Le Bouddha est donc un type d'être humain complètement distinct et véritablement unique, et en tant que tel il ne peut être classé ou mis dans une catégorie. C'est la morale de l'histoire de la rencontre du Bouddha, peu de temps après son Éveil, avec Upaka, l'ascète nu. Upaka essaya de classer le Bouddha dans la catégorie des devas, dans celle des yakshas, dans celle des gandharvas, et même dans celle des êtres humains, mais le Bouddha refusa toutes ces catégories et dit que dans la mesure où il avait transcendé tous les conditionnements psychologiques sur la base desquels il aurait pu être appelé un deva, un yaksha, un gandharva, ou un être humain, il était simplement un Bouddha - libéré de tous ces conditionnements.
Les gens veulent souvent vous classer en catégories. En Inde, et particulièrement au sud de l'Inde, une des premières questions qui est posée par tout le monde est : « Quelle est votre caste ? » S'ils ne peuvent vous classifier selon les castes, ils ne savent pas comment vous traiter. Ils ne savent pas s'ils peuvent ou non prendre de l'eau de vos mains, s'ils peuvent faire votre connaissance ou non, si vous pouvez ou non vous marier avec leur fille. Toutes ces choses sont très importantes.
C'est exactement la même chose en Occident, quoique ici nous ne soyons pas si directs. Ici, les gens essayent de vous soutirer le même genre d'information. Ils vous demandent le genre de travail que vous faites : peut-être, à partir de cela, pourront-ils estimer votre revenu. Ils vous demandent où vous vivez, où vous êtes né, où vous avez été éduqué. À l'aide de tous ces indices sociologiques, ils peuvent progressivement restreindre le champ, jusqu'à ce qu'ils vous « aient », jusqu'à ce qu'ils pensent vous avoir mis dans une petite case.
Mais vous ne pouvez pas faire cela avec un Bouddha (vous ne pouvez pas réellement le faire avec un être humain ordinaire, quoique vous puissiez essayer et même réussir dans certaines limites). Quand Upaka découvrit qu'il ne pouvait « coincer » le Bouddha, il ne sut que faire. Selon le récit, il secoua simplement la tête, disant : « Bien, c'est peut-être ainsi », et il s'en alla. Il ne pouvait classer le Bouddha dans une catégorie.
Nous trouvons la même idée, l'idée que le Bouddha ne peut être classé dans une catégorie, exprimée dans le premier vers du Buddhavagga, une partie du Dhammapada, où le Bouddha dit :
Celui dont la conquête ne peut être défaite,
Qui n'est pas même suivi par un peu de ces passions conquises,
Cet Éveillé-là, dont le domaine est sans fin,
Par quel chemin le retrouverez-vous ? - il est sans chemin.
Le Bouddha ne suit pas un chemin particulier, il est comme un oiseau volant dans le ciel. Vous ne pouvez pas suivre la trace d'un oiseau dans le ciel : il n'y laisse pas de trace. Vous ne pouvez pas suivre la trace du Bouddha car il appartient à une autre dimension, la dimension transcendantale, la dimension de l'éternité.
La même idée est aussi exprimée dans le Sutta-nipata, où le Bouddha dit :
Il n'y a pas de mesure de l'homme
Qui a atteint le but, par lequel on dirait
Voilà sa mesure ; ceci n'est pas pour lui :
Quand toutes les conditions sont supprimées,
Toutes les façons de dire sont supprimées.
Quand tous les conditionnements psychologiques d'une personne sont supprimés, vous n'avez aucun moyen de comprendre cette personne. C'est ainsi qu'est le Bouddha. La même idée est trouvée plus abstraitement dans quatre des « quatorze inexprimables », à savoir : le Bouddha existe après la mort, ou bien il n'existe pas, ou bien les deux, ou bien ni l'un ni l'autre. Certains Indiens de l'Antiquité étaient très obsédés par cette question. Ils allaient voir le Bouddha et lui demandaient ; « S'il te plaît, dis-nous si, quand tu mourras, tu continueras à vivre, ou non, ou les deux, ou ni l'un ni l'autre ? » Le Bouddha répudiait toujours ces quatre positions. Il répondait : « Il n'est pas approprié, il est inapplicable de dire d'un Bouddha qu'après sa mort il continuera à exister ; il n'est pas non plus approprié de dire qu'après sa mort il cessera d'exister ; il n'est pas approprié de dire qu'après sa mort il continuera à exister et cessera d'exister ; et il n'est pas approprié de dire qu'il ne continuera pas à exister ni qu'il cessera d'exister. » Il continuait en disant : « Tout cela est inapplicable et n'est pas approprié car même durant sa vie, même quand il est assis ici, avec ce corps physique, le Bouddha est au-delà de toutes vos classifications : on ne peut rien dire de lui. »
Le Bouddha est la personne à propos de laquelle on ne peut rien dire, car il n'a rien ; en un sens, il n'est rien. C'est pourquoi l'on trouve aussi dans le Sutta-nipata cette épithète pour désigner un être éveillé : akiñcañña, qui est habituellement traduit par « homme de rien », celui qui n'a rien car il n'est rien. Vous ne pouvez rien dire au sujet d'une telle personne. C'est très déconcertant pour l'esprit humain.
