Le Bouddha, lorsqu'il atteignit l'Éveil sous l'arbre de la bodhi, eut une vision de l'existence humaine, une vision que par la suite il ne perdit jamais, qui en un sens était identique à l'expérience de l'Éveil elle-même. Il communiqua sa vision de quatre façons. Il la communiqua au moyen de concepts, au moyen de symboles, par ses actions, et par le silence. Je ne vais traiter ici que de la communication par le Bouddha de sa vision en termes de concepts et de symboles comme la roue de la vie.
En termes de concepts, le Bouddha, assis sous l'arbre de la bodhi, vit la vérité du changement. Il vit que tout était processus. Il vit que ceci était vrai à tous les niveaux : il y avait des processus non seulement dans le monde matériel, mais aussi dans le monde mental. Il vit qu'il n'y avait en fait rien, nulle part dans le monde, dans l'existence conditionnée, qui ne change pas, qui ne soit pas processus. Dans les termes de la pensée indienne, le Bouddha vit qu'il n'y avait dans la Réalité rien de tel qu'un « être », ni rien de tel qu'un « non-être ». Il vit que les choses apparaissent puis disparaissent.
Mais le Bouddha vit aussi que ce changement n'était pas fortuit : les choses n'apparaissent et ne disparaissent pas par hasard. Tout ce qui apparaît, apparaît en dépendance de conditions ; tout ce qui cesse, cesse parce que ces conditions cessent (les conditions sont des conditions purement naturelles ; il n'y a pas de place ici pour une explication telle que la volonté de Dieu). Le Bouddha ne vit donc pas seulement la vérité du changement, mais il vit aussi la loi de la conditionnalité. Cette loi est le principe fondamental de la pensée du bouddhisme.
La loi de la conditionnalité, bien qu'elle soit le principe fondamental de la pensée bouddhique, peut être exprimée sous une forme très simple : A étant présent, B apparaît ; en l'absence de A, B n'apparaît pas. C'est le principe célèbre qu'Ashvajit proclama à Shariputra. Ashjavit était un des cinq premiers disciples du Bouddha (ceux qui l'avaient quitté à l'origine, lorsqu'il arrêta de pratiquer l'auto-mortification, et qu'il retrouva après son Éveil). Shariputra, à ce moment-là, était un ascète errant cherchant un maître. Shariputra rencontra Ashvajit et fut très impressionné par son apparence : il semblait calme, heureux et rayonnant. Il demanda donc à Ashvajit : « Qui est ton maître et quel enseignement professe-t-il ? » C'était une question habituelle dans l'Inde ancienne. De nos jours on vous pose aussi souvent de telles questions. Ashvajit répondit : « Je ne suis qu'un débutant. Je ne sais pas grand chose. Mais ce que je sais, je vais te le dire ». Il récita alors un vers en pâli. Le vers, qui est toujours dans les écritures, est le suivant : « Des choses qui découlent d'une cause, le Tathâgata a expliqué l'origine. Il a aussi expliqué leur cessation. Ceci est la doctrine du grand ascète ». À l'exception possible d'un autre, c'est le vers le plus connu de toutes les écritures bouddhiques. Il est souvent considéré comme étant un résumé du Dharma. Entendant ce vers, Shariputra atteignit immédiatement un haut degré de vue pénétrante spirituelle.
La conditionnalité n'est pas toujours du même type. Il y a deux grands ordres de conditionnalité à l'œuvre dans l'univers et dans la vie humaine. On peut appeler le premier l'ordre cyclique ou réactif, et le second l'ordre spiral ou progressif. Dans l'ordre cyclique de conditionnalité, il y a un processus d'action et de réaction entre des paires de facteurs opposés, tels que plaisir et douleur, bonheur et misère, perte et gain, et, dans le contexte plus large d'une série d'existences, naissance et mort. Dans l'ordre spiral, en revanche, il y a une progression graduelle, comme celle que l'on trouve entre des facteurs qui s'augmentent l'un l'autre. Ici, le facteur qui succède augmente l'effet du facteur qui précède, plutôt qu'il ne le contre ou ne l'annule. Par exemple, ce n'est pas la douleur mais le bonheur qui apparaît en dépendance du plaisir ; ce n'est pas le malheur mais la joie qui apparaît en dépendance du bonheur ; en dépendance de la joie apparaissent le ravissement, puis la félicité, puis l'extase.
