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Un bodhisattva, comme le terme lui-même le suggère, est un être qui cherche à atteindre l'Éveil, quelqu'un dont tout l'être, en fait, est orienté vers l'Éveil. Un bodhisattva se définit, de plus, comme « celui qui cherche à atteindre l'Éveil non pas pour son propre bien, mais pour le bien de tous les êtres sensibles ».
Ici se pose une question pratique de la plus haute importance : comment devient-on un bodhisattva ? En d'autres termes, comment se lance-t-on dans la véritable réalisation de cet idéal spirituel sublime ? La réponse traditionnelle est très courte et directe, mais elle demande des explications considérables : on devient un bodhisattva lorsqu'apparaît la bodhicitta.
Revenons un moment au terme sanskrit original, qui est bodhicitta-utpada. Bodhi signifie « Éveil spirituel » ou « Illumination spirituelle » et consiste à voir la réalité face-à-face. Citta signifie « esprit », « pensée », « conscience » ou « cœur ». Utpada signifie simplement « apparition » ou, plus poétiquement, « éveil ».
Bodhicitta-utpada est un des termes les plus importants de tout le bouddhisme, en tout cas du Mahayana. La traduction habituelle en est « apparition de la pensée d'Éveil », mais ceci est exactement ce que ce n'est pas. En un sens, vous pourriez difficilement avoir une plus mauvaise traduction. Ce n'est pas du tout une « pensée » au sujet de l'Éveil. Nous pouvons penser à l'Éveil autant que nous le voulons. Nous pouvons y penser, en parler, lire à son sujet, et nous disons nonchalamment ce qu'est l'Éveil ou ce que ce n'est pas, et pensons que nous savons tout à son sujet. Nous pensons peut-être à l'Éveil en ce moment même. La pensée de l'Éveil est sans aucun doute apparue dans notre esprit alors que nous sommes assis ici, mais la bodhicitta n'est pas apparu : nous n'avons pas été transformés en bodhisattvas. La bodhicitta est beaucoup plus qu'une simple pensée au sujet de l'Éveil. Guenther le traduit par « attitude éveillée ». Je le traduis parfois personnellement par « volonté d'Éveil » ou par « cœur de bodhi ». Quoique toutes ces autres traductions soient bien meilleures que « pensée de l'Éveil », aucune d'entre elles n'est réellement satisfaisante. Ce n'est pas tout à fait la faute de la langue française. C'est peut-être la faute du langage lui-même. Nous pourrions dire que « bodhicitta » est un terme très peu satisfaisant pour la bodhicitta.
En fait, la bodhicitta n'est pas du tout un état mental, ni une activité mentale, ni une fonction mentale. Ce n'est certainement pas une « pensée » (une pensée que je peux, que vous pouvez nourrir). Si nous pensons à l'Éveil, ce n'est pas la bodhicitta. La bodhicitta n'a rien à voir avec la pensée. Ce n'est pas même un « acte de volonté », si par cela j'entends ma volonté personnelle. Ce n'est pas même « être conscient », si par cela j'entends que je suis ou que vous êtes conscient du fait qu'il y a une chose telle que l'Éveil ». La bodhicitta n'est rien de ces choses-là.
Fondamentalement, la bodhicitta représente la manifestation, voire l'irruption, en nous, de quelque chose de transcendantal. En termes traditionnels, je pense à l'exposé sur la bodhicitta fait par Nagarjuna dans une œuvre courte mais profonde qu'il écrivit à ce sujet, la bodhicitta n'est pas considéré comme faisant partie des « cinq skandhas ». Ceci est une affirmation vraiment très significative, qui nous donne un indice extrêmement important concernant la nature du bodhicitta. Cette affirmation de Nagarjuna, représentant le meilleur de la tradition Mahayana, exige que l'on y réfléchisse profondément.
Skandha est encore un autre de ces termes intraduisibles. Il est généralement traduit par « agrégat », par « confection », ou par quelque chose d'aussi peu satisfaisant. Il est réellement intraduisible. Littéralement, il signifie « tronc d'arbre », mais cela ne nous mène pas très loin. Les cinq skandhas forment cependant une des catégories doctrinales fondamentales du bouddhisme. Que ce soit dans la littérature sanskrite, pâlie, tibétaine ou chinoise, on trouve des références constantes aux cinq skandhas, aux « cinq agrégats » ou, comme E. Conze aime à les traduire, aux « cinq amas », ce qui ne nous aide pas beaucoup non plus. Examinons ces cinq skandhas, afin que nous soyons bien sûrs de ce à quoi nous essayons de réfléchir profondément.
Le premier des cinq skandhas est le rupa. Rupa signifie « forme corporelle » ; cela signifie tout ce qui est perçu au travers des sens. Deuxièmement, il y a la vedana, qui veut dire « sensation » ou « émotion », positive ou négative. Troisièmement, il y a la samjña qui, approximativement, est « perception » (samjña est parfois traduite par « sensation », mais « sensation » est une traduction qui convient beaucoup mieux à la vedana). La samjña est la reconnaissance de quelque chose comme étant « cette chose particulière ». Quand vous dites : « ceci est une pendule », c'est de la samjña. Vous l'avez reconnue comme étant cette chose particulière. Vous l'avez identifiée, vous l'avez montrée, vous l'avez étiquetée. Quatrièmement, viennent les samskaras. Ce terme est encore plus difficile à traduire. Quelques érudits allemands le traduisent par « forces gouvernantes ». Nous pouvons le traduire, très approximativement bien sûr, par « activités volitionnelles », c'est-à-dire par actes de volonté. Cinquièmement vient la vijñana, la « conscience ». C'est la conscience au travers des cinq sens physiques et au travers de l'esprit, à différents niveaux. Voilà donc les cinq skandhas : le rupa (forme matérielle), la vedana (sensation, émotion), la samjña (perception), les samskaras (activités volitionnelles) et la vijñana (conscience). Je dois vous dire que si vous voulez avancer dans la philosophie et la métaphysique bouddhiques, vous devez connaître ces cinq skandhas sur bout des doigts : vous devez être capable de les réciter et de savoir de quoi vous parlez.
Dans la pensée bouddhique, les cinq skandhas sont considérés comme permettant de faire le tour complet de toute notre existence psychophysique. Dans la totalité de notre existence psychophysique, à tous les niveaux, il n'y a rien, pas une pensée, pas une sensation, pas un aspect de notre existence physique, qui ne soit inclus dans l'un ou l'autre des cinq skandhas. C'est pourquoi, au début du Soûtra du cœur, le texte dit que le bodhisattva Avalokiteśvara, établi dans la profonde Perfection de la sagesse, regarda le monde (de l'existence conditionnée) et vit cinq amas (cinq skandhas). C'est ce qu'il vit. Il ne vit rien de plus que cela. Il vit que la totalité de l'existence psychophysique conditionnée ne consiste que de ces cinq seules choses ; rien ne se passe, rien n'existe, au niveau conditionné de l'existence (le niveau samskrta), qui ne puisse être inclus dans l'un ou l'autre des cinq skandhas.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.