Duhkha (en pâli : dukkha) est un des mots bouddhiques les plus connus. Il est habituellement traduit par « souffrance » mais personnellement je pense qu'« insatisfaction », quoique peut-être un peu lourd, est une meilleure traduction.
Le Bouddha parle généralement de sept sortes de souffrance ou d'insatisfaction différentes. Tout d'abord, le Bouddha dit que la naissance est souffrance. Je me souviens qu'Oscar Wilde, dans De Profundis, dit qu'à la naissance d'un enfant ou d'une étoile, il y a souffrance. Cela est peut-être un peu poétique, mais cela exprime une vérité spirituelle. Il est assez significatif que notre vie commence avec de la souffrance. L'événement de la naissance est certainement cause de souffrance physique pour la mère et pour l'enfant. On dit que pour l'enfant c'est une expérience traumatique que d'être soudainement plongé dans ce monde froid - d'être, peut-être, tapé et battu. Ce n'est pas une expérience très accueillante.
Puis, le Bouddha dit que le dépérissement, dans le sens de vieillissement, est souffrance. La vieillesse a un grand nombre de désavantages. Il y a la faiblesse physique : on ne peut plus se déplacer comme on le faisait, on ne peut plus courir dans les escaliers ou monter des montagnes comme on le faisait. Il y a aussi la perte de la mémoire : on ne se souvient pas des noms, on ne sait plus où on a mis les choses. C'est parfois tragique de voir cela chez les personnes âgées. Il y a aussi la sénilité. On voit parfois des gens d'un âge avancé qui ont, de façon évidente, commencé à perdre leurs sens. Enfin, et c'est peut-être le plus douloureux, lorsque l'on est très vieux on dépend des autres : on ne peut pas faire grand-chose pour soi, il se peut même que des membres de notre famille ou une infirmière aient à s'occuper de nous. Tout ceci fait très souvent de la vieillesse, et particulièrement de l'âge très avancé, un temps de souffrance, et ce malgré tout le confort et les agréments modernes.
La maladie aussi est souffrance. Il n'y a pas de maladie plaisante, que ce soit un petit mal de dents ou une maladie terrible, comme le cancer.
La mort est souffrance. La mort est souvent souffrance car les gens ne veulent pas partir. Ils veulent s'accrocher à la vie. Ils sont très peinés de partir. Mais même s'ils veulent partir, même s'ils sont heureux de passer dans une nouvelle vie, ou dans quelque chose qu'ils ne connaissent pas, le processus physique de dissolution est très souvent assez douloureux. Beaucoup de souffrance mentale y est liée. Parfois, sur leur lit de mort, les gens sont pris de remords : ils se souviennent du mal qu'ils ont fait à certains par le passé. Très souvent, les gens font l'expérience de la peur et de l'appréhension du futur. Tout ceci fait de la mort, pour de nombreuses personnes, une expérience terrible, à laquelle ils essaient de ne pas penser avant qu'elle arrive.
Il y a d'autres formes de souffrance. Être lié à ce que l'on n'aime pas est souffrance. Nous faisons tous cette sorte d'expérience. Parfois même, c'est dans notre propre famille qu'il y a des gens que nous n'aimons pas. C'est très tragique. Ce n'est pas toujours avec nos petits cousins ou notre famille éloignée que nous ne nous entendons pas ; parfois, c'est même avec nos propres frères et sœurs, nos parents, nos enfants. Mais puisque le lien du sang est là, nous devons être liés à eux, dans une certaine mesure. Puis il y a ce qui concerne notre emploi. Beaucoup d'entre nous n'aimons pas notre travail, si nous en avons un. Beaucoup de gens préféreraient faire quelque chose d'autre, mais ils ont été poussés dans leur emploi quand ils avaient vingt ans, et ils ne peuvent en sortir. Ils doivent faire des choses qu'ils ne veulent pas faire, être en contact avec des gens avec lesquels ils n'aiment pas être en contact. Tout cela est souffrance. Il y a des conditions de l'environnement qui ne sont pas agréables, comme le climat anglais. On pourrait préférer aller au sud, au soleil, en Italie, en Grèce, en Yougoslavie, en Tunisie, mais ce n'est pas toujours possible.
