La Communauté bouddhiste Triratna est un mouvement spirituel occidental, un phénomène spirituel occidental. Elle cherche à pratiquer le bouddhisme dans les conditions de la civilisation occidentale contemporaine, qui est une civilisation industrialisée et sécularisée. Mais, historiquement parlant tout au moins, le bouddhisme est une religion orientale. Il a vu le jour en Inde, et pendant 2.500 ans il est resté pratiquement confiné à l'Orient. C'est seulement assez récemment, au cours des cent dernières années en fait, qu'on a commencé à en entendre parler en Occident. Quel est donc le rapport entre les bouddhistes occidentaux et le bouddhisme oriental ?
En essayant de répondre à cette question, ce qu'il faut dire en premier est qu'il n'y a pas de bouddhisme oriental en tant que tel. Ce que l'on a en fait, c'est un certain nombre de bouddhismes orientaux - au pluriel. Pour parler de manière générale, il en existe encore, actuellement, quatre variétés dans le monde bouddhiste oriental. Il y a le bouddhisme de l'Asie du Sud-Est, le bouddhisme chinois, le bouddhisme japonais et le bouddhisme tibétain.
On trouve le bouddhisme de l'Asie du Sud-Est au Sri Lanka, en Birmanie, en Thaïlande et au Cambodge - ainsi que, çà et là, à Singapour et en Malaisie. Cette forme de bouddhisme appartient à l'école Théravada, dont les écritures sont contenues dans le Tripitaka pâli - quelque 45 volumes dans l'édition royale thaïe.
Le bouddhisme chinois se rencontre principalement en Chine, à Taiwan, en Corée, au Viêt-nam et, encore, dans certaines parties de Singapour et de la Malaisie. (Je ne tiens bien sûr pas compte des événements politiques récents qui ont certainement modifié la situation.) Le bouddhisme chinois appartient à ce que nous pourrions appeler le Mahayana « général » ou non sectaire, et ses écritures sont contenues dans le Tsa-Tsan ou « Trois Trésors », en 55 volumes, correspondant au Tipitaka. Ces volumes sont bien plus gros que les volumes du Tipitaka pâli. Dans cette collection particulière, il n'y a pas moins de 1.662 œuvres distinctes dont certaines sont presque aussi longues que la Bible chrétienne.
C'est bien sûr au Japon qu'on trouve le bouddhisme japonais, mais aussi à Hawaii et parmi les immigrés japonais aux États-Unis. Il comprend diverses écoles de ce que l'on peut décrire comme Mahayana « sectaire ». Les plus connues de celles-ci sont les écoles Zen et Shin. Il y a aussi différentes écoles modernes dont certaines n'ont vu le jour qu'au cours du XXème siècle. Les écritures du bouddhisme japonais sont le Tsa-Tsan chinois plus diverses œuvres japonaises propres à chaque secte, et qui se substituent parfois en pratique au Tsa-Tsan.
Le bouddhisme tibétain se rencontre au Tibet, en Mongolie, au Sikkim, au Bhoutan, au Ladakh, dans certaines parties de la Chine, et même dans certaines parties de l'URSS. Il comprend quatre traditions principales qui, toutes, suivent les trois yânas - c'est-à-dire le Hinayana, le Mahayana et le Vajrayana. Les différences entre ces quatre traditions se manifestent surtout à travers les lignées Vajrayana - c'est à dire tantriques. Leurs écritures sont toutes contenues dans le Kangyur, ce qui veut dire « Parole du Bouddha », en 100 ou 108 volumes xylographiés - suivant l'édition - avec, en outre,des collections spéciales comme le Rinchen-Terma pour les Nyingmapas, et le Milarepa Kabum pour les Kagyupas.
Telles sont les quatre écoles du bouddhisme oriental qui existent encore de nos jours. Il y a beaucoup de formes intermédiaires, de sous-variétés, et de sous-sous-variétés mais, pour simplifier, je les ai passées sous silence. En pratique, les bouddhistes occidentaux se trouvent face à quatre bouddhismes orientaux plutôt qu'à un seul bouddhisme oriental monolithique avec des aspects complémentaires.
