Les deux premiers nidanas (l'ignorance et les activités formatrices) sont ensemble appelés le « processus causal de la vie précédente ». En d'autres termes, notre ignorance spirituelle primordiale et nos actions passées accomplies lors d'existences précédentes et basées sur cette ignorance, ont été la « cause » de notre retour dans cette nouvelle existence, dans notre vie présente.
Les cinq nidanas suivants forment ensemble ce que l'on appelle le « processus d'effet de la vie présente ». En d'autres termes, ici, dans notre vie présente, la conscience apparaissant dans l'utérus de la mère, l'organisme psychophysique, les six sens, le contact et les sensations sont tous l'« effet » de l'ignorance et des activités basées sur l'ignorance, durant la vie précédente.
Les trois nidanas suivants (l'avidité, l'appropriation et le devenir) constituent le « processus causal de la vie présente ». Alors que les cinq nidanas précédents étaient tous des « effets » (les « effets » d'actions précédentes), ces trois nidanas sont tous des « causes » : ils produisent des actions qui doivent porter des fruits dans le futur (soit dans cette vie, soit dans une vie future).
Les deux derniers nidanas (la naissance, et la décrépitude et la mort) constituent le « processus d'effet de la vie future ». Du fait de l'« effet » de nos actions dans cette vie nous renaîtrons, vieillirons et mourrons dans une vie future.
Quand nous tournons ainsi le long du cercle extérieur de la Roue de la Vie, nous voyons comment les douze nidanas se répartissent sur trois vies. Nous voyons comment, du fait de notre ignorance originelle et d'activités basées sur l'ignorance, la graine de la conscience réapparaît dans une nouvelle existence. Cette graine se développe en un organisme psychophysique complètement nouveau. Cet organisme psychophysique est doué des six sens, qui entrent en contact avec les six objets des sens. Résultant de ce contact, des sensations apparaissent. Quand les sensations apparaissent, nous commençons à désirer, puis essayons de nous attacher à celles qui sont plaisantes, tout en rejetant celles qui ne le sont pas. Ainsi, par le biais de l'existence conditionnée, nous grandissons et nous précipitons dans une autre vie future, qui est elle aussi sujette au vieil âge, à la maladie et à la mort.
Nous voyons non seulement que les douze maillons sont répartis sur trois vies, mais qu'ils contiennent une alternance de « processus causals » et de « processus d'effet » (« processus causal de la vie précédente », « processus d'effet de la vie présente », « processus causal de la vie présente » et « processus d'effet de la vie future »). Cette alternance représente un mouvement cyclique entre des paires d'opposés.
Puisque nous avons cette alternance dans le contexte de trois vies, nous voyons qu'il y a trois points où un type de processus change en un autre (« processus causal » en « processus d'effet », ou « processus d'effet » en « processus causal »). Ces trois points sont appelés les trois points de jonction, ou sandhis (c'est le même mot qui est utilisé en pâli et en sanskrit pour l'aurore, où la nuit devient jour, et pour le crépuscule, où le jour devient nuit).
Le premier des trois points de jonction se situe entre le deuxième et le troisième maillon, où les samskaras, les activités volitionnelles basées sur l'ignorance, qui constituent le dernier maillon du « processus causal de la vie passée », sont suivies par le vijñana, la conscience embryonnaire qui apparaît dans l'utérus de la mère et qui représente le premier maillon du « processus d'effet de la vie présente ».
Le deuxième des trois points de jonction se situe entre le septième et le huitième maillon où, en dépendance de la vedana, la sensation, qui est le dernier maillon du « processus d'effet de la vie présente », apparaît la trsna, l'avidité, qui est le premier maillon du « processus causal de la vie présente ».
Le troisième des trois points de jonction se situe entre le dixième et le onzième maillon, où le bhava, le devenir, le dernier maillon du « processus causal de la vie présente », donne naissance à la jati, la naissance, le premier maillon du « processus d'effet de la vie future ».
C'est le deuxième de ces trois points de jonction qui nous intéresse ici. Ce deuxième point de jonction, entre sensation et avidité, est important car il représente le point d'intersection entre les types de conditionnalité cyclique et progressif. C'est le point d'intersection entre le Cercle et la Spirale. C'est le point où soit nous allons complètement « de travers » et faisons encore un tour du Cercle, soit nous commençons à aller droit et à monter le long de la Spirale. Examinons ce point de jonction d'un peu plus près et essayons de voir ce qui s'y passe.
