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Le Dharma, tel qu'enseigné personnellement par le Bouddha à ses disciples, tel que transmis oralement par ses disciples après le parinirvana du Bouddha, et tel qu'écrit bien plus tard sous la forme des écritures, est connu sous le nom particulier de buddhavacana, ce qui signifie « parole du Bouddha ». Le terme buddhavacana est souvent utilisé en référence aux écritures bouddhiques, mais il a des implications plus profondes. Nous allons en examiner quelques-unes ici.
Tout d'abord, nous devons insister sur le fait que le buddhavacana est la parole du Bouddha. Bouddha n'est pas qu'un nom de personne, comme Rahula ou Nanda. Bouddha est un titre, signifiant littéralement « celui qui Connaît ». Un bouddha est quelqu'un qui a réalisé la Vérité, ou la Réalité. La parole du Bouddha n'est donc pas comme celle d'une personne ordinaire. Le buddhavacana est l'expression, en termes de discours humain, d'un état de conscience Éveillé. Même si nous connaissons la signification de Bouddha et de buddhavacana, nous ne réalisons pas toujours cela. Nous avons tendance, peut-être de façon inconsciente, à penser au Bouddha comme parlant d'une manière similaire à une personne ordinaire car, après tout, il utilise les mêmes mots. Mais, même si les mots peuvent être les mêmes, il y a derrière les mots du Bouddha quelque chose qui n'est pas derrière nos mots. Derrière les mots du Bouddha se tient la conscience Éveillée. Ainsi, « pour ceux qui ont des oreilles pour entendre », la parole du Bouddha exprime cette conscience Éveillée.
De plus nous devons comprendre que, bien que les mots du Bouddha expriment sa conscience Éveillée, ils ne l'expriment pas directement. Nous ne devons pas penser qu'il y a là une conscience Éveillée et qu'il en sort, directement, des mots exprimant cette conscience Éveillée. Ce n'est pas aussi simple que cela car, intervenant entre la conscience Éveillée et son expression sous forme de parole humaine ordinaire, se trouvent plusieurs niveaux intermédiaires d'être et d'expérience. Ces niveaux sont en principe eux aussi inclus dans ce que l'on appelle le buddhavacana. Nous allons examiner chacun de ces niveaux.
Tout d'abord il y a le niveau - au-delà de tous les niveaux - de l'esprit Éveillé lui-même, de l'esprit de Bouddha. Nous utilisons l'expression « l'esprit Éveillé », mais il nous est très difficile de nous faire une idée de ce à quoi cela ressemble, car dans cet esprit Éveillé il n'y a pas de sujet et pas d'objet ; la conscience ordinaire qui est dominée par la distinction sujet-objet peut à peine concevoir l'esprit Éveillé. Nous pouvons seulement dire, quoique même cela soit trompeur, que l'esprit Éveillé est la prise de conscience pure et indifférenciée, que c'est le vide absolu, que c'est absolument lumineux - une masse continue de luminosité spirituelle -, que c'est complètement satisfaisant et est donc la paix et le bonheur au-delà de toute compréhension humaine, que c'est au-dessus et au-delà de l'espace et du temps, et qu'en cela tout est connu car en cela il n'y a rien à connaître. Nous pourrions le décrire, plus métaphoriquement, comme étant un océan vaste et sans limites, dans lequel des millions d'univers ne sont rien qu'une petite vague, ou même qu'une seule goutte d'écume.
Dans cet esprit Éveillé (nous ne pouvons en parler qu'en termes d'espace et de temps, même s'il les transcende tous les deux) apparaît le désir de communiquer avec l'esprit non éveillé, au niveau de l'esprit non éveillé. L'Éveil désire communiquer l'Éveil (après tout, il n'a rien d'autre à communiquer ; l'Éveil ne peut que communiquer l'Éveil). Nous pouvons identifier ce désir comme étant la compassion. Cette communication, à ce niveau le plus haut, est très subtile ; elle n'a rien de brut ou d'évident. C'est comme un tremblement, ou une vibration subtile, qui passe entre l'esprit Éveillé et l'esprit qui est tout près de l'Éveil.
Nous pouvons penser à cette vibration en termes imaginaires, comme à un son extrêmement subtil : non pas un son brut, physique, externe, que nous pouvons entendre avec nos oreilles, ni même un son que nous pouvons entendre avec notre oreille intérieure, dans le sens psychologique ordinaire, mais une sorte de son vierge, primordial, mantrique. C'est quelque chose qui est équivalent, au niveau spirituel, à ce que nous appelons un son. Ce son, ce son sans son, même, est le buddhavacana dans le sens le plus élevé du terme.
