Dans le bouddhisme, il n'existe pas de chose telle que la philosophie. En fait, dans les langues indiennes, en incluant le sanskrit et le pâli (les langues des écritures bouddhiques indiennes), il n'y a pas de mot correspondant à « philosophie », que ce soit littéralement ou métaphoriquement. Il y a un mot qui a longtemps été traduit par « philosophie », mais qui ne veut pas du tout dire cela. Ce mot est darsana (en pâli : dassana). Darsana vient d'un mot signifiant « voir », et signifie « ce qui est vu », ou « vue », « perspective », ou même « vision ».
Clairement, ce n'est pas la même chose que la philosophie. Le mot philosophie signifie littéralement « amour de la sagesse », mais est plus généralement compris comme signifiant « un système d'idées abstraites ». Il suggère quelque chose de pensé plutôt que quelque chose de vu. En revanche, le darsana est bien une question de perception directe et d'expérience directe : le darsana ne représente pas quelque chose ayant un contenu conceptuel.
Dans le bouddhisme, le terme n'est pas darsana, mais drsti. Drsti vient aussi d'une racine signifiant simplement « voir », et drsti signifie aussi « vue », « perspective », « vision ». Traditionnellement, le bouddhisme distingue deux sortes de vue : la vue juste et la vue fausse. C'est une distinction importante. Afin de comprendre la distinction entre les deux, examinons la question de la vue dans le sens littéral, parce qu'une vue, qu'elle soit fausse ou juste, est, métaphoriquement parlant, une façon de « voir ».
On peut dire qu'il y a deux sortes de vue : la mauvaise et la bonne. Une mauvaise vue est tout d'abord une vue faible. Notre vue est dite faible si nous ne voyons pas très loin ou pas très distinctement. Deuxièmement, une mauvaise vue est limitée. Elle est limitée à un champ très étroit. Nous ne voyons que ce qui est juste devant notre nez. Nous ne voyons pas ce qui est d'un côté ou de l'autre, et nous voyons encore moins tout autour de nous. Troisièmement, une mauvaise vue est déformante, comme lorsque nous voyons à travers une chose qui déforme : un morceau de verre de bouteille, un vitrail qui rend tout multicolore, ou un épais brouillard. Une vue qui est faible, limitée et déformante est une mauvaise vue.
Une bonne vue est l'opposé de cela. Une bonne vue est une vue forte et perçante : nous voyons loin et clairement. C'est une vue qui n'est pas étroite : nous avons un large champ de vision. C'est une vue qui n'est pas déformante : nous ne voyons pas les choses à travers un objet déformant ou réfractant, mais nous les voyons directement.
À l'aide de cette distinction entre bonne et mauvaise vue, dans un sens très ordinaire, nous pouvons peut-être commencer à voir la différence entre vue fausse et vue juste. Une vue fausse est, pour commencer, une vue faible. Nous voulons dire qu'elle n'a pas d'énergie derrière elle. S'il n'y a pas d'énergie derrière notre vision, alors notre « vue pénétrante » des choses est faible : nous ne voyons pas clairement la véritable nature des choses, nous ne voyons pas les choses telles qu'elles sont. L'énergie dont nous avons besoin provient de la méditation - la méditation dans le sens de l'expérience de dhyana. Cette énergie concentrée, que nous puisons dans notre expérience de la méditation, transforme une compréhension purement conceptuelle de la vérité en expérience directe.
Deuxièmement, une vue fausse est limitée. Elle est limitée à une étroite gamme d'expérience. Cette gamme est ce dont nous faisons l'expérience à travers les cinq sens physiques et l'esprit rationnel. Quelqu'un dont l'expérience est limitée à cette gamme étroite généralise néanmoins souvent, et en tire des conclusions, sans être conscient d'autres possibilités de perception et d'expérience. On pourrait donner l'exemple d'un homme qui ne s'intéresse qu'à son travail, à sa famille, au football, et ainsi de suite. Cela fait le tour de ses intérêts. Il ne porte aucun intérêt aux affaires du monde, à l'art, à son développement personnel. Son expérience est donc limitée, et cependant il voit l'existence elle-même, la vie elle-même, simplement dans les termes des limites de son existence.
Troisièmement, une vue fausse est déformée. Notre vue des choses peut être déformée de toutes sortes de façons. Elle peut être déformée par l'émotion. Quand nous sommes heureux nous voyons les choses sous un jour très différent du jour sous lequel nous les voyons quand nous sommes tristes. Si nous n'aimons pas une personne, nous lui voyons toutes sortes de défauts, alors que si nous l'aimons, nous lui voyons tout un tas de perfections qu'en fait elle n'a peut-être pas. Notre vue est aussi déformée par des préjugés de diverses sortes, liés à la race, à la classe, à la religion ou à la nationalité.
