Il est dit que la bodhicitta apparaît comme résultat de la coalescence entre deux tendances de l'expérience habituellement considérées comme contradictoires (dans l'expérience ordinaire, elles sont vraiment contradictoires, en ce sens qu'on ne peut les poursuivre toutes les deux en même temps). On peut les décrire comme la tendance au retrait et la tendance à l'implication.
La première tendance représente le mouvement de retrait total des choses mondaines, qui est le renoncement dans le sens extrême. On se retire du monde, des activités mondaines, des pensées mondaines, des associations mondaines. Il est dit que ce mouvement de retrait est favorisé par une pratique particulière, la « réflexion sur les défauts de l'existence conditionnée ». Vous réfléchissez au fait que l'existence conditionnée, la vie dans le cycle de l'existence n'est pas seulement très peu satisfaisante, elle est profondément insatisfaisante. Elle entraîne toutes sortes d'expériences de nature déplaisante : des choses que l'on veut mais que l'on ne peut pas avoir, des gens que l'on aime dont on est séparé, des choses que l'on ne veut pas faire et que l'on doit faire. Il y a tout ce fâcheux problème : gagner sa vie. Il faut s'occuper du corps physique, le nourrir, le soigner quand il est malade. Il faut s'occuper de sa famille, de son mari, de sa femme, de ses enfants, etc. Vous sentez que tout cela est trop et que vous devez vous en éloigner, vous en sortir. Vous désirez échapper au cycle de l'existence et aller en nirvana, dans un état où vous n'avez pas toutes ces choses. Vous souhaitez quitter toutes les fluctuations et les vicissitudes de cette vie mondaine, pour la paix et le repos éternels.
La seconde tendance, la tendance à l'implication, représente la préoccupation envers les êtres vivants. On pense : « Oui, je voudrais partir. Ce serait très bien pour moi. Mais les autres ? Qu'est-ce qui leur arrivera ? Il y en a qui ne peuvent supporter les choses aussi bien que je le peux. Si je les abandonne, comment vont-ils s'en sortir ? » Cette tendance est favorisée par la « réflexion sur la souffrance des êtres vivants ». Dans la tendance au retrait, vous ne réfléchissez aux défauts de l'existence conditionnée que dans la mesure où ils vous affectent, mais ici vous y réfléchissez dans la mesure où ils affectent les autres êtres vivants. Vous réfléchissez donc aux souffrances des êtres vivants.
Il vous suffit de regarder autour de vous les personnes que vous connaissez, tous vos amis, toutes vos connaissances, et de réfléchir à toutes les difficultés qu'elles endurent. Il peut y avoir une personne qui a perdu son travail et ne sait que faire. Le mariage d'une autre s'est brisé. Une autre, peut-être, a fait une dépression nerveuse. Une autre est en deuil, ayant perdu, peut-être, son mari, sa femme ou son enfant. Si vous y réfléchissez, vous réalisez qu'il n'y a pas une seule personne que vous connaissez qui ne souffre d'une façon ou d'une autre. Même si elles sont heureuses, au sens ordinaire, il y a toujours des choses qu'elles doivent supporter : une séparation, une maladie, la faiblesse et la fatigue de la vieillesse, et enfin la mort, qu'elles ne veulent certainement pas.
Si vous élargissez votre champ de vision, vous pouvez réfléchir à toute la souffrance qu'il y a dans tant d'endroits du monde. Il y a des guerres. Il y a des catastrophes de diverses sortes, des crues ou des famines. Les gens meurent parfois de manière horrible : il suffit de penser à la deuxième guerre mondiale et aux gens mourant dans les camps de concentration. Vous pouvez jeter un œil plus loin encore, penser aux animaux et voir combien ils souffrent, non seulement du fait d'autres animaux, mais aussi du fait de l'homme. Vous pouvez voir ainsi que la totalité du monde des êtres vivants est impliquée dans la souffrance - et dans tant de souffrance ! Quand on réfléchit ainsi aux souffrances des êtres vivants, on pense : « Comment puis-je simplement penser à tout quitter ? Comment puis-je penser à partir pour quelque nirvana privé, qui peut être très satisfaisant pour moi, mais personnellement ne les aide pas ? »
Ainsi, nous faisons l'expérience d'une sorte de conflit - si notre nature est assez vaste pour embrasser les possibilités d'un tel conflit. D'un côté, nous voulons partir ; de l'autre, nous voulons rester ici. La tendance au retrait est là, la tendance à l'implication est là. Choisir un des côtés de l'alternative est facile : il est facile soit de se retirer dans un individualisme spirituel, soit de rester impliqué d'une façon mondaine. Beaucoup de gens, en fait, prennent la solution de la facilité, certains choisissant de partir, d'autres de rester. Certains s'en vont vers un individualisme spirituel, vers une expérience spirituelle privée. D'autres restent dans le monde, mais dans un sens purement séculier, sans beaucoup de perspective spirituelle.
