Nous savons, ne serait-ce qu'à partir de notre expérience ordinaire de la vie, qu'il y a beaucoup de points de vue, d'angles différents sous lesquels nous pouvons considérer la même chose. Nous pouvons aussi considérer un objet particulier depuis différents niveaux d'existence ou de réalité. Par exemple, nous pouvons regarder quelque chose du point de vue du temps, ainsi que du point de vue de ce que nous pouvons appeler « l'éternité », au-dessus et au-delà du temps, complètement déconnectée du temps. Dans le premier cas, quand nous voyons les choses en termes d'espace et de temps, nous les voyons en termes de processus. Dans le second cas, quand nous voyons les choses dans la dimension de l'éternité, nous les voyons en tant que réalités non changeantes. En utilisant l'expression « non changeante », je ne veux pas dire que ces phénomènes particuliers restent sans changement dans le processus temporel, mais qu'ils sont en dehors du temps, au-dessus et au-delà du temps, dans une dimension totalement différente.
Les principaux détails de la vie du Bouddha nous sont familiers. Nous savons que le Bouddha est né dans le jardin de Lumbinî, nous connaissons son éducation et savons comment il a quitté sa maison. Nous savons qu'il a atteint l'Éveil à l'âge de trente-cinq ans, nous savons comment il a enseigné le Dharma, et comment, finalement, il est mort. Mais il est un fait de la biographie du Bouddha que nous ne gardons pas toujours à l'esprit, qui est qu'elle traite, en un sens, de deux personnes très différentes (que nous pouvons appeler l'une Siddhartha et l'autre le Bouddha), qui sont séparées l'une de l'autre par l'événement de l'Éveil.
L'Éveil du Bouddha fut l'événement central de sa vie. Mais comment y pensons-nous ? Graphiquement, nous pensons habituellement à l'Éveil comme à un pic dans la vie du Bouddha, à sa vie avant l'Éveil comme à une pente douce montant vers le pic (sa sortie du monde, sa méditation dans la jungle, etc., marquent des étapes de la montée), et, peut-être, à sa vie après l'Éveil comme à une pente douce descendant du pic. Nous pensons qu'après l'Éveil, le Bouddha était plus ou moins le même qu'avant l'Éveil - excepté bien sûr le fait qu'il était éveillé.
Si, nous-mêmes, avions été avec le Bouddha quelques mois avant son Éveil et quelques mois après, nous n'aurions presque certainement pas été capables de percevoir une différence en lui. Après tout, nous aurions vu le même corps physique et probablement les mêmes vêtements. Il aurait parlé la même langue et aurait eu les mêmes caractéristiques générales.
Nous avons donc tendance à considérer l'Éveil comme la dernière touche apportée à un processus étalé sur une très longue durée, ou comme le cheveu qui fait basculer la balance, cette petite différence qui fait toute la différence. Mais en fait ce n'est pas du tout comme cela.
L'Éveil, celui du Bouddha ou celui de quelqu'un d'autre, représente le point d'intersection du temps et de l'éternité. À strictement parler, seule une ligne peut avoir une intersection avec une autre ligne, et quoique nous puissions représenter le temps par une ligne, nous ne pouvons pas représenter l'éternité par une ligne, et nous ne pouvons donc pas vraiment parler de l'intersection de l'éternité et du temps. Peut-être devrions-nous plutôt penser au temps comme à une ligne qui, au lieu de se propager indéfiniment, s'arrête à un point donné. À ce « point d'intersection », la première ligne, le temps, n'a pas d'intersection avec une autre, mais s'arrête simplement. Ou bien elle disparaît dans une nouvelle dimension. Nous pouvons comparer le temps disparaissant dans la nouvelle dimension de l'éternité à un fleuve coulant dans l'océan. Cette comparaison a beaucoup servi, mais si on ne la prend pas trop littéralement elle reste utile. Nous pouvons peut-être l'améliorer en imaginant que l'océan est au-delà de l'horizon, juste hors de notre vue. C'est alors comme si le fleuve s'arrêtait à l'horizon, ou bien coulait dans le néant. Ainsi, le temps s'arrête à l'éternité, l'éternité lui succède. Et c'est ce que nous voulons dire par Éveil. Du point de vue du temps, Siddhartha devient le Bouddha, évolue en un bouddha. Mais du point de vue de l'éternité, Siddhartha cesse d'exister, il disparaît, tout comme le fleuve disparaît à l'horizon, et le Bouddha prend sa place, ou bien est simplement là, car bien sûr il a toujours été là.
