Le bouddhisme, bien sûr, ne nie pas qu'il puisse y avoir dans la vie des expériences plaisantes aussi bien que des expériences douloureuses. Mais le bouddhisme dit que même les expériences plaisantes sont, au fond, douloureuses. Les expériences plaisantes elles-mêmes ne sont en réalité que souffrance cachée, souffrance masquée, du « miel sur le fil du rasoir ». La mesure dans laquelle nous pouvons voir la souffrance derrière le plaisir, la mesure dans laquelle nous pouvons voir, pour reprendre une métaphore de la mythologie classique, les crânes et les os derrière les lits de fleurs dans les grottes des sirènes, dépend de notre maturité spirituelle. E. Conze donne quatre exemples intéressants de souffrance cachée.
Il parle tout d'abord de quelque chose qui est plaisant pour nous mais qui implique la souffrance d'autres personnes ou d'autres êtres. Habituellement, nous ne pensons pas à cela. Si nous sommes « bien », nous ne nous occupons pas trop des autres. Pour prendre l'exemple commun de la consommation de viande, beaucoup de gens aiment manger de la viande et ne se préoccupent pas trop des souffrances de la vache, du cochon, de l'agneau, du poulet ou de l'infortuné animal dont il s'agit. La plupart du temps, l'esprit conscient ignore simplement cela : il continue à manier joyeusement fourchette et couteau sans du tout penser à la souffrance des animaux. Mais l'esprit inconscient le sent. Très souvent, l'esprit inconscient est plus sage que l'esprit conscient. Vous ne pouvez pas tromper l'esprit inconscient. Vous pouvez repousser certains faits peu plaisants hors de l'esprit conscient, mais alors ils descendent dans l'inconscient, et y restent tout le temps. Du fait de cette connaissance inconsciente (dans les profondeurs de nous-mêmes nous savons que notre plaisir a été acheté au prix de la souffrance d'autres êtres vivants), il y a une sensation inconsciente de culpabilité.
Cette sorte de culpabilité est la source d'un grand malaise, d'une grande anxiété, d'une grande souffrance. E. Conze donne un exemple assez commun, l'exemple de la richesse. Il dit qu'il a connu un grand nombre de personnes riches, qui presque toutes avaient peur de devenir pauvres. Aussi étrange que cela paraisse, une personne pauvre n'a pas peur de mourir de faim ou de quelque chose comme cela (Je connais des gens, en Inde, qui ne savent parfois pas d'où viendra leur repas du lendemain. Mais vous ne les verriez pas s'en inquiéter : ils sont parfaitement souriants, parfois même heureux.) Mais les gens riches, dit E. Conze, ont souvent peur de perdre leur richesse et de devenir pauvres. Et il continue en disant que ceci est dû au fait qu'inconsciemment ils sentent qu'ils ne méritent pas de l'avoir. Leur inconscient dit : « Cela devrait m'être pris », et l'esprit conscient s'inquiète, disant : « Peut-être cela va-t-il m'être pris. » Des sentiments inconscients de culpabilité sont souvent présents à l'esprit de la personne riche car elle sait, même si son esprit conscient le nie avec force, qu'elle a acquis cette richesse de diverses manières peu honnêtes, en causant directement ou indirectement de la souffrance à d'autres personnes. Elle ressent souvent un besoin d'auto-justification. Elle dit : « Si je suis riche et si d'autres sont pauvres, c'est parce que j'ai travaillé plus dur ; les autres sont paresseux et ne sont bons à rien. » Parfois, le sentiment de culpabilité devient vraiment très fort. Des mesures drastiques sont alors requises pour le soulager. Les mesures peuvent même consister à donner une partie de cette richesse. La personne riche s'en sépare d'une partie sous forme de don. Souvent, elle donne de l'argent aux hôpitaux, ce qui est assez significatif car les hôpitaux soulagent la souffrance. Cela suggère que la personne compense la souffrance qu'elle a causée en acquérant la richesse, par un don d'une partie de celle-ci pour diminuer la souffrance dans les hôpitaux. Cette sorte de don est ce que l'on appelle « l'argent de la conscience ». Si l'on a affaire à des organisations religieuses, on apprend rapidement combien commun est l'argent de la conscience. Parfois c'est une simple enveloppe dans la boîte aux lettres, portant la mention « D'un donateur anonyme ». Vous savez alors que la conscience de quelqu'un le mord vraiment.
Le second exemple de souffrance cachée donné par E. Conze est le suivant : quelque chose est plaisant, mais est lié à de l'anxiété car on a peur de le perdre. Un bon exemple de ceci est le pouvoir politique. Il est très agréable, disent certains, d'avoir du pouvoir sur les autres, mais on a sans cesse peur de le perdre. Vous avez particulièrement peur si vous êtes un dictateur : si votre pouvoir politique a été arraché par la force et si d'autres personnes sont prêtes à s'en emparer, vous pouvez ne pas pouvoir passer une seule nuit tranquille. Cela doit être terrible d'être entouré de gardes, d'être tout le temps suspicieux, de ne pas même pouvoir faire confiance à son meilleur ami, d'être toujours inquiet de savoir qui sera le prochain à se tourner contre vous. Les textes bouddhiques en donnent une bonne illustration. Ils disent : imaginez un faucon. Le faucon s'empare d'un morceau de viande et s'envole, le morceau entre ses serres. Des centaines d'autres faucons s'envolent alors, et essaient de s'emparer du morceau de viande. Certains d'entre eux donnent des coups de bec sur le corps du premier faucon, d'autres dans ses yeux, d'autres sur sa tête, essayant d'arracher la viande. Nombre de ce que l'on dit être des plaisirs, comme celui du pouvoir politique, sont plutôt comme cela, en particulier dans le monde très compétitif de la société d'aujourd'hui.
Le troisième exemple de souffrance cachée est le suivant : quelque chose est plaisant, mais nous lie à quelque chose d'autre qui apporte de la souffrance. Il donne l'exemple simple du corps. Par le corps, nous faisons l'expérience de toutes sortes de sensations agréables. À cause de ces sensations agréables, nous devenons attaché au corps, le corps étant la source de ces sensations. Mais le corps est aussi la source de sensations déplaisantes. En étant donc attaché à ce qui nous procure des sensations plaisantes, nous n'en devenons pas moins attaché à ce qui nous procure des sensations déplaisantes. Nous ne pouvons pas les avoir séparément.
Pour finir, E. Conze dit que les plaisirs dérivés de l'expérience des choses conditionnées ne peuvent satisfaire les désirs du cœur les plus profonds. En chacun de nous il y a quelque chose qui est inconditionné, qui « n'est pas de ce monde », quelque chose de transcendantal, la nature de bouddha. Quel que soit le nom que vous vouliez lui donner, sa caractéristique distinctive est de ne pouvoir être satisfait par quoi que ce soit de conditionné : il ne peut être satisfait que par l'inconditionné. Pour revenir à la conclusion du Bouddha, donc, toutes les choses conditionnées sont insatisfaisantes, réellement ou potentiellement. Cette insatisfaction est une caractéristique fondamentale de toutes les formes d'existence conditionnée, et particulièrement d'existence conditionnée sensible.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.