Ce son est produit par l'esprit de bouddha, par la réalité elle-même. La conscience Éveillée n'est pas limitée par le temps ou le lieu. Elle produit donc ce son tout le temps, en tout lieu. Quelques traditions indiennes identifient ce son cosmique primordial avec le mantra Om : non pas Om prononcé par une langue humaine, mais un Om subtil, intérieur, spirituel, qui peut parfois être entendu en méditation ou dans d'autres états de conscience élevés. On peut même l'entendre venant de tous les objets phénoménaux de l'univers puisque l'esprit de bouddha est, si l'on peut dire, derrière chacun d'eux, résonnant à travers chacun d'eux. On peut même dire, poursuivant notre précédente analogie, que la conscience Éveillée est comme l'océan et les objets phénoménaux comme les vagues ou l'écume, et que c'est comme si chaque vague, chaque goutte d'écume, chaque phénomène de l'univers répétait sans cesse ce mantra Om, et rien d'autre que Om.
En entendant ce mantra, on écoute la parole du Bouddha. En l'entendant, on entend et on comprend tout ; tout est dans ce son indifférencié. Aucun mot n'est nécessaire. Aucune pensée n'est nécessaire. Il n'y a pas besoin d'images. De ce seul son primordial, résonnant de l'esprit de bouddha, on entend tout, on connaît tout, et on comprend tout.
Le second niveau est le niveau des images archétypales. L'esprit Éveillé descend d'un niveau, si l'on peut dire, vers le niveau des images archétypales. À ce niveau se trouvent des images du soleil et de la lune, de la lumière et de l'obscurité, des cieux et de la terre ; des images d'oiseaux, d'animaux, de fleurs ; des images de pluie, de vent, de tonnerre, d'éclairs ; des images de bouddhas et de bodhisattvas ; des images de dieux et de déesses ; des images paisibles et des images courroucées ; des images, peut-être surtout, qui sont brillamment colorées et lumineuses, venant des profondeurs de l'espace infini.
Elles ne sont pas créées par l'esprit humain individuel, ni par la conscience collective, ni même par l'inconscient collectif. Peut-être ces images ne sont-elles pas créées du tout, mais sont-elles co-éternelles, si l'on peut dire, avec la conscience Éveillée elle-même, au moins en ce qui concerne ce niveau de communication. Ces images aussi révèlent tout. Elles le révèlent en termes de forme et de couleur. À ce niveau, ni pensées, ni idées, ni mots ne sont nécessaires. La communication n'est peut-être pas aussi subtile qu'au niveau du son mantrique, mais elle est toujours beaucoup plus subtile et beaucoup plus complète qu'aucune autre chose dont nous faisons ordinairement l'expérience.
Le troisième niveau est celui de la pensée conceptuelle. Ici, nous sommes encore descendus d'un niveau, mais nous devons nous souvenir que c'est toujours l'esprit Éveillé qui « descend » : il ne s'agit pas de la conscience non éveillée s'exprimant en termes de pensée. La pensée conceptuelle est un moyen commun tant à l'esprit Éveillé qu'à l'esprit non éveillé. La pensée conceptuelle est créée par l'esprit non éveillé, mais elle peut être utilisée, et même transformée, par l'esprit Éveillé selon son propre dessein, plus élevé. Ceci nous donne un indice quant à la véritable nature de la « philosophie bouddhique » ou de la « pensée bouddhique ». La pensée bouddhique n'est pas faite des spéculations des esprits non éveillés de bouddhistes ordinaires, qui ne sont bouddhiste en partie que de nom. La pensée bouddhique est une série de tentatives, de la part de l'esprit Éveillé, que ce soit celui du Bouddha Gautama ou d'autres, pour communiquer avec des esprits non éveillés au moyen de concepts. Des doctrines telles que la coproduction conditionnée (pratitya-samutpada) doivent être comprises à la lumière de ceci.
Enfin, nous descendons au niveau des mots. Certaines personnes disent que l'on ne peut pas réellement séparer les mots et les pensées. Le lien entre les deux est certainement très fort (il est plus fort que le lien entre images et pensées). Cependant mots et pensées ne sont pas tout à fait la même chose. Nous avons parfois des pensées que nous ne mettons pas en mots, que nous ne pouvons mettre en mots, même silencieusement pour nous-même.
Ayant dans une certaine mesure exploré ces quatre niveaux, nous pouvons maintenant voir l'énorme gouffre qui sépare la conscience Éveillée, l'esprit d'un Bouddha, de son expression en termes de discours humain ordinaire. Nous percevons le nombre de niveaux que le Bouddha dut « descendre » après son Éveil avant qu'il puisse commencer à enseigner. Nous devons faire attention, cependant, quand nous pensons au Bouddha descendant les divers niveaux, à ne pas penser qu'il laissait derrière lui les niveaux précédents : sa descente se faisait sans rien laisser derrière. La parole du Bouddha est composée de toutes ces quatre choses : le son mantrique primordial, les images archétypales, les concepts, et les mots. Le Dharma est transmis à tous ces niveaux, et pas seulement à travers les mots ordinaires.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.