Il semble que nombre des disciples éveillés du Bouddha ont senti qu'il y avait quelque chose de très mystérieux au sujet du Bouddha, quelque chose que même eux, qui étaient eux-mêmes éveillés, ne pouvaient comprendre ou sonder. Il y a une histoire typique, en liaison avec ceci, au sujet de Sariputra. Sariputra était un jour en présence du Bouddha et, de la profusion de sa foi et de sa dévotion, il dit : « Seigneur, je pense que tu es le plus grand de tous les éveillés qui ont jamais existé, qui existeront jamais, ou qui existent aujourd'hui. » Ceci ne plut ni ne déplut au Bouddha. Il ne répondit pas : « Quel merveilleux disciple tu es. Comme tu me comprends merveilleusement. » Il posa simplement une question : « Sariputra, as-tu connu tous les bouddhas du passé ? » Sariputra répondit : « Non, Seigneur. » Le Bouddha demanda ensuite : « Connais-tu tous les bouddhas du futur ? » Sariputra reconnut que non. Le Bouddha demanda : « Connais-tu tous les bouddhas qui existent aujourd'hui ? » Une fois encore, Sariputra dut admettre que non. Le Bouddha demanda encore : « Me connais-tu, même ? » Sariputra dit : « Non, Seigneur. » Le Bouddha dit alors : « Dans ce cas, comment se fait-il que tes paroles soient si audacieuses et si assurées ? » Ceci montre que même le plus sage des disciples, Sariputra, ne réussit pas à sonder complètement le Bouddha.
Après la mort du Bouddha, ce sentiment des disciples - le fait que le Bouddha était insondable, que même si eux étaient éveillés, probablement tout comme le Bouddha était éveillé, ils ne pouvaient pas du tout le sonder - fut exprimé dans les listes des « dix pouvoirs » et des « dix-huit attributs particuliers » qu'ils lui attribuèrent afin de le démarquer de tous les autres disciples simplement émancipés et éveillés.
Tout cela finit par se cristalliser dans une distinction très importante qui fut faite concernant le Bouddha. C'est la distinction entre ce qui en vint à être appelé son rupakaya, son apparence phénoménale et physique, et son dharmakaya, sa vraie forme, sa forme essentielle. Littéralement, rupakaya signifie « corps de forme », et dharmakaya signifie « corps de vérité », ou « corps de réalité ». Le rupakaya est le Bouddha tel qu'existant dans le temps ; le dharmakaya est le Bouddha tel qu'existant hors du temps, dans la dimension de l'éternité. C'est le second, le dharmakaya, qui est le véritable corps. Ceci apparaît par exemple clairement dans l'admonition que le Bouddha fit à Vakkali. Vakkali était un moine qui était très dévoué au Bouddha. Il était si fasciné par l'apparence et par la personnalité du Bouddha qu'il passait tout son temps assis à ne faire que regarder le Bouddha. Il ne voulait pas d'enseignement. Il n'avait pas de question à poser, il voulait simplement regarder le Bouddha. Un jour, le Bouddha l'appela et lui dit : « Vakkali, ce corps physique n'est pas moi. Si tu veux me voir, vois le Dharma, vois le dharmakaya, vois ma vraie forme. » Le même point de vue se trouve dans deux célèbres strophes du Soûtra du diamant, où le Bouddha dit à Subhūti :
Ceux qui m'ont vu par ma forme, [c'est-à-dire mon apparence physique]
Et ceux qui m'ont suivi par ma voix
Se sont engagés dans de mauvais efforts,
Ceux-là ne me verront pas.C'est du Dharma que l'on devrait voir les Bouddhas,
C'est de leur Corps du Dharma que viennent leurs conseils.
Cependant la vraie nature du Dharma ne peut être discernée,
Et personne ne peut en être conscient en tant qu'objet.
La plupart d'entre nous, comme Vakkali, essayons de voir le Bouddha de la mauvaise manière. Ce n'est pas que nous devions ignorer le rupakaya, le corps physique, le corps de la forme, mais nous devrions le voir comme un symbole du dharmakaya, de la vraie forme, du vrai corps : un symbole du Bouddha tel qu'il est dans son essence ultime, au-dessus et au-delà du temps, dans l'éternité.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.