La Roue de la vie, ou Roue du devenir, occupe une place importante dans l'art populaire tibétain, étant représentée de façon gigantesque sur les murs des temples, en général dans le vestibule, et de façon plus réduite sur des rouleaux peints. Elle est faite de quatre cercles concentriques. Dans le premier cercle, qui forme le moyeu de la Roue, sont dessinés un coq, un serpent et un cochon, chacun mordant la queue de celui qui le précède. Ces trois animaux représentent les trois « mauvaises racines » ou « poisons » de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion qui sont bien entendu les trois ressorts principaux de l'esprit réactif, les deux premiers étant les deux principales émotions négatives et le troisième représentant les ténèbres du manque de conscience spirituelle, d'où sont issus les deux premiers. Le fait qu'ils se mordent la queue représente leur interdépendance, le fait que le cercle est un cercle vicieux.
Le second cercle est divisé verticalement en deux parties, une partie noire à gauche et une partie blanche à droite. Dans la partie noire des êtres humains nus et enchaînés l'un à l'autre tombent la tête la première, avec des expressions d'angoisse et de terreur. Dans la partie droite, des êtres modestement vêtus, portant des cylindres mani (qui en Occident sont appelés de façon erronée des « moulins à prière ») et des offrandes religieuses se dirigent tranquillement vers le haut, avec des expressions heureuses et sereines. Ces deux parties représentent deux mouvements, deux tendances inverses à l'intérieur de la Roue, l'un centripète et l'autre centrifuge. Autrement dit, tandis que la partie noire représente un mouvement vers le moyeu de la Roue, la partie blanche représente un mouvement s'éloignant du moyeu et se dirigeant vers la circonférence - vers, ultimement, une libération de l'esprit réactif. Quoique constituant d'une certaine façon une étape du chemin, ou une partie de la spirale, la partie blanche forme toujours une partie de la Roue en ce sens qu'un retour en arrière, sous la forme d'un passage de la partie blanche vers la partie noire, peut arriver à tout instant. La partie blanche peut donc être considérée comme représentant des états de conscience intermédiaires entre l'esprit réactif et l'esprit créatif, d'où l'on peut soit retomber vers l'un, soit progresser vers l'autre. Ainsi que la présence des cylindres mani et des offrandes religieuses le suggère, la partie blanche représente aussi la piété conventionnelle, qui, faisant partie du processus de l'esprit réactif n'est pas en elle-même un moyen suffisant pour atteindre l'Éveil et de laquelle, par conséquent, un retour vers une vie de vice et d'impiété - vers la partie noire - est toujours possible.
Le troisième cercle de la Roue de la vie est divisé en cinq ou six segments séparés par des « rayons ». Ce sont les cinq ou six « sphères », ou ordres, de l'existence conditionnée, dans lesquelles les esprits sensibles renaissent selon leur bonnes ou mauvaises actions corporelles, verbales, ou mentales - en d'autres mots, en fonction de leur « bon » ou « mauvais » karma passé. Ces sphères, qui sont décrites dans l'art religieux tibétain avec une grande richesse de détail, sont, en partant du haut et dans le sens des aiguilles d'une montre, celles des dieux, celle des « titans », celle des esprits affamés, celle des êtres en enfer, celle des animaux et celle des hommes. Il y a cinq ou six segments selon que les dieux et les titans, qui sont en lutte perpétuelle, sont présentés ensemble ou séparément. Dans chacune des parties, la présence d'un bouddha de couleur différente représente la persistance de la possibilité de l'Éveil, même sous les conditions les plus adverses.
Quoique les cinq ou six sphères de l'existence conditionnée soient généralement interprétées d'un point de vue cosmologique comme des mondes existant objectivement et qui sont aussi réels, pour les êtres qui les habitent, que notre monde l'est pour les êtres humains, elles peuvent néanmoins être aussi interprétées d'un point de vue psychologique comme représentant différents états de la vie et de la conscience humaines - une interprétation qui trouve une certaine approbation dans la tradition. Vue de cette façon, la sphère des dieux représente une vie de sécurité et de contentement, celle des titans une vie de jalousie, de compétition et d'agressivité, celle des esprits affamés une vie de dépendance névrotique et d'avidité, celle des êtres en enfer une vie de souffrance physique et mentale, celle des animaux une vie de barbarie et d' ignorance, tandis que la sphère des hommes représente un état d'existence mixte, sans prédominance de plaisir ni de souffrance. Durant une seule vie l'on peut passer par chacun de ces six états, vivant tantôt pour ainsi dire « au paradis », tantôt pour ainsi dire « en enfer », etc.
