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« Réalité » : voilà un bien grand mot. Il n'est pas seulement grand, il est aussi très abstrait, voire un peu vague. Dans l'ensemble, le bouddhisme n'aime guère la terminologie abstraite ou vague. Loin de traiter d'abstractions, le bouddhisme tibétain, par exemple, préfère les images concrètes. Le bouddhisme tibétain, en fait, n'est pas seulement concret : il est presque matérialiste. S'il peut y avoir une contradiction dans les termes, c'est une spiritualité matérialiste. Dans le même esprit, une autre grande école du bouddhisme, le Zen, évite lui aussi autant que possible les abstractions et les généralités vagues. Sous certains aspects, le Zen va beaucoup plus loin que le bouddhisme tibétain. Plutôt que de se complaire dans des abstractions, le Zen poussera un cri perçant ou vous donnera trente coups.
« Réalité », en tout cas, n'est pas vraiment un mot bouddhique. Dans le bouddhisme, nous avons les mots shunyata, tathata, dharmakaya, mais nous n'avons pas de véritable équivalent sémantique du mot « réalité ». Quand, donc, nous utilisons ce mot, « réalité », en parlant du bouddhisme, nous l'utilisons en première approche. Il ne faut pas le prendre trop littéralement, et les connotations qui s'y rattachent quand il est utilisé dans le contexte général philosophique et religieux occidental ne s'appliquent pas toutes exactement quand il est utilisé dans un contexte bouddhique.
« Texture » n'est pas un mot abstrait : il est remarquablement concret. On parle de la texture d'un morceau de tissu : le coton, la laine ou la soie ont tous des textures différentes que vous pouvez facilement sentir sous vos doigts. On parle aussi de la texture d'une pierre : si l'on passe ses doigts sur un morceau de marbre ou sur un morceau de granit, les textures des deux pierres sont très différentes. La texture est quelque chose de concret, tandis que la réalité est quelque chose qui semble assez abstrait ; mais il semble approprié d'utiliser cette expression plus concrète pour parler de la réalité car cela implique que la réalité est quelque chose qui doit être « ressenti », voire quelque chose qui doit être « manipulé », quelque chose dont on doit faire l'expérience. Au-dessus de tout, le bouddhisme est pratique, il comprend de l'éthique, de la religion et une tradition spirituelle ; ce n'est pas qu'un système de philosophie dans le sens spéculatif occidental traditionnel.
En continuant à utiliser ce mot, « réalité », de manière provisoire, nous pouvons dire que, généralement parlant, dans le bouddhisme la réalité est de deux sortes. Il y a la réalité conditionnée et la réalité inconditionnée. Plus simplement, nous pouvons parler en termes du conditionné et de l'inconditionné. Cette distinction est une base absolue de la pensée bouddhique. En sanskrit originel, « conditionné » se dit samskrta. Littéralement, samskrta signifie mis ensemble, ou composé (sam est « ensemble », skrta est « fait », ou « mis »). « Inconditionné » est asamskrta, signifiant ce qui n'est pas mis ensemble, ce qui n'est pas composé : ce qui est simple, au sens philosophique.
Dans l'Ariyapariyesana-sutta, le Bouddha parle de deux quêtes, la quête ignoble (anariyapariyesana), et la quête noble (ariyapariyesana). Esana est un mot très fort, signifiant quête, recherche, volonté, désir ardent, envie forte, aspiration. Il y a quête ignoble lorsque le conditionné va à la recherche du conditionné, lorsque le mortel poursuit le mortel. Il y a quête noble lorsque le conditionné va à la recherche de l'inconditionné, lorsque le mortel poursuit l'immortel. La quête ignoble correspond aux cycles de l'existence, à la roue de la vie dans laquelle nous tournons tous, indéfiniment, d'une vie à la suivante. La quête noble correspond au chemin (le chemin octuple, le chemin septuple, la voie du bodhisattva), menant, par le chemin spiral, de la roue de la vie jusqu'au but de l'Éveil.
À ce point on peut se demander : « C'est très bien de parler de la quête noble, de parler d'abandonner le conditionné et d'aller à la recherche de l'inconditionné, mais ceci est plutôt vague et abstrait. Qu'entend-on exactement par "conditionné" ? Comment peut-on reconnaître le conditionné ? Comment le savoir ? » La réponse donnée à cette question par la tradition bouddhique est que l'on reconnaît le conditionné grâce aux trois caractéristiques (en sanskrit : lakshanas ; en pâli lakkhanas) dont il est invariablement doté.
Les trois lakshanas sont la duhkha, l'anitya et l'anatman. On peut les traduire par « l'insatisfaisant », « l'impermanent » et « le dépourvu de soi ». Toutes les choses conditionnées de l'univers, sans exception, possèdent ces trois caractéristiques : elles sont toutes insatisfaisantes, toutes impermanentes et toutes dépourvues de soi.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.