Supposons que nous soyons assis à ne rien faire ; il n'y a pas besoin d'aller plus loin que cela. Sans cesse, diverses sensations apparaissent en nous. Ces sensations sont soit plaisantes, soit douloureuses, soit neutres. Dans la plupart des cas nous réagissons aux sensations plaisantes par l'avidité : nous essayons de nous y attacher, nous voulons les faire durer, nous ne voulons pas les perdre. Si nous avons une expérience plaisante, notre tendance naturelle est d'essayer de la répéter. C'est l'erreur fatale que nous faisons toujours. Laisser la sensation apparaître puis disparaître ne nous satisfait jamais. Si les sensations ne sont pas plaisantes, ou sont douloureuses, ou sont au moins insatisfaisantes, alors de façon instinctive, on pourrait presque dire compulsive, nous essayons de les rejeter. Nous ne voulons rien avoir à faire avec elles. Nous essayons d'y échapper. C'est l'aversion (dvesa). Si nous sommes confrontés à une sensation qui n'est ni plaisante ni douloureuse, alors, simplement, nous sommes confus. Nous ne savons pas s'il nous faut la prendre ou la rejeter. Ceci, en d'autres termes, est la confusion (moha).
Nous réagissons sans cesse d'une de ces trois façons à toutes les impressions, à toutes les sensations, à toutes les expériences qui affectent notre conscience, continuellement et de tous côtés, à travers les cinq sens et à travers l'esprit. Nous réagissons dans cet ordre cyclique : en dépendance des sensations apparaît l'avidité, ou l'aversion, ou la confusion, selon le cas. De cette manière, un « processus d'effet » est suivi d'un « processus causal », la Roue de la Vie fait encore un tour, et toutes les conditions sont créées, ou recréées, pour une nouvelle renaissance. Ce point précis, où l'avidité apparaît en dépendance des sensations, est l'endroit où tout cela se passe.
Supposons, cependant, que nous ne réagissions pas de la façon que j'ai décrite. Supposons que lorsque les sensations surviennent nous ne réagissions pas avec avidité, aversion ou confusion. Supposons que nous puissions arrêter ce processus. Alors, nous atteignons l'Éveil. Alors, l'existence mondaine et conditionnée cesse et seul reste le transcendant. Ceci, bien sûr, est plus facile à dire qu'à faire.
On peut généralement dire qu'il y a deux manières de s'assurer que la sensation n'est pas suivie de l'avidité, de s'assurer que la roue ne fait pas un autre tour. Il y a une « manière soudaine » où la roue est brisée d'un seul coup, si l'on peut dire, et une « manière progressive » dans laquelle la roue est progressivement ralentie : un frein est doucement appliqué, amenant lentement la roue à un arrêt complet.
La première manière, la « manière soudaine », est illustrée, cela vous surprendra peut-être, non pas par une histoire des écritures Zen, mais par une histoire de l'Udana dans le Sutta Pitaka du canon pâli. L'histoire dit qu'un certain moine appelé Bahiya alla là où était le Bouddha. Il voulait rencontrer le Bouddha. Il avait été admis dans le Sangha dans un endroit éloigné du pays, et n'avait donc jamais eu l'occasion de le rencontrer. Quand Bahiya arriva, le Bouddha faisait apparemment sa tournée d'aumônes quotidienne. Bahiya demanda dans quelle direction il était parti et le suivit. Sous peu il le rattrapa. Marchant juste derrière le Bouddha alors que celui-ci allait de porte en porte, Bahiya l'interpella, disant : « S'il te plaît, donne-moi un enseignement. » Selon l'histoire, le Bouddha avait l'habitude de ne jamais parler durant sa tournée d'aumônes, alors il ne dit rien à Bahiya et continua calmement à marcher. Une seconde fois Bahiya lui demanda de façon bien plus urgente cette fois : « S'il te plaît, donne-moi un enseignement. » Le Bouddha l'ignora encore et continua à marcher. Une troisième fois, Bahiya fit sa requête. C'était une autre habitude du Bouddha que si quelqu'un lui demandait quelque chose pour la troisième fois, quelle que soit la question et quoique les conséquences pour celui qui l'avait posée puissent être terribles, le Bouddha répondait. Alors il s'arrêta sur ses pas, se tourna, regarda Bahiya droit dans les yeux, et dit : « Dans le vu, rien que le vu. Dans l'entendu, rien que l'entendu. Dans le touché, rien que le touché. Dans le goûté, rien que le goûté. Dans le senti, rien que le senti. Dans le pensé, rien que le pensé. » Ayant dit seulement cela, il se retourna et continua sa tournée d'aumônes. Bahiya s'éveilla sur-le-champ.