Dans la vie de l'être humain individuel, ces deux ordres de conditionnalité se reflètent dans deux sortes d'esprit différentes : l'esprit réactif et l'esprit créatif. Cela ne veut pas dire qu'il y ait, littéralement, deux esprits, mais plutôt qu'il y a deux modes différents dans lesquels l'esprit unique peut fonctionner. Nous pouvons fonctionner soit réactivement soit créativement. Fonctionner réactivement veut dire « réagir », ce qui n'est pas du tout agir. Réagir veut dire être essentiellement passif. Cela veut dire répondre automatiquement à tout stimulus qui se présente à nous. D'un autre côté, fonctionner créativement veut dire « agir », être à l'origine, faire apparaître quelque chose qui n'était pas là auparavant, que ce soit une œuvre d'art ou un état de conscience élevé. Fonctionner réactivement veut dire être mécanique ; fonctionner créativement veut dire être spontané. Quand nous sommes réactif, nous nous répétons sans cesse. Nous répétons le bon vieux schéma de notre vie : nous faisons aujourd'hui ce que nous avons fait hier, nous faisons cette semaine ce que nous avons fait la semaine dernière, nous faisons cette année ce que nous avons fait l'année dernière, nous faisons cette décennie ce que nous avons fait la décennie dernière ; si, même, vous étendez le contexte, nous faisons dans cette vie exactement ce que nous avons fait dans toutes nos vies précédentes. Mais quand nous sommes créatifs, nous changeons et nous nous développons : nous devenons de nouveaux hommes et de nouvelles femmes.
Le développement personnel est donc basé sur l'ordre de conditionnalité progressif. Se développer personnellement veut dire cesser de vivre réactivement et apprendre à vivre créativement. Ceci, bien sûr, n'est pas du tout facile. Cela demande, notamment, une prise de conscience des deux sortes de conditionnalité, non pas en tant que principes abstraits mais en tant qu'alternative concrète nous faisant réellement face. Après tout, en tant qu'alternative, elles ne nous font pas face qu'une fois ou deux dans notre vie, mais en fait à chaque minute de la journée, car c'est en fait à chaque minute de la journée que nous devons choisir entre réagir et créer. Supposons, par exemple, qu'une personne nous parle de façon peu aimable. Nous pouvons soit réagir, en nous sentant touché ou en nous mettant en colère, ou nous pouvons répondre créativement, en essayant de comprendre ce qui s'est passé (en cherchant par exemple à comprendre pourquoi elle a parlé ainsi), en essayant de sympathiser, ou en essayant au moins d'être patient. Si nous réagissons nous resterons tel que nous sommes, voire régresserons, mais si nous créons nous ferons un pas en avant dans notre développement personnel.
En termes de symboles, le Bouddha, assis sous l'arbre de la bodhi, vit deux choses. Tout d'abord, il vit une grande roue. Cette roue embrasse la totalité de l'existence conditionnée, elle est de même étendue que le cosmos, elle contient tous les êtres vivants. Elle tourne sans arrêt : elle tourne le jour et la nuit, elle tourne vie après vie, elle tourne ère après ère. Nous ne pouvons voir quand elle a commencé à tourner, et nous ne pouvons pour l'instant voir quand elle cessera de tourner : seul un Bouddha voit cela.
Cette grande roue tourne autour d'un moyeu. Ce moyeu est fait de trois créatures : un coq rouge, picorant avidement le sol ; un serpent vert, les yeux rouges brillant de colère ; et un cochon noir, vautré dans la boue, plein d'ignorance. Ces trois créatures forment elles-même un cercle, et chacune d'elles mord la queue de celle qui la précède.
Entourant le moyeu, qui forme le premier cercle de la roue, est un second cercle, plus large. Il est divisé verticalement en deux moitiés, l'une blanche et l'autre noire. Dans chaque moitié se trouvent des personnes, hommes et femmes. Les personnes de la moitié blanche se déplacent, flottent même, vers le haut, comme au son d'une belle musique. Elles ont toutes des expressions de ravissement et de bonheur. Certaines se tiennent la main. Toutes regardent en haut, vers le zénith. Les personnes de la moitié noire, elles, se déplacent vers le bas. En fait, elles ne se déplacent pas simplement, elles tombent tête la première. Certaines se tiennent la tête avec les mains. Certaines sont nues et difformes. Certaines sont enchaînées l'une à l'autre. Toutes ont des expressions d'angoisse et de terreur.
Le cercle suivant de la roue est de loin le plus large. Il est divisé par six rayons en six segments. Dans chaque segment, un monde entier est représenté - ou bien plusieurs. Si vous préférez, chaque segment peut être vu comme un état d'esprit, ou comme un niveau de conscience. L'ordre varie, mais dans le segment le plus haut nous voyons toujours les dieux, ou devas. Ils vivent dans des palais merveilleux. Ils jouissent de toutes sortes de délices. Pour eux, l'existence est comme un rêve agréable. Certains des dieux ont le corps entièrement fait de lumière et communiquent par la pensée pure.
Puis, en tournant dans ce cercle dans le sens des aiguilles d'une montre, nous voyons les asuras, les titans. Les asuras vivent dans un état d'hostilité et de jalousie constantes. Ils luttent sans arrêt. Ils portent tous des armures, et tiennent des armes. Ils luttent pour la possession des fruits de l'arbre-qui-exauce-les-souhaits.
Dans le segment suivant, nous voyons les pretas, ou esprits affamés. Ils ont un ventre énorme et gonflé, mais un cou mince et une bouche minuscule comme le chas d'une aiguille. Ils sont tous férocement affamés, mais toute la nourriture qu'ils touchent se transforme en feu ou en saleté.
