de femmes comprennent cependant des femmes et leurs enfants, et cela semble marcher. Il arrive aussi que des couples, mariés ou non, vivent séparément dans des communautés non mixtes.
Ainsi, en créant des institutions bouddhiques occidentales - dans ce cas l'institution de la communauté spirituelle résidentielle, qui d'une certaine façon remplace l'institution de la famille nucléaire -, nous changeons la société occidentale, et intégrons par là le bouddhisme dans cette société. La communauté spirituelle résidentielle, telle que je l'ai décrite, n'est pas une institution bouddhique orientale. Dans la plupart des pays bouddhistes la société est divisée en deux groupes exclusifs, l'un monastique et l'autre laïque, ce dernier étant largement le plus important des deux. L'AOBO n'est ni un mouvement monastique ni un mouvement laïque, et ses communautés ne sont ni monastiques ni laïques, quoique des membres de certaines communautés aient choisi le célibat. J'ajouterai quelque chose à cet aspect du sujet de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale vers la fin de ce discours.
Une autre institution bouddhique occidentale correspond aux moyens d'existence justes basés sur le travail en équipe. Le point d'interaction avec la société occidentale est ici économique. Certaines personnes qui vivaient dans des communautés spirituelles résidentielles de l'AOBO et qui travaillaient à l'extérieur commencèrent à ressentir le désir de travailler ensemble. Dans certains cas c'était parce que leur travail n'était pas de nature éthique, et le bouddhisme attache une grande importance à ce qu'il appelle les « moyens d'existence justes », la cinquième partie du noble chemin octuple du Bouddha. Dans d'autres cas, c'était parce qu'elles ne voulaient pas passer leur vie professionnelle en compagnie de personnes hostiles ou indifférentes au bouddhisme, ou dont elles trouvaient le comportement offensant. C'est ainsi que débuta la première de ce que l'on appela par la suite les entreprises de moyens d'existence justes basées sur le travail en équipe de l'AOBO. Elles étaient basées sur le travail en équipe, car elles étaient faites d'un certain nombre de bouddhistes travaillant ensemble dans un contexte largement coopératif, et elles correspondaient à des moyens d'existence justes, car elles fonctionnaient en accord avec les principes éthiques bouddhiques. Mais il y eut un autre facteur dans leur genèse. En 1975, l'AOBO se lança dans la création de « Sukhavati » et du London Buddhist Centre, à l'est de Londres, qui est aujourd'hui par la taille le deuxième de ses centres urbains. D'importantes sommes d'argent étaient nécessaires. Au lieu de faire appel à de riches bouddhistes orientaux, comme l'auraient fait d'autres organisations, l'AOBO réunit elle-même l'argent, en partie en créant des entreprises de moyens d'existence justes basées sur le travail en équipe, entreprises qui donnaient leurs profits au projet. De telles entreprises faisaient donc quatre choses. Elles apportaient des ressources matérielles à ceux qui y travaillaient, elles permettaient à des bouddhistes de travailler ensemble, elles fonctionnaient en accord avec les principes éthiques bouddhiques, et elles apportaient un soutien financier à des activités bouddhiques.
Au fil des années l'AOBO a créé un certain nombre d'entreprises de moyens d'existence justes basées sur le travail en équipe. Toutes n'ont pas survécu. Les institutions économiques existantes sont très puissantes, et l'intégration du bouddhisme dans la vie économique de la société occidentale est donc une tâche extrêmement difficile. Dans les premières années de l'existence de l'AOBO j'ai parlé du bouddhisme en me promenant dans les rues de la City, le centre financier de Londres, durant une interview télévisée. Montrant la Banque d'Angleterre et la Bourse, je remarquai : « Voilà contre quoi nous devons lutter ». Cependant certaines de nos entreprises de moyens d'existence justes basées sur le travail en équipe ont très bien réussi. L'une d'elles « emploie » aujourd'hui plus de 60 personnes et a un chiffre d'affaires annuel de plus de deux millions de livres.