Peut-être devrais-je aussi ajouter ici qu'ils ne se trouvent pas confrontés à un esprit oriental, pas plus qu'à une psychologie orientale. Certains auteurs parlent de l'esprit occidental ou de l'esprit oriental comme s'il s'agissait de deux esprits complètement différents, suggérant qu'il est très difficile pour l'esprit oriental de comprendre l'esprit occidental et vice-versa. Et le bouddhisme bien sûr, est supposé être un produit de l'esprit oriental ; c'est pourquoi, nous dit-on parfois, il est très difficile pour un Occidental de comprendre le bouddhisme. Je n'ai pourtant trouvé nulle part de preuve qui soutiendrait cette croyance, et je parle en connaissance de cause. Partout où je suis allé au cours de mes vingt ans de séjour en Orient, j'ai rencontré des Indiens, des Tibétains, des Mongols, des Thaïlandais, des Cingalais - ou même des Européens - et j'ai constaté que je pouvais les comprendre, et qu'ils pouvaient me comprendre. Il faut reconnaître que le bouddhisme est difficile à comprendre, mais ce n'est pas parce que c'est un produit de « l'esprit oriental ». Il est difficile à comprendre parce que c'est un produit de l'esprit Éveillé, un esprit qui transcende les conditionnements tant de l'Orient que de l'Occident.
Un autre mythe populaire que je pourrais aussi mentionner dans ce contexte est celui suivant lequel il y aurait un Orient « spirituel » et un Occident « matérialiste ». Cela aussi est vraiment un mythe. L'Occident n'est pas plus matérialiste que l'Orient. On pourrait dire que l'Occident a simplement plus de succès dans sa poursuite du matérialisme.
Cependant, pour en revenir au thème des bouddhistes occidentaux et des quatre bouddhismes orientaux, ces quatre bouddhismes orientaux diffèrent les uns des autres de deux manières principales. D'abord ils diffèrent selon l'école doctrinale bouddhiste à laquelle ils appartiennent. Ensuite, ils diffèrent selon la culture régionale ou nationale avec laquelle ils s'associent.
D'un point de vue pratique tout au moins, la deuxième de ces caractéristiques est probablement la plus importante, puisque sa conséquence est que le bouddhisme que rencontrent la majorité des gens en Occident, tant dans son contenu que dans sa pratique, n'est pas vraiment du bouddhisme. Nous pourrions même dire que beaucoup de bouddhistes occidentaux ne rencontrent jamais vraiment le bouddhisme. Ce qu'ils rencontrent est une école ou une sous-école particulière du bouddhisme associée à une culture nationale ou régionale particulière. Ils peuvent par exemple rencontrer le Théravada qui est étroitement associé aux cultures de l'Asie du Sud-Est, particulièrement à la culture cingalaise, ou ils peuvent rencontrer le Zen qui est associé avec la culture japonaise, etc.
Mais la situation est encore plus compliquée que cela. Le bouddhisme est né en Inde, pays à la culture très ancienne et très riche. Dès les tout débuts, dès le moment où il sortit de la bouche du Bouddha, pour ainsi dire, le bouddhisme a été associé avec la culture indienne, ou plutôt avec les cultures indiennes, car au cours des 1500 ans pendant lesquels le bouddhisme a fleuri en Inde, la culture indienne a traversé différentes phases de développement, chacune fortement marquée par des caractéristiques tout à fait particulières.
Quand le bouddhisme passa d'Inde en Chine, ce qui « passa » en fait fut le bouddhisme plus la culture indienne. Puis, en Chine, le bouddhisme revêtit certaines caractéristiques culturelles chinoises, avant de continuer son expansion vers le Japon. Au Japon, bien sûr, le bouddhisme acquit certaines caractéristiques japonaises. Ainsi, de nos jours, le bouddhisme japonais est fait de bouddhisme, plus de culture indienne, plus de culture chinoise, plus de culture japonaise. Ceci est le bouddhisme qui arrive aux États-Unis, en France, en Australie, etc. Parfois, bien sûr, le bouddhisme réussit à traverser toutes ces couches culturelles qui se sont surimposées à lui, mais parfois il n'y réussit pas.
Confronté à ces différents bouddhismes orientaux, la première chose que le bouddhiste occidental doit faire est d'apprendre à distinguer ce qui est vraiment le bouddhisme de ce qui est en fait culture Sud-Est asiatique, ou chinoise, ou japonaise, ou tibétaine, ou même indienne. Non qu'il y ait quoi que ce soit de mauvais dans ces cultures ; elles sont souvent vraiment très belles. Mais elles ne sont pas la même chose que le bouddhisme, elles ne sont pas la même chose que le Dharma. Quand nous disons que la Communauté bouddhiste Triratna est un mouvement spirituel bouddhiste, cela ne veut pas dire qu'elle a adopté une culture orientale particulière - bien qu'en même temps cela ne veuille pas nécessairement dire qu'elle rejette la culture bouddhique orientale. Une partie de cette culture exprime vraiment l'esprit du bouddhisme. Prenons par exemple l'art floral japonais : il y a là certainement quelque chose de l'esprit du bouddhisme. Dans la Communauté Triratna, nous acceptons très volontiers cette sorte de culture orientale, mais nous l'adoptons parce qu'elle peut être abordée comme une expression du bouddhisme, parce qu'elle nous aide dans notre développement spirituel, et pas seulement parce qu'elle est orientale.