Ce que nous essayons d'expliquer ici est que, quoique contradictoires, ces deux tendances, la tendance au retrait ainsi que la tendance à l'implication, doivent être développées dans la vie spirituelle. On pourrait dire que la tendance au retrait incarne l'aspect de sagesse de la vie spirituelle (prajña), et que la tendance à l'implication incarne l'aspect de compassion (karuna). Ces aspects doivent tous deux être développés. Ce développement commun est favorisé par ce que l'on appelle la remémoration du Bouddha. On garde constamment à l'esprit l'idéal de l'Éveil parfait, insurpassé, de l'Éveil pour le bienfait de tous les êtres sensibles, dont l'exemple le plus parfait est celui du Bouddha Gautama lui-même, le maître humain et historique.
Ce que l'on doit faire, c'est de ne pas laisser se relâcher la tension entre ces deux tendances. Si l'on fait cela, alors, en un sens, on est perdu. Même si elles sont contradictoires, on doit toutes deux les poursuivre, simultanément. On doit sortir et rester, voir les défauts de l'existence conditionnée et en même temps sentir les souffrances des êtres vivants, développer tant la sagesse que la compassion. Poursuivant simultanément ces deux tendances, la tension monte de plus en plus (ce n'est bien entendu pas une tension psychologique mais une tension spirituelle). Elle monte jusqu'à un point où l'on ne peut pas aller plus loin. Quand on a atteint ce point, quelque chose se produit. Ce qui se produit est difficile à décrire, mais peut en première approche être décrit comme une explosion. Résultant de la tension qui a été générée par la poursuite simultanée de ces deux tendances contradictoires, il se produit une percée dans une autre dimension de conscience spirituelle, où les deux tendances, le retrait et l'implication, ne sont plus deux, non pas parce qu'elles ont été artificiellement amalgamées en une, mais parce que le niveau où existait leur dualité, où il leur était possible d'être deux choses, a été transcendé.
Quand on fait cette percée, on fait l'expérience d'être en même temps en retrait et impliqué, d'être en même temps « au-dedans » et « au-dehors ». À ce moment, la sagesse et la compassion sont devenues non duelles (si l'on veut, on peut dire qu'elles sont devenues « un », mais ce n'est pas un « un » arithmétique). Quand l'explosion se produit, quand pour la première fois on est à la fois en retrait et impliqué, ayant à la fois sagesse et compassion non pas comme deux choses « l'une à côté de l'autre » mais comme « une chose », on peut dire que la bodhicitta est apparue.
Selon la tradition bouddhique, on donne expression à cette expérience sous la forme des « quatre grands vœux » du bodhisattva. Tout d'abord, le bodhisattva fait le vœu qu'il va délivrer tous les êtres des difficultés (difficultés non seulement de nature spirituelle, mais aussi de nature mondaine). Deuxièmement, il fait le vœu qu'il va détruire dans son propre esprit toutes les souillures spirituelles et, avec l'aide de ses conseils, les détruire aussi dans l'esprit d'autres êtres vivants. Troisièmement, il fait le vœu qu'il apprendra le Dharma dans tous ses aspects, qu'il le pratiquera, qu'il le réalisera, et qu'il l'enseignera à d'autres. Quatrièmement, il fait le vœu que, de toutes les façons possibles, il aidera tous les êtres vivants à se diriger vers l'Éveil parfait et insurpassé.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2009.