C'est la « manière soudaine ». Le Bouddha dit en fait : « Ne réagis pas ». « Dans l'entendu, rien que l'entendu ». Si un son frappe vos tympans, ce n'est qu'un son. Vous ne devez pas réagir à ce son, que vous l'aimiez ou que vous ne l'aimiez pas, que vous vouliez qu'il continue ou que vous vouliez qu'il cesse. De façon similaire, ne réagissez pas « au vu », « au goûté », « au touché », « au senti », « au pensé ». Laissez l'expérience pure être là. Ne faites pas de cette expérience la base d'une réaction dans l'ordre cyclique. Si vous pouvez faire cela, vous êtes Éveillé sur-le-champ, comme ce fut le cas de Bahiya : d'un seul coup, vous vous détachez de tout le samsara, vous arrêtez la révolution de la roue.
Certains d'entre-vous pensent peut-être que cette « manière soudaine » est impossible. Le cas de Bahiya montre que ce n'est pas vraiment impossible, mais c'est certainement très difficile. Pour la plupart d'entre-nous, donc, sinon pour nous tous, il vaut mieux essayer la « manière progressive ». Elle est appelée « manière progressive », mais elle n'est pas « remettre à jamais ! »
La « manière progressive » peut être expliquée dans les termes du « chemin octuple », dans ceux des « sept étapes de la purification », dans ceux des « dix bhumis », etc. Elle est peut-être expliquée de la meilleure façon dans les termes des « douze maillons positifs ». Ceux-ci constituent, psychologiquement et spirituellement, les étapes successives du chemin ou le mouvement progressif de conditionnalité en spirale qui s'éloigne du Cercle.
Seuls les deux premiers des douze maillons positifs nous intéressent ici. Il s'agit de la duhkha (en pâli : dukkha) qui signifie « douleur », « souffrance », « insatisfaction », et de la sraddha (en pâli : saddha), qui signifie « foi » ou « confiance ».
Dans les douze nidanas du pratitya-samutpada, la duhkha correspond à la vedana, qui est le dernier maillon du « processus d'effet de la vie présente » ; la sraddha correspond à la trsna, qui est le premier maillon du « processus causal de la vie future ».
Nous avons vu comment les impressions, comment les sensations nous touchent de tous les côtés, et comment nous pouvons y réagir par l'avidité, perpétuant ainsi le mouvement cyclique de l'existence. Il nous est cependant possible de réagir d'une manière différente, positive. Alors que toutes ces sensations et expériences (plaisantes, déplaisantes et neutres) nous touchent, nous pouvons commencer à voir qu'aucune d'entre-elles, pas même les plaisantes, n'est réellement satisfaisante. Nous pouvons commencer à voir que même si nous pouvions isoler et faire durer les expériences plaisantes tout en éliminant les expériences douloureuses, cela ne serait toujours pas suffisant : il y aurait toujours un manque caché, une chose non satisfaite, quelque chose de frustré. Nous pouvons commencer à réaliser que toute cette existence conditionnée, notre vie, notre expérience dans le sens ordinaire, n'est pas suffisante : elle ne peut pas nous donner de satisfaction ou de bonheur vrai et permanent. En d'autres termes, si nous l'analysons en profondeur, notre vie, à long terme, est insatisfaisante (duhkha).
Puisque nous voyons notre expérience quotidienne ainsi, nous commençons à lâcher prise. Nous commençons à nous en détacher. Nous n'y portons plus une si grande attention. Nous en perdons l'intérêt. Nous commençons à penser qu'il doit y avoir quelque chose de plus élevé, situé au-delà, qui peut nous donner une satisfaction plus profonde. Nous commençons à penser qu'il doit y avoir quelque chose de spirituel, voire quelque chose de transcendant. Nous commençons donc à déplacer notre attention, et finalement nous plaçons notre cœur (le mot sraddha vient d'un verbe signifiant « placer le cœur ») non pas tant sur le conditionné, non pas tant sur les choses de l'expérience quotidienne, mais de plus en plus sur l'Inconditionné, sur le spirituel, sur le transcendant. De cette façon se développe la foi.
Tout d'abord, notre foi est naissante, confuse, et vague, mais petit à petit elle devient plus forte et devient, finalement, la foi dans les « Trois Joyaux ». Nous commençons à voir le Bouddha, le Dharma et la Sangha comme des incarnations de ces valeurs spirituelles supérieures qui se tiennent au-dessus et au-delà du monde mais qui, en même temps, donnent signification au monde. Nous « plaçons le cœur » de plus en plus en eux, jusqu'à ce que nous soyons poussé à agir et allions en Refuge.
Au lieu de l'avidité apparaissant en dépendance des sensations, la foi apparaît en dépendance de l'insatisfaction. En dépendance de l'expérience de l'insatisfaction de toute l'existence conditionnée, apparaît la foi en l'Inconditionné, représenté par le Bouddha, le Dharma et la Sangha. À ce point de jonction, nous avons donc laissé le Cercle et sommes entré dans la Spirale : nous avons commencé à bouger non pas cycliquement mais progressivement, en spirale. À ce point de jonction nous sommes entré sur le chemin qui mène au nirvana.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.