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Le Dharma, dit le Bouddha, est tout ce qui contribue au développement spirituel de la personne. C’est notamment un ensemble de pratiques, que l’on devrait considérer hors des contextes culturels orientaux dans lesquels elles ont initialement fleuri – ce qu’a fait Sangharakshita en fondant la communauté Triratna. Celle-ci peut donc être vue comme une expression occidentale du Dharma.
En quoi la Communauté bouddhiste Triratna est-elle un mouvement bouddhiste ? Cela dépend évidemment de ce que l'on entend par « bouddhiste », et cela dépend de ce que l'on entend par « bouddhisme ».
Il y a beaucoup de versions différentes du bouddhisme et beaucoup d'interprétations. Après tout, le mot « bouddhisme » lui-même représente déjà une interprétation. À l'origine, le bouddhisme n'était pas appelé bouddhisme du tout. Il n'a certainement jamais été appelé bouddhisme en Inde, et il n'a certainement jamais été appelé bouddhisme par le Bouddha. Il était appelé Dharma en sanskrit et Dhamma en pâli. Et le mot Dharma ou Dhamma signifie Réalité ou Vérité ; il signifie loi, doctrine, ou enseignement. Ou bien on peut dire qu'il représente la Réalité ou la Vérité telle qu'elle est communiquée sous la forme d'un enseignement de l'esprit Éveillé à l'esprit non-éveillé. L'initiateur de ce Dharma, de cette vision de la réalité exprimée dans un enseignement, est bien sûr Gautama, le Bouddha. Il communique à ses disciples une réalité, une vérité dont il a personnellement fait l'expérience - et cette expérience est celle de l'Éveil. Par conséquent, le Bouddha est le meilleur porte-parole, le meilleur interprète du bouddhisme.
Et que dit le Bouddha lui-même du Dharma ? Pour répondre à cette question, nous pouvons nous rapporter à un épisode des écritures en pâli, car cette question précise fut posée une fois au Bouddha lui-même : « Qu'est-ce que ton Dharma ? Quel est ton enseignement ? »
La personne qui posa cette question était Mahapajapati Gautami, la tante et nourrice du Bouddha. Elle l'avait élevé depuis son enfance, depuis la mort de sa mère alors qu'il était à peine âgé de quelques jours. Des années plus tard, Mahapajapati Gautami était non seulement devenue adepte de son enseignement, mais elle était « allée de l'avant », comme l'on dit, après avoir entendu l'enseignement des propres lèvres du Bouddha. Cet enseignement l'avait tellement impressionnée qu'elle avait décidé de renoncer à tous ses autres intérêts, relations et liens, de manière à pouvoir consacrer sa vie entière à la pratique du Dharma. Elle était donc allée de l'avant, quittant sa maison, quittant sa famille, quittant son mari, quittant la ville de Kapilavastu, pour errer de lieu en lieu, méditant et cherchant à pratiquer le Dharma.
Au moment de notre épisode, Mahapajapati avait passé un certain temps sans contact direct avec le Bouddha, et il y avait un peu de confusion dans son esprit. Elle voulait pratiquer le Dharma mais n'était pas tout à fait certaine de ce qu'était le Dharma. Cela n'est pas tellement inhabituel. Parfois au moins, il peut nous arriver de vouloir mettre en pratique la vérité sans être tout à fait sûr, voire pas sûr du tout, de ce qu'est vraiment la vérité.
Bien que Mahapajapati Gotami ait été en contact avec certains des disciples du Bouddha et ait ainsi pu leur demander ce que le Bouddha avait enseigné, les interprétations qu'ils lui donnaient différaient très souvent ; chacun avait son propre point de vue. Finalement elle décida d'aller trouver le Bouddha lui-même et de lui demander ce que fondamentalement il enseignait. Elle se rendit donc à l'endroit où le Bouddha séjournait et lui demanda, de but en blanc, pour ainsi dire, « Qu'est-ce que ton Dharma ? Comment savoir ce que tu enseignes réellement ? Quel est le critère ? » Voici la traduction de ce que, d'après la tradition, le Bouddha répondit à Mahapajapati en cette occasion :
« Gotami, ces choses dont tu sais que : "Ces choses conduisent à la passion, non à l'absence de passion ; à l'attachement, non au détachement ; à l'accumulation, non au dépouillement ; à l'ambition, non à la modestie ; à l'insatisfaction, non à la satisfaction ; à l'association (avec le groupe), non au retrait (du groupe) ; à l'oisiveté, non à l'énergie ; au luxe, non à la frugalité", de ces choses-là tu peux certainement décider, "Ceci n'est pas le Dharma, ceci n'est pas le Vinaya, ceci n'est pas l'enseignement du Maître". Mais ces choses dont tu sais que : "Ces choses conduisent à l'absence de passion, non à la passion ; au détachement, non à l'attachement ; au dépouillement, non à l'accumulation ; à la modestie, non à l'ambition ; à la satisfaction, non à l'insatisfaction ; au retrait (du groupe), non à l'association (avec le groupe) ; à l'énergie, non à l'oisiveté ; à la frugalité, non au luxe", de ces choses-là, tu peux certainement décider, "Ceci est le Dharma, ceci est le Vinaya, ceci est l'enseignement du Maître". »
Voici, selon les propres mots du Bouddha, quel est le critère, le principe. Le Dharma est tout ce qui contribue au développement spirituel de la personne. C'est tout ce que la personne trouve dans sa propre expérience qui contribue réellement à son développement spirituel.