Nous pouvons maintenant commencer à comprendre ce qu'implique réellement l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale. Il y a ce que nous pourrions appeler l'intégration psychologique, qui consiste en une élévation du niveau de conscience d'au moins certains des membres de cette société. Le niveau de conscience est élevé par la méditation - un travail direct sur l'esprit - aussi bien que par diverses méthodes indirectes telles que le hatha yoga ou le t'ai chi chu'an que je n'ai pas eu le temps de mentionner. Puisque le niveau de conscience est affecté par les conditions dans lesquelles nous vivons, nous devons changer ces conditions, changer la société occidentale, et afin de changer cette société occidentale nous devrons créer des institutions bouddhiques occidentales. Nous devrons créer, par exemple, des communautés spirituelles résidentielles qui représentent l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale au sens restreint du terme, et des entreprises de moyens d'existence justes basées sur le travail en équipe, qui représentent l'intégration du bouddhisme dans la vie économique de la société occidentale. Nous devrons intégrer le bouddhisme dans la société occidentale d'un point de vue intellectuel en introduisant ses idées fondamentales dans le discours intellectuel occidental et en les rendant familières à tous les européens et à tous les américains éduqués. A moins que nous ne fassions cela, et bien d'autres choses du même ordre, il ne peut être question de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale, et tout discours à ce sujet ne sera que du vent. Mais bien que j'aie parlé de l'intégration du bouddhisme sur les plans psychologique, social, économique et intellectuel, il y a une forme d'intégration dont je n'ai pas parlé. C'est pourtant la plus importante de toutes, dans le sens où toutes les autres formes d'intégration du bouddhisme dans la société occidentale dépendent d'elle et ne peuvent même exister sans elle. Mais avant d'en parler, cependant, et d'avec cela achever ce discours, je voudrais dire quelques mots d'une forme plus large d'intégration du bouddhisme dans la société occidentale.
Cette forme plus large d'intégration est l'intégration du bouddhisme dans la culture occidentale, dans les beaux-arts, la musique et la littérature. Au début de ce discours j'ai parlé de mon retour définitif en Angleterre et de la création de l'AOBO en 1967. Cette année, l'AOBO a célébré son vingt-cinquième anniversaire. Les célébrations inclurent un concert de Carpe Diem, un oratorio bouddhique composé par un membre de l'Ordre Bouddhiste Occidental, et une représentation de Un visage révélé, une pièce basée sur les quatre premiers chapitres du Soûtra du Lotus, écrite par un autre membre de l'Ordre. Quoiqu'il soit prématuré de se prononcer sur la valeur intrinsèque de ces œuvres, elles constituent à n'en pas douter des points d'interaction entre le bouddhisme d'une part, et la musique et le théâtre occidentaux d'autre part. Elles représentent l'intégration du bouddhisme dans la culture occidentale. Il y a d'autres points d'interaction. Au fil des ans, des membres de l'Ordre Bouddhiste Occidental et leurs amis ont produit des images et des icônes du Bouddha qui, tout en restant fidèles à l'esprit de la tradition bouddhique, montrent une sensibilité aux valeurs esthétiques occidentales. Une intégration similaire du bouddhisme dans la culture occidentale semble prendre place, de façon peut-être plus sporadique, dans certains cercles bouddhistes d'Amérique du Nord.
Mais venons-en maintenant à la forme d'intégration dont dépendent toutes les autres formes d'intégration du bouddhisme dans la société occidentale, et dont je n'ai pas encore parlé. Cette intégration, la plus importante de toutes, est l'intégration de l'individu, c'est à dire de l'individu en tant que bouddhiste. C'est l'individu bouddhiste qui médite, qui fait des retraites, qui vit en communauté spirituelle ou travaille dans une entreprise de moyens d'existence justes basée sur le travail en équipe, et qui communique les idées fondamentales du bouddhisme. C'est l'individu bouddhiste qui peint des images, qui compose de la musique, qui écrit des pièces de théâtre ou des poèmes, et qui sculpte des images du Bouddha. Sans l'individu bouddhiste il ne peut y avoir d'intégration du bouddhisme dans la société occidentale. L'idée d'une telle chose serait absurde. Mais qu'est ce qu'un bouddhiste ?
Pour commencer je vais dire ce qu'un bouddhiste n'est pas. Un bouddhiste n'est pas quelqu'un qui est simplement né dans une famille bouddhiste, bien qu'évidemment le fait d'être né dans une famille bouddhiste n'empêche pas d'être bouddhiste. Un bouddhiste n'est pas quelqu'un qui a étudié le bouddhisme de façon théorique et qui a une connaissance factuelle approfondie de l'histoire, des doctrines et des institutions du bouddhisme. Une telle personne n'est pas plus un bouddhiste que le directeur d'une galerie d'art n'est un artiste, ou, devrais-je peut-être dire, que le gardien d'une galerie d'art n'est un artiste. De façon similaire, un bouddhiste n'est pas un dilettante, quelqu'un qui a des connaissances superficielles du bouddhisme, qui parle d'idées purement subjectives à son sujet, et qui mélange le bouddhisme avec le christianisme, le vedanta, le new-age ou quoi que ce soit d'autre. Un bouddhiste, qu'est-ce donc ? Un bouddhiste est quelqu'un qui va en Refuge dans le Bouddha, dans le Dharma, et dans la Sangha et qui, comme expression et renforcement de cet Aller en Refuge, cherche à observer les préceptes éthiques du bouddhisme.
