Mais la bodhicitta n'est pas incluse dans les cinq skandhas. Les cinq skandhas comprennent tout ce qui est de ce monde, et la bodhicitta n'est pas incluse dans les cinq skandhas : cela veut dire que la bodhicitta est quelque chose de totalement hors de ce monde, quelque chose de transcendantal. Ce n'est pas une pensée, ni une volition, ni une idée, ni un concept mais, s'il faut que nous utilisions des mots, une expérience spirituelle (lisez « transcendantale ») profonde, une expérience qui réoriente tout notre être.
Je peux peut-être rendre plus clair ce point assez obscur à l'aide d'une comparaison - ce n'est qu'une comparaison - avec la tradition chrétienne. Dans un contexte chrétien, vous pouvez imaginer quelqu'un qui parle de « penser à Dieu ». Quand vous parlez de « penser à Dieu », même si vous êtes pieux et allez à l'église, cela ne veut pas dire grand chose ; vous ne faites que penser à Dieu. Peut-être pensez-vous à Dieu comme à un bel et vieux gentilhomme assis dans les nuages, ou comme à un Être Pur, mais « penser à Dieu » ne sera que penser à Dieu. Vous ne décrirez pas cela comme une expérience spirituelle, ou comme aucune sorte d'expérience profonde. Supposez, cependant, que vous parliez de « la descente du Saint-Esprit » : ce serait alors une chose très différente. Penser à Dieu est une chose, mais sentir le Saint-Esprit descendre sur soi, et en soi, de telle sorte que vous êtes entièrement pénétré du Saint Esprit, est une chose très différente.
C'est la même chose dans le cas de « penser à l'Éveil » ou de la « pensée de l'Éveil » d'une part, et de l'apparition réelle de la bodhicitta d'autre part. Si penser à l'Éveil est analogue à penser à Dieu, l'apparition du bodhicitta est analogue à la descente sur soi du Saint-Esprit - dans toute sa force, si l'on peut dire. Cette comparaison n'est faite que pour les besoins de l'illustration et, si possible, de l'illumination. Il n'est aucunement question de rendre égaux ces deux ensembles de concepts doctrinaux et spirituels. Ma préoccupation est seulement d'essayer de rendre claire la nature de la différence entre pensée de l'Éveil et apparition de la bodhicitta. La bodhicitta n'est pas qu'une pensée de l'Éveil, mais est une expérience spirituelle profonde, voire une profonde « entité » spirituelle et transcendantale.
Non seulement la bodhicitta est-elle transcendantale, mais de plus la bodhicitta n'est pas individuelle. C'est un autre point que fait ressortir Nagarjuna. On parle de la bodhicitta comme apparaissant chez telle personne ou telle autre, et l'on peut donc penser qu'il existe un certain nombre de bodhicittas, une pléthore de magnifiques bodhicittas, apparaissant chez différentes personnes, faisant de chacune d'elles un bodhisattva. En fait, ce n'est pas du tout comme cela. Différentes pensées, même si elles sont des pensées concernant la même chose, peuvent apparaître chez différentes personnes. Mais, tout comme la bodhicitta n'est pas une « pensée » de l'Éveil, ce n'est pas une chose individuelle, cela n'appartient individuellement à personne : il n'y a donc pas une pluralité de bodhicittas apparaissant chez différentes personnes. Votre pensée de l'Éveil est votre pensée de l'Éveil, ma pensée de l'Éveil est ma pensée de l'Éveil ; il y a de nombreuses pensées. Mais votre bodhicitta est ma bodhicitta, et ma bodhicitta est votre bodhicitta : il n'y a qu'une bodhicitta.
La bodhicitta est unique, et les personnes chez qui l'on dit que la bodhicitta est apparue participent à cette bodhicitta unique, ou manifestent cette bodhicitta unique, à divers degrés. Les écrivains du Mahayana utilisent cette comparaison fréquente mais toujours belle de la lune. La bodhicitta est comparée à la lune. La bodhicitta se réfléchit, si l'on peut dire, sur diverses personnes (elle apparaît chez diverses personnes), tout comme la lune se réfléchit de diverses manières sur différentes pièces d'eau. Il y a de nombreuses réflexions, mais il n'y a qu'une lune et, de la même manière, de nombreuses manifestations mais une seule bodhicitta.
Quoique j'aie utilisé le terme « réflexion », qui est un peu statique, nous ne devons pas penser à la bodhicitta en termes purement statiques. Ce qui est connu dans la tradition du Mahayana sous le nom de « bodhicitta absolue » (la bodhicitta hors de l'espace et du temps) est identique à la réalité elle-même. Étant identique à la réalité, la bodhicitta absolue est au-delà du changement ou, plutôt, au-delà de l'opposition entre changement et non-changement. Mais cela ne va pas avec ce qui est connu dans la tradition sous le nom de « bodhicitta relative ». On peut dire que la bodhicitta relative est une force active à l'œuvre. C'est pourquoi je préfère personnellement, si je dois traduire le terme bodhicitta, le traduire par « volonté d'Éveil » (en gardant à l'esprit que l'on parle ici de la bodhicitta relative, distinct de la bodhicitta absolue).
Cette volonté d'Éveil, cependant, n'est pas un acte de volonté d'une personne. La bodhicitta n'est pas quelque chose que je veux. Tout comme ce n'est pas ma pensée, ce n'est pas ma volonté. La bodhicitta n'est pas plus l'acte de la volonté individuelle de quiconque que ce n'est la pensée individuelle de quiconque. Nous pourrions en fait (ici, nous devons vraiment chercher nos mots à tâtons) penser à la bodhicitta comme à une sorte de « volonté cosmique » (je n'aime pas utiliser ce mot, volonté, mais il n'y en a vraiment pas d'autre). Nous pourrions penser à la bodhicitta comme à une sorte de volonté cosmique à l'œuvre dans l'univers, se dirigeant vers ce que l'on ne peut que voir comme la rédemption universelle : la libération, l'Éveil, en fin de compte, de tous les êtres sensibles.
Nous pourrions même penser à la bodhicitta comme à une sorte d'« esprit de l'Éveil », immanent dans le monde, et menant les gens vers des degrés toujours plus élevés de perfection spirituelle. Ceci étant le cas, il est clair que les personnes ne possèdent pas la bodhicitta. Si vous la possédez, ce n'est pas la bodhicitta. C'est quelque chose d'autre, votre propre pensée ou votre propre idée, peut-être. La bodhicitta transcendantale, non individuelle, cosmique, vous l'avez manquée. Les personnes ne possèdent pas la bodhicitta. Nous pouvons dire que c'est la bodhicitta qui possède les personnes. Ceux de qui la bodhicitta « prend possession », ceux chez qui apparaît la bodhicitta, deviennent des bodhisattvas. Ils vivent pour l'Éveil ; ils cherchent à rendre réels, pour le bien de tous, les plus hautes potentialités que contient l'univers.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.