La plupart de nos problèmes, voire même tous, peuvent véritablement être ramenés à la question du bonheur et du malheur. Que faisons-nous habituellement quand, pour une raison ou une autre, nous nous sentons malheureux ? Ce qu'habituellement nous ne faisons pas est nous demander pourquoi nous nous sentons malheureux. Si nous nous le demandons, ce n'est que superficiellement, et la réponse que nous nous donnons n'est que superficielle : en termes de symptômes, ou de raisons externes. Ce que nous faisons habituellement, c'est essayer d'échapper au sentiment d'être malheureux. Nous nous sentons malheureux et nous ricochons simplement, ou essayons de ricocher, de cet état vers l'état opposé de bonheur. Cela signifie généralement que nous nous attachons à un objet ou à une expérience qui, nous le croyons, nous donnera le bonheur dont nous manquons et que nous cherchons. En d'autres termes, ce que nous faisons généralement est de nous fixer le bonheur comme but et de nous efforcer de l'atteindre.
Nous essayons d'échapper à notre expérience du malheur, et nous essayons d'atteindre le but du bonheur. Mais là, comme vous le savez très bien, nous échouons presque toujours. Après tout, durant toute notre vie, d'une façon ou d'une autre, nous sommes à la recherche du bonheur : personne ne va à la recherche de la misère. Tout le monde se fixe le bonheur comme but, mais tout le monde échoue à l'atteindre. Il n'y a personne qui puisse vraiment dire qu'il est si heureux qu'il ne pourrait pas même s'imaginer étant un peu plus heureux. La plupart des gens, s'ils sont honnêtes avec eux-mêmes, doivent admettre que leur vie est une vie plus ou moins malaisée ou peu satisfaisante, ponctuée par de petits éclairs de bonheur et de joie qui leur font au moins temporairement oublier leur inconfort et leur mécontentement, si ce n'est leur véritable misère.
Tout ceci nous amène à un principe des plus importants, qui est que le fait de se fixer ainsi des buts est, réellement, un substitut à la prise de conscience, ou à la connaissance de soi. Si nous nous sentons malheureux, au lieu d'essayer de comprendre pourquoi, nous nous fixons le but d'être heureux, afin d'échapper au malheur. C'est automatique, ou instinctif. Il n'y a là aucune connaissance ou prise de conscience de soi.
Nous ne devrions pas essayer d'échapper à nous-même. Nous devrions commencer par rester simplement avec nous-même, tel que nous sommes. Nous devrions essayer de comprendre, beaucoup plus profondément que de façon simplement intellectuelle, pourquoi nous sommes ce que nous sommes. Si nous souffrons, acceptons la souffrance et comprenons pourquoi nous souffrons. Ou, le cas échéant, si nous sommes heureux, acceptons le bonheur (sans se sentir coupable) et comprenons pourquoi nous sommes heureux. Cette compréhension n'est pas qu'une simple chose intellectuelle ; c'est quelque chose qui doit vraiment aller très profondément. Pour certaines personnes, cette pénétration, cette vue intérieure pénétrante, se produit au cours de la méditation. Méditer, ce n'est pas seulement fixer son esprit sur un objet, ce n'est pas seulement retourner une certaine idée dans son esprit. Méditer implique notamment d'aller au fond de son propre esprit, et de l'illuminer depuis les profondeurs. En d'autres termes, méditer implique d'exposer ses motifs, les causes profondes de ses états mentaux, les causes de sa joie comme de sa tristesse. De cette façon, dans la prise de conscience prendra place un véritable développement.
Venons-en au sujet du nirvana. Il est possible de décrire le nirvana de différentes façons. Un des vers du Dhammapada, par exemple, est : « nibbanam paramam sukham », c'est-à-dire : « le nirvana est la félicité suprême ». Supposons que vous vous sentiez malheureux, que vous traversiez une passe particulièrement difficile, très bouleversée, et que vous vous sentiez très bas. Supposons que, dans cet état, vous entendiez une conférence, durant laquelle il est dit que le nirvana est la félicité suprême. Quelle est votre réaction ? Vous pensez en vous-même : « Bien, c'est juste ce que je veux », et vous décidez de faire du nirvana votre but. Mais on peut dire que ceci est le comble de l'absence de prise de conscience. Ceci n'a rien du tout à voir avec le bouddhisme. Vous vous êtes juste attaché au nirvana (étiqueté « félicité suprême ») parce qu'à ce moment précis il se trouve correspondre à vos besoins et à vos sentiments subjectifs. Ceci arrive constamment. Nous essayons d'utiliser le nirvana d'une façon complètement dépourvue de prise de conscience pour la résolution de problèmes qui ne peuvent vraiment être résolus qu'à l'aide de la prise de conscience.