Dans ce passage donc, comme dans d'autres, les personnes sont clairement perçues comme vivant, croissant et se développant. Et, à ce sujet également, nous pouvons aussi nous rappeler la vision de l'humanité qu'eut le Bouddha immédiatement après son Éveil. A ce moment-là, le Bouddha était indécis et ne savait pas s'il devait ou non enseigner la vérité qu'il avait découverte. Cette vérité, il le savait, était très profonde, très difficile et abstruse. Mais il décida finalement qu'il partirait et enseignerait, qu'il communiquerait à d'autres la vérité qu'il avait découverte. Et à ce moment-là, nous dit-on, il ouvrit les yeux et, regardant le monde, il vit les êtres vivants comme un parterre de fleurs de lotus. C'était comme s'il voyait un vaste parterre de fleurs de lotus s'étendant dans toutes les directions, à perte de vue. Ceci était l'humanité. Ceci était l'espèce humaine. Certaines de ces « fleurs » - certaines de ces personnes - étaient clairement enfoncées dans la boue. D'autres s'en étaient juste un peu sorties et commençaient à s'en dégager. D'autres encore étaient complètement sorties de la boue et leur tête se dressait hors de la surface de l'eau, permettant à leurs pétales de s'ouvrir et de recevoir la lumière du soleil.
Voici comment le Bouddha vit l'humanité à ce moment-là. Il vit tous les êtres comme des personnes, et il put voir aussi qu'ils étaient tous à des stades différents d'évolution, croissant, mais ayant besoin de la lumière du Dharma afin de croître et de se développer davantage.
Dans un autre passage, dans le grand soûtra du Mahayana appelé le Saddharma-pundarika ou Soûtra du Lotus, il y a une autre et superbe comparaison. Les personnes n'y sont pas seulement comparées à des lotus émergeant de la boue et de la vase, mais aussi à différentes sortes de plantes. Elles sont comparées à des herbes, des arbres, des fleurs, des buissons, tandis que l'enseignement du Bouddha est comparé à un grand nuage de pluie. Pendant l'hiver et l'été, en Inde, il fait très chaud et sec, durant de longs mois. Tout se dessèche et se rabougrit. Et puis soudainement, au commencement de la saison des pluies, un grand nuage noir apparaît au milieu du ciel. Surviennent éclairs et coups de tonnerre, puis la pluie se met à tomber abondamment et continûment, jour après jour, parfois pendant des semaines et des semaines. Et comme il pleut, tout se met à pousser. Tout ce qui était si sec et parcheminé redevient vert et lance des pousses. Toutes les feuilles, toutes les herbes, tous les arbres, toutes les fleurs et tous les buissons recommencent à pousser. Et tout pousse à sa manière. L'arbre pousse comme un arbre, le buisson pousse comme un buisson, l'herbe pousse comme de l'herbe, la fleur pousse comme une fleur, chaque chose pousse à sa manière. C'est un aspect important de l'analogie du Bouddha, car le Dharma est exactement comme ce nuage de pluie : il nous donne juste la nourriture dont nous avons besoin. Il nous conduit à partir d'où il nous trouve, son point de départ - en ce qui nous concerne - étant là où nous en sommes maintenant, car chacun a besoin du Dharma à sa manière.
C'est aussi ce que nous trouvons dans un des poèmes du grand poète et mystique tibétain, Milarépa : tout le monde a besoin du Dharma mais chacun en a besoin à sa manière. Voici quelques-uns des vers qu'il chanta en une certaine occasion :
Les hommes supérieurs ont besoin du Dharma ;
Sans lui, ils sont comme des aigles.
Bien que perchés bien haut,
Ils ne signifient pas grand chose.Les hommes moyens ont besoin du Dharma ;
Sans lui, ils sont comme des tigres.
Bien qu'ils aient une énorme force,
Ils ne valent pas grand chose.Les hommes inférieurs ont besoin du Dharma ;
Sans lui, ils sont comme les ânes des colporteurs.
Bien qu'ils portent une lourde charge,
Cela ne leur fait pas grand bien.Les femmes supérieures ont besoin du Dharma ;
Sans lui, elles sont comme des tableaux sur un mur.
