Pour revenir à notre sujet principal, nous avons vu que l'atteinte de l'Éveil représente l'entrée dans une nouvelle dimension de l'être, et non le prolongement de l'ancienne, aussi raffinée ait-elle été. Après son Éveil sous l'arbre de l'Éveil, le Bouddha est une personne différente, une nouvelle personne même.
Nous avons tendance, malheureusement, à penser à l'Éveil du Bouddha sous l'angle de notre propre expérience de la vie. Au cours de notre vie, durant tant d'années, nous faisons diverses expériences, nous apprenons différentes choses, nous allons à divers endroits et rencontrons diverses personnes. Mais, à y regarder de plus près, on peut reconnaître que nous restons la même personne. Peut-être sommes-nous aujourd'hui la même personne que nous étions vingt ou trente ans auparavant, quand nous étions un enfant. C'est très souvent le cas. Nous ne réussissons pas à grandir hors des attitudes de notre première enfance, et nous restons souvent profondément, dramatiquement et tristement conditionné par notre passé infantile. Les changements qui se produisent en nous au cours de notre vie sont comparativement superficiels. Nous rencontrons même le bouddhisme, et prenons refuge dans le Bouddha, mais le changement n'est pas très profond.
Mais, pour le Bouddha, l'expérience de l'Éveil n'était pas comme cela. Elle ne représentait pas en lui un petit changement, un changement périphérique, un changement de surface. C'était quelque chose de beaucoup plus profond et beaucoup plus spectaculaire que cela. C'était plutôt comme le changement qui prend place entre deux vies, quand vous mourez dans une vie, renaissez dans une autre, et qu'entre les deux il y a un grand abîme. L'expérience de l'Éveil est bien plus comme la mort. En fait, dans certaines traditions bouddhiques, l'Éveil est appelé la « grande mort ». Quand vous êtes Éveillé, tout ce qui est du passé meurt, est annihilé, et vous renaissez complètement.
Dans le cas du Bouddha, Siddhartha meurt. Ce n'est pas que Siddhartha soit changé, amélioré, corrigé un peu. Siddhartha est fini. Siddhartha meurt au pied de l'arbre de l'Éveil, et le Bouddha naît. Le Bouddha ne commence à exister qu'après la mort de Siddhartha. Nous disons que le Bouddha est « né », mais ce n'est même pas comme cela. En fait, au moment où Siddhartha meurt, le Bouddha est vu comme ayant tout le temps été vivant. Par « tout le temps », nous voulons vraiment dire au-dessus et au-delà du temps, totalement au-delà du temps.
Une autre réflexion importante de la pensée bouddhique, et de la pensée métaphysique occidentale, est que le temps et l'espace ne sont pas, comme nous pensons généralement qu'ils le sont, des choses en elles-mêmes. Nous pensons à l'espace comme à une sorte de boîte dans laquelle les choses se déplacent ; nous pensons au temps comme à une sorte de tunnel dans lequel les choses bougent. Mais ils ne sont pas vraiment comme cela. Le temps et l'espace sont réellement des formes de notre perception : nous percevons les choses sous la forme du temps et sous la forme de l'espace. Quand nous voyons les choses, quand nous en faisons l'expérience sous ces formes, à travers ces « lunettes », à travers ces dimensions, alors nous en parlons en termes de phénomènes. Ces phénomènes forment le monde de l'existence relative et conditionnée, ou de ce que les bouddhistes appellent le samsara. Mais quand nous entrons dans la dimension de l'éternité, nous allons au-delà du temps et de l'espace, et nous allons donc au-delà des phénomènes, qui ne sont des réalités que vues sous la forme de l'espace et du temps. Nous allons au-delà du samsara et, dans le langage du bouddhisme, nous entrons en nirvana ; ou bien, dans le langage hindou, nous allons de l'obscurité à la lumière, du non-réel au réel, de la mort à l'immortalité.
L'Éveil est souvent décrit comme un éveil à la vérité des choses. C'est voir les choses telles qu'elles sont réellement, et non telles qu'elles apparaissent ; voir les choses dans leur vérité, dépourvues de tout voile ; voir les choses avec une objectivité parfaite, sans être influencé par aucun conditionnement psychologique. On en parle aussi en termes de « devenir un avec les choses », devenir un avec la réalité. Le Bouddha, celui qui s'est éveillé à cette vérité, celui qui, si l'on peut dire, existe hors du temps dans la dimension de l'éternité, peut donc être considéré comme la réalité elle-même, sous forme humaine. La forme est humaine, mais la « substance » est réalité. Voilà ce que l'on veut dire lorsque l'on dit que le Bouddha est un « être humain Éveillé ». Il y a une forme humaine, mais il n'y a pas l'esprit humain ordinaire, conditionné. Au lieu de l'esprit humain conditionné, avec tous ses préjugés, ses préconceptions et ses limitations, il y a l'expérience ou la prise de conscience de la réalité elle-même. Le Bouddha symbolise ou représente donc la réalité sous une forme humaine.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.