Aller en Refuge dans le Bouddha veut dire accepter le Bouddha, et aucun autre, comme étant son guide et exemple spirituel ultime. Aller en Refuge dans le Dharma veut dire faire tout son possible pour comprendre, pratiquer, et réaliser la signification fondamentale de l'enseignement du Bouddha. Aller en Refuge dans la Sangha veut dire rechercher l'inspiration et le conseil des disciples du Bouddha, passés et présents, qui sont plus avancés que soi sur le plan spirituel. Les préceptes éthiques que l'on observe comme expression et renforcement de ce triple Aller en Refuge sont le précepte de vénération de la vie, le précepte de générosité, le précepte de contentement, les préceptes de parole véridique, gracieuse, serviable et harmonieuse, etc. Le mot « Refuge », qui est la traduction littérale du terme indien originel, peut être mal compris. Il n'a pas de connotation de fuite, ou d'évasion des dures réalités de la vie par le fait de se perdre dans des fantaisies pseudo-spirituelles. Il représente (a) la reconnaissance sans réserves du fait que la permanence, l'identité, la félicité absolue et la beauté pure ne peuvent être trouvées dans l'existence du monde, mais seulement dans une sphère nirvanique transcendantale, et (b) la résolution de tout cœur de faire la transition de l'une à l'autre.
Tel est le bouddhiste. Tel est l'individu sans lequel il ne peut y avoir d'intégration du bouddhisme dans la société occidentale. Mais l'individu, l'individu bouddhiste, ne va pas en Refuge dans le Bouddha, dans le Dharma et dans la Sangha tout seul ou isolément. Il va en Refuge en compagnie d'autres individus qui, eux aussi, vont en Refuge. Il est un membre de la Sangha, c'est à dire de la communauté spirituelle au sens large et c'est cette Sangha, plus encore que l'individu bouddhiste seul ou pris isolément, qui élève le niveau de conscience des gens vivant dans la société occidentale, qui change cette société en créant des institutions bouddhiques occidentales, qui introduit les idées fondamentales du bouddhisme dans le discours intellectuel occidental, et qui interagit avec les beaux-arts, la musique et la littérature occidentales. C'est cette large communauté spirituelle qui effectue l'intégration psychologique, sociale, économique et culturelle du bouddhisme dans la société occidentale.
Cela me ramène à un aspect de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale auquel j'ai tout à l'heure fait référence, lorsque j'ai parlé de l'AOBO comme n'étant ni un mouvement monastique ni un mouvement laïque. Cela me rapproche aussi de la fin de mon discours. Lorsque je fondai l'AOBO, un mouvement bouddhiste existait en Grande-Bretagne depuis une cinquantaine d'années. C'était un très petit mouvement, et l'une des raisons de sa taille était qu'il était contrôlé en grande partie par des gens qui, quoique bien disposés envers le bouddhisme, n'étaient pas eux-mêmes bouddhistes, et ne pouvaient mettre dans la tâche de faire connaître le Dharma l'énergie et la conviction que des bouddhistes y auraient mises. Une année après avoir fondé l'AOBO je fondai donc non pas une autre société bouddhiste, mais une communauté spirituelle, une Sangha, un Ordre. Je fondai l'Ordre Bouddhiste Occidental (OBO), dont tous les membres sont bouddhistes, en ce sens qu'ils vont en Refuge dans le Bouddha, dans le Dharma et dans la Sangha, et qu'ils s'engagent à observer les dix préceptes fondamentaux de comportement éthique. C'est cet Ordre qui conduit les activités et les institutions de l'AOBO dans plus d'une douzaine de pays, dont l'Allemagne, et je crois que cet Ordre offre un paradigme de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale. L'appartenance à cet Ordre permet aux individus qui en font partie de coopérer de la façon la plus proche, et sans un tel Ordre il ne peut y avoir d'intégration du bouddhisme dans la société occidentale, telle que je l'ai décrite. Il est donc bon de savoir que l'adhésion à l'Union Bouddhiste Européenne, qui a organisé ce congrès avec l'Union Bouddhiste Allemande, n'est permise qu'aux sérieuses organisations bouddhistes dont, de façon prédominante, les membres sont bouddhistes, et dont le conseil est contrôlé par des bouddhistes profès. C'est un pas dans la bonne direction et cela est de bon augure quant au futur du bouddhisme en Europe.