Dans la situation que j'ai présentée, ce que vous devez faire, c'est commencer par reconnaître votre malheur. Regardez les faits en face ! Consentez à dire : « Je suis malheureux », ou « je suis misérable », ou même « je suis absolument misérable ». N'essayez pas de le cacher. N'essayez pas de prendre ce sourire habituel, pour laisser tout le monde penser que vous êtes au sommet du monde. Bien sûr, soyez enjoué avec les autres ; ne les démoralisez pas avec votre tristesse. Mais, au moins, ne vous cachez pas à vous-même le fait de votre malheur. Pour commencer, reconnaissez-vous vous-même, comme un vous malheureux. Étudiez ce vous malheureux. Vivez avec lui, à ses côtés. N'essayez pas de vous en débarrasser. Demandez-vous : « Qu'est ce qui me rend malheureux ? Quelle en est la source ? » Ne vous cramponnez pas à un chemin menant hors de votre malheur. N'essayez pas, trop rapidement ou trop inconsciemment, de vous fixer un but de non-misère, de bonheur, même sous la forme du nirvana. Essayez de voir de plus en plus clairement ce qui, en vous, vous bouleverse et vous rend misérable. Si vous pouvez faire cela, alors vous pourrez voir qu'il y a une possibilité, progressivement, d'atteindre finalement le nirvana. Le nirvana, cependant, ne sera certainement pas atteint en utilisant l'idée du nirvana (en tant que « félicité suprême », ou sous n'importe quelle autre forme) comme un moyen d'échapper au malheur sans prendre conscience de ce qu'est la cause de ce malheur. C'est la prise de conscience, la connaissance de soi, qui est d'importance absolue.
À ce stade, nous pouvons peut-être apprécier un petit paradoxe et dire que le but du bouddhisme consiste à devenir complètement conscient, à tous les niveaux, de pourquoi nous voulons atteindre un but ; il consiste en une prise de conscience de notre besoin d'atteindre un but. En allant un peu plus loin encore, nous pouvons dire que le nirvana consiste, réellement, en la prise de conscience complète de pourquoi nous voulons atteindre le nirvana : si nous comprenons entièrement et complètement pourquoi nous voulons atteindre le nirvana, alors nous avons atteint le nirvana. Nous pouvons même dire que la personne qui n'a pas de prise de conscience a besoin d'un but mais que, du fait de son manque de prise de conscience, elle est incapable de formuler un but authentique, tandis que, du fait de sa prise de conscience, la personne qui prend conscience est capable de formuler un but, mais n'en a pas besoin. Voilà, véritablement, la situation.
Si j'avais fait ici une description conventionnelle du nirvana, disant que le nirvana est « ceci » ou « cela », vous auriez rejeté cet aspect-ci ou cet aspect-là du nirvana, selon vos propres besoins, largement inconscients. Si vous ressentez un besoin inconscient d'être heureux, et si j'avais dit que le nirvana était la félicité suprême, vous vous y seriez attachés, vous vous y seriez installés, sans vraiment réaliser ce que vous étiez en train de faire. D'un autre côté, si vous êtes suffisamment sensibles à votre manque de connaissance et de compréhension, et si j'avais dit que le nirvana est un état d'Illumination complète, vous vous seriez attachés à cela, une fois encore à demi inconsciemment. De la même manière, si vous ressentez que votre vie est limitée, que vous n'avez pas de liberté, si, peut-être, vous avez l'astreinte d'un travail ou d'une famille, et si j'avais mentionné que le nirvana est l'Émancipation, vous auriez pensé : « Voilà ce que je veux. » Quoi que j'aie pu dire, vous vous seriez fixé un but de cette façon à demi consciente, sans essayer de comprendre pourquoi vous êtes malheureux, ou pourquoi vous êtes ignorant, ou pourquoi vous êtes astreint. Vous auriez simplement pris le nirvana comme une solution intérimaire à demi consciente, ce qui, bien sûr, ne vous aurait pas beaucoup aidé.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.