Dans le segment d'en bas nous voyons des êtres tourmentés : certains gèlent dans des blocs de glace, d'autres sont brûlés par des flammes. Certains sont décapités. Certains sont sciés en deux. Certains sont dévorés par des monstres.
Puis, nous voyons diverses espèces d'animaux : des poissons, des insectes, des oiseaux, des reptiles, des mammifères. Certains sont grands, d'autres petits. Certains sont pacifiques, d'autres sont des prédateurs. On remarque qu'ils vont toujours par paire, mâle et femelle, et qu'ils sont tous à la recherche de nourriture.
Dans le dernier segment nous voyons des êtres humains. Nous voyons des maisons et des campagnes. Nous voyons des jardins et des champs. Quelques personnes cultivent la terre. Elles labourent, sèment et récoltent. Des gens achètent et vendent. Certains donnent des aumônes. Certains méditent.
Voici donc les six segments de ce cercle de la roue, qui constituent six mondes ou six sortes d'états mentaux. Les habitants de ces mondes n'y restent pas indéfiniment. Ils disparaissent d'un monde et réapparaissent dans un autre. Même les dieux, quoiqu'ils restent très longtemps dans leur monde, disparaissent et réapparaissent ailleurs.
Le dernier cercle de la roue, la jante de la roue, est divisé en douze segments. Dans ces segments nous voyons douze scènes représentant des étapes du processus par lequel les êtres vivants passent d'un monde à un autre (dans certains cas ils réapparaissent dans le même monde). Dans le sens des aiguilles d'une montre ces douze scènes sont : (1) un homme aveugle avec une canne,(2) un potier avec un tour et des pots, (3) un singe grimpant à un arbre en fleurs, (4) un bateau avec quatre passagers, l'un d'entre-eux à la barre, (5) une maison vide, (6) un homme et une femme enlacés, (7) un homme avec une flèche dans l'œil, (8) une femme offrant à boire à un homme assis, (9) un homme récoltant les fruits d'un arbre, (10) une femme enceinte, (11) une femme en train d'accoucher et (12) un homme emportant un cadavre vers le lieu de crémation.
La roue est agrippée par-derrière par un monstre effrayant, mi-démon, mi-bête. Sa tête regarde par-dessus la roue. Il a trois yeux, de longs crocs, et porte une couronne de crânes. De chaque côté de la roue apparaissent ses pattes crochues, et sa queue pend en bas. Tout ceci forme donc la roue de la vie, tournant sans cesse.
Mais il y a quelque chose de plus. Au-dessus de la roue, il y a un personnage en robe jaune, qui montre du doigt. Il montre un espace situé entre le septième et le huitième segment du cercle extérieur de la roue (l'espace situé entre l'image de l'homme avec une flèche dans l'œil et l'image de la femme offrant à boire à un homme assis). Là, sortant de cet espace, nous voyons la deuxième chose que le Bouddha a vue dans sa vision de l'existence humaine. Ce n'est pas tant un symbole qu'un groupe de symboles. Il semble changer de forme tandis que nous le regardons.
Tout d'abord il ressemble à un chemin, qui s'étend vers le lointain. Il passe, ici entre des champs cultivés, là dans une épaisse forêt. Il traverse des marais et des déserts, de larges rivières et de profonds ravins. Il passe au pied de montagnes imposantes, dont le sommet est couvert de nuages. Finalement, il disparaît à l'horizon. Mais le symbole change. Le chemin semble devenir plus droit, il s'étend verticalement. Le chemin devient une grande échelle, ou un escalier. C'est une échelle qui va du ciel jusqu'à la terre et de la terre jusqu'au ciel. C'est une échelle d'or, d'argent, de cristal. Mais le symbole change encore. L'échelle s'effile, elle devient solide et tri-dimensionnelle, et prend une couleur verte. Elle devient le tronc d'un arbre gigantesque. Sur cet arbre se trouvent des fleurs énormes. Les fleurs du bas de l'arbre sont relativement petites, celles du haut sont beaucoup plus grandes. En haut de l'arbre, brillant comme un soleil, est la plus grande de toutes les fleurs. Dans la corolle de chacune des fleurs sont assis toutes sortes de personnages beaux et radieux : des bouddhas, des bodhisattvas, des arahants, des dakas et des dakinis.
Voici donc ce que vit le Bouddha, assis sous l'arbre de la bodhi. C'est sa vision de l'existence humaine, communiquée par des concepts et des symboles. La signification de sa vision est très claire. C'est une vision de possibilités. C'est une vision d'alternatives. D'un côté, il y a le type de conditionnalité cyclique, de l'autre, le type de conditionnalité spiral. D'un côté, il y a l'esprit réactif, de l'autre, l'esprit créatif. On peut soit stagner, soit croître. On peut soit rester assis et accepter la boisson des mains de la femme, soit refuser la boisson et se mettre sur ses deux pieds. On peut soit continuer à tourner passivement et sans espoir sur la roue, soit suivre le chemin, monter l'échelle, devenir la plante, devenir les fleurs. Notre destin est entre nos mains.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.