Le quatrième et dernier cercle, la jante de la roue, est divisé en douze parties contenant chacune une image. Les douze images, toujours dans le sens des aiguilles d'une montre, représentent un aveugle avec sa canne; un potier avec un tour et des pots ; un singe grimpant un arbre en fleurs ; un bateau avec quatre passagers, l'un d'entre eux à la barre ; une maison vide; un homme et une femme enlacés ; un homme avec une flèche dans l'œil ; une femme offrant à boire à un homme assis ; un homme récoltant des fruits d' un arbre ; une femme enceinte; une femme en train d'accoucher ; et un homme emportant un cadavre vers le lieu de crémation. Ces images illustrent les douze « maillons » de la chaîne de conditionnalité cyclique, chacun desquels se produisant en dépendance de, ou étant conditionné par, celui qui le précède immédiatement. En dépendance de l'ignorance - le premier « maillon » de la chaîne - se produisent les facteurs de volition qui déterminent la nature de la prochaine renaissance. Ceux-ci donnent naissance à la conscience, entendue ici comme étant la conscience « résultante » karmiquement neutre qui commence à fonctionner au moment de la conception. En dépendance de la conscience se produit l'organisme psychophysique. En dépendance de l'organisme psychophysique se produisent les six organes des sens (l'esprit étant considéré comme le sixième sens), et en dépendance de ceux-ci se produit le contact avec le monde extérieur, qui donne naissance à la sensation, qui donne naissance au désir ou à l'avidité, qui donne naissance à l'appropriation, qui donne naissance au « devenir ». En dépendance du « devenir », par quoi l'on entend le processus renouvelé de l'existence conditionnée, se produit la naissance, dans le sens de la renaissance, qui tôt ou tard est inévitablement suivie par la mort (pour une discussion plus détaillée, voir ici).
Comme même une simple énumération suffit à le montrer clairement, les douze maillons sont principalement considérés comme étant répartis sur trois vies successives, les deux premiers maillons appartenant à la vie précédente, les huit maillons du milieu à la vie présente, et les deux derniers maillons à la vie future. Cependant, tout comme les cinq ou six sphères de l'existence sensible peuvent être interprétées de façon psychologique autant que cosmologique, la chaîne de conditionnalité cyclique à douze maillons peut elle aussi être considérée comme fonctionnant dans les limites de la seule expérience de l'esprit réactif.
Pour compléter le symbolisme, l'art religieux tibétain montre la totalité de la Roue de la vie, avec ses quatre cercles et ses innombrables créatures vivantes, comme étant agrippée par-derrière par un démon monstrueux dont on ne voit que la tête, la queue et les griffes. Il s' agit du démon de l'impermanence, ou du grand principe du changement, qui bien qu'affreux pour la majorité des gens, contient néanmoins la promesse et le potentiel du développement, de l'évolution.
De la description ci-dessus il est clair que la Roue de la vie tibétaine peut bien symboliser le fonctionnement de l'esprit réactif, puisque l'esprit réactif est lui même une roue. Comme une roue, il ne fait que tourner en rond. Entraîné par les émotions négatives qui surgissent des profondeurs de l'inconscience, il réagit encore et toujours à des stimuli du monde extérieur qui l'affectent, et il se précipite encore et toujours dans l'une ou l'autre des sphères, ou modes d'existence conditionnée. De plus, la roue est une machine, peut-être la plus primitive de toutes, et en tant que telle la Roue de la vie représente la nature mécanique et répétitive de l'esprit réactif.
Certaines peintures de la Roue de la vie représentent, en haut à droite, le Bouddha vêtu de la robe safran d'un vagabond, indiquant une direction avec les doigts de sa main droite. Il montre le chemin, la voie. C'est vers ce symbole, le second des deux grands symboles qui nous intéressent ici, que nous devons maintenant nous tourner.
'Mind, reactive and creative' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1971,
Traduction © Ujumani 2003.