Une vue fausse est donc une vue qui est faible (elle n'a pas derrière elle la force de la méditation), qui est limitée (elle est restreinte à une étroite gamme d'expérience), et qui est déformée (par des émotions partiales et par des préjugés).
Une vue juste est l'opposé d'une vue fausse. Une vue juste est une vue qui est forte et perçante. Elle a derrière elle l'énergie concentrée de la méditation et est donc à l'origine non seulement d'une compréhension conceptuelle des choses, mais aussi d'une expérience directe de la vérité. Elle ne reste pas à la surface, mais pénètre profondément dans le cœur des choses. Elle voit tout clairement et distinctement. Une vue juste est illimitée et sans restrictions. Son champ couvre la totalité de l'expérience humaine. Elle n'est pas confinée à ce dont on peut faire l'expérience au travers des sens physiques et de l'esprit rationnel. S'il lui arrive de généraliser, elle généralise à partir de toutes les expériences humaines, dans tous les domaines, à tous les niveaux. Enfin, une vue juste n'est pas déformée. Elle n'est pas déformée par l'émotion ou les préjugés, mais voit les choses telles qu'elles sont.
Jusqu'à présent j'ai parlé en termes de vues, mais les vues n'existent pas dans l'abstrait : les vues sont toujours les vues de quelqu'un. Tout comme il y a deux sortes de vues, les vues fausses et les vues justes, il y a deux sortes de gens. Il y a des gens qui ont des vues fausses et il y a des gens qui ont des vues justes. Il y a des gens dont la vue de l'existence est limitée, restreinte et déformée. Il y a des gens dont la vue de l'existence est illimitée dans son étendue, sans restrictions dans sa portée, et sans aucune déformation.
Les gens qui ont des vues fausses sont techniquement connus dans le bouddhisme sous le nom de prthagjanas, ou « gens ordinaires » ; ceux qui ont des vues justes sont appelés aryas, ou « spirituellement nobles ». Nous pourrions dire que les premiers sont ceux qui n'ont aucun degré de développement personnel, qui n'ont pas du tout travaillé sur eux-mêmes et qui sont, si l'on peut dire, tels que la nature les a faits. Les seconds sont ceux qui ont atteint un certain degré de développement personnel, qui ont travaillé sur eux-mêmes, et qui ne sont pas comme la nature les a faits : ils se sont re-faits, re-créés, re-modelés, dans une certaine mesure au moins.
Les « gens ordinaires » sont bien sûr en majorité ; les « spirituellement nobles » sont en minorité. Il est cependant possible de changer de catégorie. Les prthagjanas peuvent devenir les aryas. La personne ordinaire peut devenir une des personnes « spirituellement nobles ». On fait cela en développant la prise de conscience, en cultivant des émotions positives, en élevant son niveau de conscience et, par-dessus tout, en se débarrassant des vues fausses et en développant les vues justes.
Jusqu'à présent je n'ai parlé que de deux sortes de vues, fausses et justes. Mais, en réalité il y en a trois. La troisième est la vue parfaite ou, plutôt, la vision parfaite. La vision parfaite est la vue juste développée dans son étendue la plus complète. C'est la vision totale de l'homme total, au plus haut niveau concevable de son développement. La vision parfaite est la vision sans limites ; c'est la vision inconditionnée de la réalité inconditionnée ; c'est la vision qui transcende l'espace et le temps ; c'est une vision qui transcende la cadre ordinaire de la perception, la relation sujet - objet elle-même. La vision parfaite est la vision de celui qui est Éveillé, de celui qui voit avec Sagesse et Compassion. Ainsi, la vision parfaite est la vision du Bouddha.
Notre vue est une vue fausse. Ce n'est qu'occasionnellement que nous avons un éclair de vue juste. La plupart du temps, nous voyons les choses faussement. Non seulement cela, mais nous rationalisons nos vues fausses. Nous les présentons sous une forme conceptuelle systématique. Ce sont toutes nos soi-disant philosophies mondaines, nos -ologies et nos -ismes divers et variés. Si, cependant, nous pouvons avoir un aperçu de la façon de voir du Bouddha, nous serons momentanément élevés à ce niveau, au moins en imagination, et nous pourrons voir où nous nous tenons, exactement. Nous aurons une véritable philosophie, qui donnera une signification à notre vie, et qui nous permettra de comprendre les principes généraux qui sous-tendent tout le processus de développement personnel individuel.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.