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Survolant la culture humaine, on voit qu'il existe de par le monde de nombreuses traditions spirituelles. Certaines d'entre-elles sont très anciennes, provenant d'un passé lointain et ayant toute l'autorité et tout le prestige de ce qui existe depuis longtemps; d'autres sont d'origine plus récente. Tandis qu'au cours des siècles certaines se sont cristallisées en cultes religieux suivis par un très grand nombre de personnes, d'autres sont plutôt restées d'une nature philosophique, faisant peu de concessions aux goûts et aux besoins populaires. Chacune de ces traditions a son propre système, c'est-à-dire sa propre concaténation, son propre réseau d' idées et d'idéaux, de croyances et de pratiques, ainsi que son propre point de départ dans la pensée ou dans l'expérience, à partir duquel découle l'ensemble du système. Ce point de départ est le « fil d'or » qui, enroulé pour former la pelote de l'ensemble du système, mène celui qui le suit à la « porte céleste, construite dans le mur de Jérusalem » de la tradition concernée.
Parmi les traditions spirituelles du monde, l'une des plus anciennes et des plus importantes est celle que nous connaissons sous le nom de bouddhisme, la tradition provenant de la vie et de l'enseignement du Bouddha, Gautama, un maître indien dont les vibrations de l'extraordinaire dynamisme spirituel n'ont pas seulement électrisé le Nord-Est de l'Inde il y a 2.500 ans, mais se sont ensuite propagées dans toute l'Asie et au-delà. Comme d'autres traditions, le bouddhisme possède son propre système et son point de départ distinctif. Le système du bouddhisme est ce qui est connu sous le nom de « Dharma », un mot sanskrit qui signifie, dans ce contexte, « doctrine » ou « enseignement », et qui connote la totalité des visions pénétrantes et des expériences conduisant à la réalisation de l'Éveil ou de la Bouddhéité. Son point de départ est l'esprit.
Que l'esprit, et rien d'autre, soit le point de départ, est illustré par deux citations provenant des deux développements qui sont parfois regardés les comme les plus antithétiques, pour ne pas dire mutuellement exclusifs, de tout le bouddhisme: le Théravada et le Zen. Selon les deux premiers vers du Dhammapada, une ancienne collection d'aphorismes métriques du canon en pâli des Théravâdins : « Les états mentaux malsains sont précédés par l'esprit, dirigés par l'esprit, et composés d'esprit. Si quelqu'un parle ou agit avec un esprit impur, la souffrance le suit, tout comme la roue de la charrette suit le sabot du bœuf. Les états mentaux sains sont précédés par l'esprit, dirigés par l'esprit, et composés d'esprit. Si quelqu'un parle ou agit avec un esprit pur, le bonheur le suit, tout comme son ombre le suit ». La citation zen est peut-être plus catégorique encore. Dans une stance qui fit son apparition en Chine au temps de la dynastie Tchang, le Zen lui-même, qui dit transmettre de génération de disciples en génération de disciples le cœur même de l'expérience spirituelle du Bouddha, est brièvement décrit ainsi :
Une transmission spéciale, hors des Écritures.
Ne dépendant pas des mots ni des lettres.
Pointant directement vers l'esprit.
Voyant dans notre propre nature et réalisant la Bouddhéité.
De ces citations, représentatives de nombreuses autres que l'on pourrait faire, il est clair que le point de départ du bouddhisme n'est rien qui soit en dehors de nous. Dans le langage de la pensée occidentale moderne, il n'est pas objectif mais subjectif. Le point de départ est l'esprit.
Mais qu'entendons-nous par esprit ? Dans les versets du Dhammapada, le mot pâli originel est mano. Dans la stance zen chinoise le mot est hsin, correspondant au pâli ou sanskrit citta. Comme ces deux termes peuvent, de façon adéquate, être traduits par le mot français « esprit », il n'est pas nécessaire d'en analyser l'étymologie et nous pouvons tout de suite plonger dans le cœur de notre sujet.
Pour commencer, l'esprit a deux aspects. D'un côté il y a l'Esprit absolu, de l'autre l'esprit relatif. Par Esprit absolu il faut comprendre la conscience cosmique ou transcendante infinie. Dans le déroulement pur et intemporel de celle-ci, la polarité sujet-objet telle que nous en faisons ordinairement l'expérience est à jamais dissoute. Pour l'esprit dans ce sens exalté le bouddhisme emploie, selon le contexte, un nombre d' expressions qui ont chacune leur tonalité distinctive. Les plus remarquables de ces expressions sont l'Esprit unique, l'Inconditionné, la Nature de Bouddha, le Vide. Dans le langage plus neutre de la philosophie, l'Esprit absolu est la Réalité. C'est la réalisation de l'Esprit absolu par la dissolution de la polarité sujet-objet - l'éveil à la Réalité hors du rêve de l'existence mondaine - qui constitue l'Éveil, l'atteinte de l'Éveil étant bien entendu le but ultime du bouddhisme.
Par esprit relatif il faut comprendre la conscience ou l'esprit individuel, fonctionnant dans le cadre de la polarité sujet-objet. C'est cet esprit qui nous intéresse ici. Comme l'esprit en général, la conscience ou l'esprit relatif est de deux sortes: réactif et créatif. Quoiqu'il ne s'agisse pas là d'expressions traditionnelles bouddhiques, ni l'une ni l'autre n'étant la traduction d'aucun terme technique dans aucune des langues canoniques, elles semblent très bien exprimer la signification de l'enseignement du Bouddha. En tout cas, la distinction qu'elles représentent est d'importance fondamentale non seulement dans le « système » du bouddhisme, mais plus généralement dans la vie spirituelle, voire dans tout le processus de l'évolution humaine. Le passage de « réactif » à « créatif » marque en effet le début de la vie spirituelle. C'est une conversion dans le vrai sens du terme. Que veut-on dire lorsque l'on parle d'« esprit réactif » et d'« esprit créatif » ?
Tout d'abord, il ne faut pas imaginer qu'il existe, littéralement, deux sortes d'esprit relatif, l'un réactif et l'autre créatif. Il faut plutôt comprendre qu'il existe deux modes dans lesquels l'esprit relatif, ou la conscience individuelle, est capable de fonctionner. Il est capable de fonctionner de façon réactive et il est capable de fonctionner de façon créative. Quand il fonctionne de façon réactive, on l'appelle esprit réactif; quand il fonctionne de façon créative, on l'appelle esprit créatif. Mais il n'y a qu'un esprit relatif.
Par esprit réactif on entend notre esprit ordinaire, quotidien, l'esprit que la plupart des gens utilisent la plupart du temps. Ou, plutôt, c'est l'esprit qui les utilise. Dans les cas extrêmes en effet, l'esprit réactif fonctionne tout le temps, l'esprit créatif restant complètement en suspens. Les gens de cette sorte naissent, vivent et meurent comme des animaux: quoiqu'ils possèdent une forme humaine ils ne sont en fait pas du tout des êtres humains. Plutôt que de tenter de donner une définition abstraite de l'esprit réactif, essayons d'en comprendre la nature en examinant quelques-unes de ses caractéristiques.
'Mind, reactive and creative' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1971,
Traduction © Ujumani 2003.