Bien qu'elles fassent joli,
Elles n'ont ni sens ni utilité.Les femmes moyennes ont besoin du Dharma ;
Sans lui, elles sont comme de petits rats.
Bien qu'elles soient habiles à trouver de la nourriture,
Leurs vies n'ont pas beaucoup de sens.Les femmes inférieures ont besoin du Dharma ;
Sans lui, elles sont comme de petites renardes.
Bien qu'habiles et malignes,
Leurs actes ne valent pas grand chose.Les vieillards ont besoin du Dharma ;
Sans lui, ils sont comme des arbres qui pourrissent.
Les jeunes gens ont besoin du Dharma ;
Sans lui, ils sont comme des taureaux sous le joug.Les jeunes filles ont besoin du Dharma.
Sans lui, elles sont comme des vaches portant guirlandes.
Tous les jeunes ont besoin du Dharma.
Sans lui, ils sont comme des pousses enfermées dans leurs cosses.Tous les enfants ont besoin du Dharma.
Sans lui, ils sont comme des voleurs possédés de démons.
Sans le Dharma, tout ce que l'on fait
N'a ni sens ni but.
Ceux qui veulent donner un sens à leur vie
Devraient pratiquer l'enseignement du Bouddha.
Le chant de Milarépa dit clairement que le sens, le but de la vie d'une personne est de grandir, d'accéder à un niveau supérieur de conscience, et que c'est bien cela que le Dharma nous aide à faire. Le Dharma est tout ce qui nous aide à nous élever à partir d'où nous nous trouvons, à partir de ce que nous sommes maintenant. Nous pouvons donc définir le Dharma comme tout ce qui contribue au développement de l'individu. Voilà le critère.
Tout cela peut paraître très large et général, mais ça ne l'est pas vraiment. Le Dharma - l'enseignement du Bouddha - prend forme à travers un certain nombre de pratiques spirituelles concrètes. Cela apparaît clairement dans un autre épisode des écritures en pâli. Dans cet épisode, on nous rappelle qu'il y avait en Inde à l'époque du Bouddha un certain nombre de maîtres spirituels. Un des plus fameux d'entre eux était Nigantha Nataputta - ainsi que le nomment les écritures en pâli - qui est habituellement identifié avec Mahavira, le fondateur du jaïnisme. Nigantha Nataputta mourut peu de temps avant le Bouddha et après sa mort les moines de son Ordre se divisèrent en deux factions. Ces factions se disputèrent avec tant de véhémence à propos de ce que leur maître avait enseigné qu'ils en vinrent presque aux coups. Ananda, qui semble avoir été parfois porté sur les ragots, rapporta ce fait au Bouddha, ajoutant qu'il espérait que de telles disputes ne s'élèveraient pas après la disparition du Bouddha.
Le Bouddha répliqua qu'une telle chose était impossible. Il était sûr qu'il n'y aurait même pas deux moines parmi ses disciples pour décrire son enseignement de manière discordante. Il rappela alors à Ananda ce qu'était cet enseignement. Il y avait les quatre fondements de l'attention : attention sur le corps, sur les sensations, sur les activités mentales et sur la Réalité. Il y avait les quatre efforts justes : l'effort pour prévenir la naissance d'états d'esprit défavorables qui ne se sont pas encore manifestés ; l'effort pour se débarrasser d'états d'esprit défavorables qui se sont déjà manifestés ; l'effort pour développer des états d'esprit favorables qui ne se sont pas encore manifestés et l'effort pour maintenir ces états d'esprit favorables qui se sont déjà manifestés. Il rappela à Ananda les quatre bases du succès, les cinq facultés spirituelles, les cinq pouvoirs, les sept facteurs de l'Éveil, le noble chemin octuple... Toutes ces choses constituaient le Dharma qu'il avait enseigné et il était certain qu'à leur sujet il n'y aurait pas de dispute après sa mort, pas même entre deux de ses disciples.
Ce que l'on remarque immédiatement dans cette liste d'enseignements, c'est qu'ils sont tous pratiques. Ce sont tous, en fait, des pratiques. Il n'y a rien ici de théorique, le Bouddha ne dit rien du nirvâna, rien de la sunyatâ, la vacuité, rien de l'esprit. Il ne mentionne même pas la coproduction conditionnée. C'est comme s'il disait que tous les enseignements qu'il avait donnés à ses disciples étaient d'ordre pratique et ne pouvaient donc pas vraiment être décrits différemment par des personnes différentes. Après tout, un enseignement pratique implique une pratique concrète, et l'expérience devrait donc être la même pour tous ceux qui pratiquent. C'est la même chose dans la vie ordinaire ; nous pouvons ne pas être d'accord à propos de la théorie mais nous ne sommes pas souvent en désaccord à propos de la pratique. Nous pouvons par exemple ne pas être d'accord quant à la nature de l'électricité, mais il y a moins de chances que nous différions sur la manière de réparer un fusible. De la même manière, les disciples du Bouddha pourraient ne pas être d'accord sur des enseignements théoriques, mais ils ne pourraient guère de ne pas être d'accord sur des enseignements pratiques, pourvu évidemment qu'ils les aient réellement pratiqués. Donc le Dharma prend forme essentiellement à travers des pratiques spirituelles, à travers des choses que vous faites concrètement.