Cependant, certains bouddhistes occidentaux s'avèrent incapables de faire cette distinction entre le bouddhisme et les cultures orientales. Ils pensent qu'ils sont attirés par le bouddhisme alors qu'en réalité ils sont attirés par une culture orientale exotique. Parfois ils pensent qu'ils essaient d'être bouddhistes, alors qu'en réalité ils essaient simplement de copier les Indiens, les Japonais ou les Tibétains, ou du moins de leur ressembler. Cela est tout à fait innocent bien sûr. Il n'y a rien de mal à s'habiller en Indien, à faire semblant d'être Japonais, ou à imaginer qu'on est Tibétain. C'est tout à fait sans danger, sauf dans la mesure où cela vous aliène de votre propre culture. Mais cela n'a rien à voir avec le fait d'être vraiment bouddhiste.
Dans certains pays d'Occident nous avons maintenant une situation vraiment très étrange. Les quatre variétés principales du bouddhisme oriental y ont maintenant été introduites. Elles ont des disciples occidentaux, tous étant en principe bouddhistes ; mais parce qu'ils suivent des cultures orientales différentes, ils s'avèrent incapables de vivre ensemble ou de pratiquer le bouddhisme ensemble.
Je me rappelle une situation de cette sorte, dans les tout premiers jours de la Communauté Triratna. Non loin de Londres vivait un groupe de bouddhistes zen anglais. Ils décidèrent de se joindre à une de nos communautés et, après quelques discussions, nous acceptâmes malgré mes doutes. Presque immédiatement après leur emménagement un problème survint : ils refusèrent de se joindre à notre puja, nos dévotions du soir. La raison de ce refus était que nous récitions ces dévotions en pâli et en anglais alors que leur gourou (qui était d'ailleurs une dame anglaise ayant vécu quelque temps au Japon) leur avait dit qu'ils devaient réciter leur puja seulement en japonais. Ainsi, alors que les membres de la communauté récitaient leur puja en anglais et en pâli, ces bouddhistes zen anglais attendaient en dehors du temple ; ils ne voulaient même pas entrer pour écouter.
Un autre exemple me vient à l'esprit à propos de ce même gourou. La culture japonaise est ce que les sociologues appellent une « culture de la honte ». Dans la culture japonaise, la honte est utilisée comme une technique de contrôle de la société. (Notre culture occidentale chrétienne est probablement une « culture de la culpabilité ».) Dans la société japonaise traditionnelle, quand un jeune se conduit mal, une personne plus âgée se met à l'imiter - mais en exagérant fortement l'incartade. Si le jeune a été bruyant, la personne plus âgée est quatre ou cinq fois plus bruyante. S'il a claqué une porte la personne plus âgée va la claquer trois ou quatre fois très, très bruyamment. Le jeune se sent alors honteux, il comprend qu'il a été corrigé et, de honte, il renonce à cette mauvaise conduite. A un moment donné, cette technique de contrôle par la honte fut transmise aux temples zen japonais. Si le disciple se conduisait mal d'une manière ou d'une autre, le maître l'imitait. Si le disciple s'affaissait pendant la méditation le maître s'effondrait aussitôt vers l'avant ; le disciple le remarquait, éprouvait de la honte, se redressait et, de cette façon, il apprenait. Cette technique était connue sous le nom de « faire le miroir ».
Il y a quelques années le gourou zen anglais-japonais dont nous avons parlé plus haut passa par Londres. Il semble qu'elle n'aimait pas beaucoup ce que faisaient certains bouddhistes anglais, qui n'avaient pas été au Japon. Elle se mit donc aussitôt à les imiter. Son moine supérieur, un Américain qui l'accompagnait commença aussi à les imiter. Par exemple, pensant que les bouddhistes anglais mangeaient beaucoup trop quand ils étaient en retraite, il commença à faire le miroir, se resservant de chaque plat juste pour leur montrer combien ils étaient gloutons. Mais les bouddhistes anglais, n'étant pas japonais, ne comprirent pas ce qui se passait. Ils pensèrent que le malheureux devait avoir faim et le servirent une troisième fois de chaque plat. Le gourou, me dit-on, fut très mécontent. Elle dit que les bouddhistes anglais étaient stupides parce qu'ils ne pouvaient apprécier sa technique de « faire le miroir ». Mais en fait c'était elle qui ne pouvait pas comprendre que « faire le miroir » faisait partie de la culture japonaise ; cela n'avait rien à voir avec le bouddhisme, et n'était pas approprié en Occident.
'Western Buddhists and Eastern Buddhism' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1992, traduction © Ujumani 2003.