L'histoire d'Angulimala illustre ce sujet des deux dimensions du temps et de l'éternité. Angulimala était un bandit célèbre. Il vivait dans une grande forêt, quelque part au centre de l'Inde. Angulimala avait une habitude assez déplaisante : il attrapait les voyageurs qui passaient dans la forêt et leur coupait les doigts. Il gardait tous les doigts et en faisait une guirlande, qu'il portait autour de son cou. C'est en fait pour cela qu'il était appelé Angulimala, ce qui veut dire « celui qui porte une guirlande de doigts » (anguli veut dire doigt, et mala guirlande).
Au moment où l'histoire commence, le Bouddha s'apprêtait à traverser la forêt. Les villageois, qui connaissaient l'existence d'Angulimala, parlèrent au Bouddha du danger qu'il encourait et essayèrent de le dissuader d'y aller. Mais, bien sûr, il ignora leurs avertissements et partit. Il se trouve que ce jour-là, Angulimala était un peu désespéré. Apparemment, il avait alors quatre-vingt-dix-huit doigts, et voulait en avoir cent. Sa vieille mère vivait avec lui dans la forêt. Elle faisait la cuisine pour lui - une âme bien dévouée. Et il venait juste de décider d'avoir son doigt à elle, car il en avait assez d'attendre ; peut-être le harcelait-elle aussi un peu. Il s'était résolu à prendre son doigt, car ainsi un seul autre lui aurait suffi pour atteindre la centaine. Mais dès qu'il vit venir le Bouddha il changea d'avis, pensant : « Je peux toujours revenir couper le doigt de ma mère. Je vais commencer par aller prendre le doigt de ce moine. »
Selon l'histoire, c'était un très bel après-midi. L'atmosphère était très paisible. Le seul bruit était celui des oiseaux chantant dans les arbres. Le Bouddha marchait lentement, méditativement, sur le petit sentier qui serpentait dans la forêt. Le plan d'Angulimala était de surprendre le Bouddha par-derrière, de lui sauter dessus, et de lui couper un doigt avant qu'il puisse protester ou se battre. Il sortit donc de l'ombre de la forêt et furtivement commença à suivre le Bouddha.
Il avait suivi le Bouddha pendant quelque temps quand il remarqua qu'une chose très bizarre se produisait. Quoiqu'il ait semblé se déplacer beaucoup plus vite que le Bouddha, la distance entre les deux ne diminuait pas. Le Bouddha marchait lentement, là, devant lui. Et lui, derrière, allait beaucoup plus vite, mais sans se rapprocher du Bouddha. Alors, il accéléra son pas, jusqu'à ce qu'il se mette à courir. Mais, là encore, le Bouddha restait à la même distance devant lui, marchant toujours, avec lenteur et attention. Quand Angulimala réalisa ce qui se produisait il se mit à transpirer abondamment, de peur et de confusion. Il décida de faire un dernier effort, un dernier sprint. Il rassembla toutes ses forces et se mit à courir. Mais cette fois encore il ne se rapprocha pas du Bouddha, et le Bouddha sembla au contraire marcher plus lentement encore.
Désespéré, Angulimala cria au Bouddha : « Arrête-toi ! » Le Bouddha se retourna et dit : « Je suis arrêté ; c'est toi qui bouges. » Angulimala, qui malgré sa peur avait beaucoup de présence d'esprit, dit : « Tu es supposé être un moine, un sramana. Comment peux-tu dire un mensonge ? Tu dis que tu es arrêté, mais je ne peux pas te rattraper, même en courant aussi vite que je le peux. Comment peux-tu dire que tu es arrêté ? » Le Bouddha dit : « Je suis arrêté, car je suis arrêté dans le nirvana. Tu bouges, car tu tournes sans cesse dans le samsara. » Ce fut la réponse du Bouddha. Angulimala, bien sûr, devint un disciple du Bouddha.
Angulimala ne pouvait pas rattraper le Bouddha, car le Bouddha bougeait (ou était arrêté, ce qui ici est la même chose) dans une dimension différente. Angulimala, représentant le temps, ne pouvait rattraper le Bouddha, représentant l'éternité. Aussi longtemps que dure le temps, il n'arrive jamais à un point où il rattrape l'éternité. Angulimala pourrait toujours courir aujourd'hui, deux mille cinq cents ans après, mais il n'aurait pas rattrapé le Bouddha : la distance entre eux serait toujours la même qu'alors.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.