Cet épisode suscite une autre question intéressante. En dépit de la réponse du Bouddha, Ananda n'était pas satisfait. Il continua : « Même s'ils sont tous d'accord au sujet de l'enseignement, il se pourrait qu'il y ait des disputes à propos des moyens de subsistance, ou à propos des règles (en pâli : patimokkha ; les 150 règles observées par les moines, toujours suivies dans bien des cas) ». La réponse du Bouddha à ceci fut très importante. Une dispute concernant les moyens de subsistance ou une dispute concernant les règles serait, dit-il, « insignifiante ». Ce sont seulement les disputes concernant le chemin, ou les disputes concernant la manière de pratiquer, qui seraient désastreuses.
Maintenant que nous avons brièvement vu ce que l'on entend par bouddhisme, nous pouvons commencer à voir dans quel sens la Communauté bouddhiste Triratna est un mouvement bouddhiste. C'est un mouvement bouddhiste tout d'abord dans le sens où il se préoccupe de l'individu, de la personne indépendante et autonome. Le bouddhisme accorde de la valeur à l'individu comme aucun autre enseignement ne le fait. Le bouddhisme est simplement tout ce qui aide l'individu à grandir, tout ce qui l'aide à évoluer de niveaux d'existence et de conscience inférieurs vers des niveaux supérieurs. En même temps le Dharma n'est pas simplement un principe vague et général de croissance ; il s'incarne dans des pratiques spirituelles spécifiques.
Ce dernier point cependant peut encore laisser certains préoccupés par la question suivante : si le bouddhisme est tout ce qui contribue au développement de l'individu, doit-on le limiter seulement à ce qui est étiqueté « bouddhisme » ? Ne pourrait-on pas dire que n'importe quelle chose qui contribue au développement de l'individu, est en fait le bouddhisme ou au moins une partie du bouddhisme ?
Il y a deux choses que je devrais peut-être mentionner à ce sujet. Certaines personnes dans la Communauté bouddhiste Triratna tirent beaucoup d'inspiration de certains poètes et philosophes occidentaux, inspiration qui les aide dans leur vie spirituelle en tant que bouddhistes. Je peux citer Goethe, Blake, Schopenhauer, Nietzsche, Platon, D.H. Lawrence, Shelley (un ensemble plutôt disparate, peut-on penser). D'autres membres de la Communauté tirent de l'inspiration de la musique classique occidentale, en particulier de celle de Bach, de Beethoven et de Mozart... Rien à redire à cela, et on peut certainement considérer de telles sources d'inspiration comme faisant partie du bouddhisme dans le sens le plus large.
Quand je dis cela, cependant, je ne suggère pas que des personnages comme Goethe, Blake, etc., aussi grands qu'ils aient été, étaient aussi Éveillés que le Bouddha. Je ne dis pas que leur poésie ou leur philosophie ou leur musique peut nous mener aussi loin que ne le peut le Dharma - c'est-à-dire le Dharma dans le sens strict du terme. Mais pour le moment nous devons reconnaître que la plupart des gens dans la Communauté bouddhiste Triratna sont encore à un niveau très élémentaire de leur vie spirituelle et qu'ils ont besoin d'une aide appropriée à ce niveau. Peut-être devrais-je citer le grand mystique tibétain Gampopa lorsqu'il dit : « Le plus grand bienfaiteur est un ami spirituel sous la forme d'un être humain ordinaire ». Un être humain ordinaire est ordinaire, dans ce contexte, quand on le compare aux bouddhas et aux bodhisattvas. Selon ce critère, même Goethe et Blake étaient des êtres ordinaires.
Deuxièmement, sans tenir compte de l'inspiration que l'on peut retirer de ces autres sources, la source principale d'inspiration pour la Communauté bouddhiste Triratna n'en est pas moins le Bouddha et son enseignement. C'est de cette source que nous tirons notre idée de ce qu'est le développement ; c'est de cette source que nous tirons notre idéal de l'Éveil humain. Par conséquent, toute aide que nous pourrions retirer d'autres sources doit être en accord avec cela, en harmonie avec cela, et doit nous conduire dans la direction de l'Éveil humain.
'Western Buddhists and Eastern Buddhism' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1992, traduction © Ujumani 2003.