Mais s'il ne peut y avoir d'intégration du bouddhisme dans la société occidentale sans un Ordre, cet Ordre doit lui-même être un Ordre intégré, sans divisions internes importantes, c'est à dire sans divisions entre diverses sortes de bouddhistes. Ce doit être un ordre unifié. L'Ordre Bouddhiste Occidental est un Ordre unifié sous trois aspects importants. Tout d'abord, c'est un Ordre de bouddhistes, c'est à dire d'individus qui vont en Refuge dans le Bouddha, dans le Dharma et dans la Sangha, et qui s'engagent à observer les dix préceptes éthiques. Ce n'est ni un ordre monastique ni un ordre laïque, et c'est pourquoi l'AOBO n'est ni un mouvement monastique ni un mouvement laïque. Dans l'AOBO et dans l'OBO, l'engagement dans le sens d'Aller en Refuge est primordial, et le style de vie, dans le sens de vivre plutôt comme moine ou nonne, ou plutôt comme laïc, est secondaire. Cela ne veut pas dire que le style de vie n'est pas important, mais seulement qu'il est moins important que l'engagement ou l'Aller en Refuge, qui est l'acte central et définitif de la vie bouddhique, et qui en tant que tel est la base fondamentale de l'unité et de l'union entre les bouddhistes. Deuxièmement, l'Ordre Bouddhiste Occidental est un ordre d'hommes et de femmes, qui y sont admis sur des bases égales. Les hommes et les femmes reçoivent la même ordination, s'engagent dans les mêmes pratiques spirituelles et assument les mêmes responsabilités organisationnelles. Enfin, l'Ordre Bouddhiste Occidental n'est pas un Ordre sectaire, dans le sens qu'il ne s'identifie avec aucune forme de bouddhisme. Au contraire, il se réjouit de la richesse de toute la tradition bouddhique et cherche à retirer de celle-ci tout ce qui peut avoir de la valeur pour sa propre pratique du Dharma, ici, en Occident. Ainsi, l'Ordre Bouddhiste Occidental est un Ordre unifié, un Ordre intégré et c'est parce que c'est un Ordre intégré qu'il a pu offrir sa contribution à l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale, et, de cette façon, offrir un paradigme pour cette intégration.
Comme je l'observai au début de mon discours, l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale est un très vaste sujet, et j'espère que j'ai pu au moins l'éclairer un peu en vous racontant l'histoire de mon intégration - et de celle de l'AOBO - dans la société occidentale. Ce congrès se tient à Berlin, et je vous parle non loin de l'endroit qui, il y a trois ans, vit le démantèlement d'un symbole notoire de désunion et de désintégration. Heureusement Berlin-Est et Berlin-Ouest, l'Allemagne de l'Est et celle de l'Ouest sont maintenant réunis, ou, l'on pourrait dire, intégrés. Nous, bouddhistes d'Europe et d'Amérique, sommes concernés par une autre forme d'intégration, l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale. Laissons donc de côté nos divisions. Laissons de côté les divisions entre bouddhistes monastiques et laïques, entre bouddhistes hommes et femmes, entre fidèles des différentes sectes et écoles du bouddhisme. Ayons un bouddhisme intégré et une communauté bouddhiste intégrée. Basons-nous fermement et sans erreur sur notre Aller en Refuge commun dans le Bouddha, dans le Dharma et dans la Sangha.
Un dernier mot. J'ai parlé de l'intégration du bouddhisme dans la société occidentale car c'est de cela que l'on m'a demandé de parler. Mais, durant mon discours, il vous est sans doute apparu de façon évidente que ce que nous devons réellement faire c'est intégrer la société occidentale dans le bouddhisme. Il y a beaucoup à changer dans la société occidentale. Le bouddhisme peut nous aider à la changer.
Discours prononcé en septembre 1992 au Congrès de l’Union Bouddhiste Européenne, à Berlin.
‘Buddhism and the West’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1992, traduction © Ujumani 2003.