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Nous partageons presque tous une perception particulière de notre propre vie que nous savons être essentiellement fausse. Cette perception est que notre vie tend à être caractérisée par l'uniformité. Nous passons notre temps à faire plus ou moins le même genre de choses, jour après jour, voire année après année. Même si nous essayons d'introduire de la variété, de l'intérêt et de l'excitement dans notre vie, nous nous installons dans des routines, des schémas d'une sorte ou d'une autre se développent. Il nous faut au moins, jour après jour, accomplir toutes sortes de fonctions humaines bien ordinaires : s'habiller, manger, déféquer, dormir. Et nous avons un sens que les choses que nous faisons tous les jours ou toutes les semaines sont à chaque fois les mêmes. Bien sûr, nous savons que ce n'est pas vraiment le cas. Même si nous lavons les mêmes assiettes tous les jours, nous ne les lavons pas exactement dans les mêmes circonstances. Chaque vaisselle est une occasion unique, qui ne peut être répétée. À chaque fois que nous rencontrons une amie - même si nous la rencontrons tous les jours -, c'est véritablement la première fois. Chaque moment de notre vie est unique.
Malheureusement, c'est une chose trop facile à oublier. Nous avons tendance à avoir l'impression de faire les mêmes choses habituelles des mêmes façons habituelles, jour après jour. La routine et l'habitude semblent retirer à la vie toute sa fraîcheur et toute sa spontanéité. Ceci peut se produire non seulement dans notre vie quotidienne ordinaire, mais aussi dans notre vie spirituelle. La vie spirituelle est synonyme de changement, de développement, de croissance. Nous savons par exemple que chaque fois que nous méditons, c'est une expérience complètement nouvelle. Nous savons que ce n'est même pas une question de « chaque fois ». Il n'existe jamais qu'un seul moment. Chaque expérience, par nature, ne peut être répétée. Cette perception du caractère unique de notre expérience est ce que, dans la tradition bouddhique, on appelle l'« esprit neuf ». Mais si nous sommes honnête, il nous faut admettre que nous ne faisons pas toujours l'expérience de cet esprit neuf, et que notre pratique spirituelle peut sembler aussi terne, monotone et ennuyeuse que tout.
Si nous sommes assailli par ce genre d'ennui spirituel, il est très important que nous nous en défaisions, que nous nous débarrassions complètement de toute impression que la vie - et même la vie spirituelle - est ennuyeuse et insipide. De temps à autre, il nous faut lâcher ce qui semble ordinaire, sûr et compréhensible, et faire l'expérience, en imagination au moins, d'un autre univers, d'une autre dimension d'être, d'un autre système. Nous pouvons trouver que la réponse est d'entrer, de temps à autre, dans le monde mystérieux d'un soûtra du Mahâyâna. Nous pouvons, si nous choisissons de le faire, nous plonger dans le monde peu familier, extraordinaire, voir bizarre, d'une œuvre telle que le Vimalakîrti Nirdesha, l'Enseignement de Vimalakîrti, un monde dans lequel tous les points de repère familiers sont absents, un monde dans lequel nous nous sentons complètement retourné, sens dessus dessous.
Le Vimalakîrti Nirdesha contient des parties d'exposition doctrinale simple qui vont au cœur de certains des thèmes philosophiques les plus profonds du bouddhisme. Il contient aussi des passages de descriptions somptueuses, incluant des descriptions de toutes sortes d'exploits et d'événements magiques. Il contient de la poésie, y compris de la poésie dans le sens formel du terme. Il contient des éléments de biographie, d'autobiographie et de réminiscences, ainsi que des épisodes très théâtraux, tout cela avec une bonne dose d'humour. Dans son ensemble, c'est une œuvre exubérante et complexe, et ce de façon surprenante si l'on considère sa brièveté. Il ne contient que quatorze courts chapitres, et la traduction anglaise fait une centaine de pages. Il n'est pas plus long qu'une longue nouvelle, et condense cependant un bon nombre de thèmes très importants.
Avant de faire nos premiers pas dans ce monde riche et étrange, quelques mots d'explications sur l'origine du texte sont sans doute nécessaires. Pour commencer, c'est un texte du Mahâyâna. Le mot sanskrit mahâyâna veut simplement dire « la grande voie » (mahâ signifie « grand » et yâna « voie »). Le Mahâyâna est une forme particulière du bouddhisme qui ne met absolument aucune limite au potentiel spirituel de l'individu. Il encourage tous les êtres vivants sans exception à avoir pour but le but le plus élevé de la vie spirituelle qu'il soit concevable (voire inconcevable) : l'Éveil suprême et parfait.
Une personne dont le but est cet Éveil suprême et parfait, non seulement pour elle-même mais pour le bien de tous les êtres, est connue sous le nom de bodhisattva, un être (sattva) se dédiant à l'Éveil (bodhi). Pour dire les choses simplement, on pourrait dire que pour le Mahâyâna, le bodhisattva est le bouddhiste idéal. C'est ce que tout bouddhiste aimerait devenir. Et vous devenez un bodhisattva en développant en vous-même les qualités qui mèneront à l'apparition de ce que l'on appelle la bodhicitta, le désir ou la volonté d'atteindre l'Éveil. La voie du bodhisattva commence lorsque vous prenez les quatre grands vœux :
Ces quatre vœux magnifiques et impressionnants peuvent sembler former un défi de taille, pour ne pas dire plus. Ce qu'il nous faut comprendre, c'est qu'il ne s'agit pas vraiment de notre soi ordinaire et limité prenant ces vœux, comme s'il les ajoutait à lui-même. C'est plutôt comme si, en prenant ces vœux, le soi ordinaire s'ouvrait aux forces de la sagesse et de la compassion qu'ils représentent, se laissant être inspiré et transformé par elles, permettant à la sagesse et à la compassion d'œuvrer à travers lui. Ces quatre grands vœux expriment donc l'esprit essentiel de la tradition de laquelle a émergé le soûtra.
The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa, © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002.