Très souvent, donc, on est lié à ce que l'on n'aime pas, qu'il s'agisse de gens, de lieux ou de choses. Il semble ne pas y avoir de moyen d'y échapper, et certainement pas de moyen d'y échapper complètement. On doit simplement continuer à être indéfiniment avec ces gens, dans ces lieux, avec ces choses que l'on n'aime pas. Parfois, c'est presque comme si l'on était lié à un cadavre dont on ne peut pas se détacher.
D'un autre côté, le Bouddha dit qu'être séparé de ce que l'on aime est souffrance. Il arrive souvent qu'au cours de la vie on soit séparé de relations ou d'amis. Il y a des gens avec lesquels on aimerait être, des gens que l'on voudrait rencontrer plus souvent, mais les circonstances s'interposent et cela devient simplement impossible. Il arrive très souvent, en temps de guerre, que des familles soient séparées. Je me souviens que, durant la seconde guerre mondiale, quand j'étais en Orient avec l'armée, nombre de mes amis recevaient des lettres de chez eux, de leur famille et de leurs amis, régulièrement, toutes les semaines ou tous les quinze jours. Puis, un jour venait où les lettres cessaient. Ils ne savaient pas ce qui s'était passé. Ils savaient que des bombes tombaient en Angleterre, et parfois, après une semaine, après deux semaines, ils se mettaient à penser que le pire devait être arrivé. Puis, peut-être, ils apprenaient la nouvelle, par voie officielle ou par un autre membre de leur famille : leur femme et leurs enfants, ou leurs parents, ou leurs frères et sœurs, avaient été tués dans un bombardement aérien. Pour eux, il y avait bien sûr la séparation permanente due à la mort. Beaucoup de gens ressassent ce genre de perte pendant des années et des années.
Ne pas avoir ce que l'on veut est souffrance. Nous savons tous cela très bien parce que nous aimons tous avoir ce que nous voulons. Si nous ne pouvons avoir ce que nous voulons, nous nous sentons contrariés, dérangés, bouleversés. Plus le désir est grand, plus la souffrance est grande. Il n'est pas nécessaire de développer cela car c'est une chose que nous connaissons presque tous les jours, voire toutes les heures.
Dans les nombreuses occasions où il parla de la souffrance, le Bouddha, essayant d'aider les gens à la mettre en perspective, résuma ce qu'il disait en disant, brièvement, que les « cinq agrégats » (en sanskrit : skandhas ; la forme, la sensation, la perception, la volition et la conscience) qui forment la totalité de l'existence sensible conditionnée, sont eux-mêmes souffrance.
Lorsque vous leur demandez, et sûrement si vous le faites avec insistance, la plupart des gens sont prêts à admettre que la naissance est douloureuse, que la maladie l'est aussi, ainsi que la vieillesse, et que la mort. Oui, ils admettent que toutes ces choses sont douloureuses, mais en même temps ils rechignent à accepter la conclusion qui découle de tout cela : l'existence conditionnée elle-même est souffrance. C'est comme s'ils acceptaient tous les chiffres de la somme, mais n'acceptaient pas le total formé par ces chiffres. Ils pensent que dire que l'existence conditionnée elle-même est souffrance est aller un peu trop loin. Ils disent : « Oui, il y a une certaine quantité de souffrance dans le monde, mais dans l'ensemble le monde n'est pas un mauvais endroit. » Et ils disent que le bouddhisme est assez pessimiste, pour ne pas dire morbide, lorsqu'il dit que l'existence conditionnée en tant que telle est souffrance. « Sûrement, disent-ils, il y a une petite lumière de bonheur quelque part dans le monde. »
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.