Bien que ce soit un texte du mahâyâna, le Vimalakîrti Nirdesha ne peut pas être compté parmi les soûtras, dans la mesure où ce n'est pas vraiment un soûtra dans le sens ordinaire. En sanskrit, il n'est pas du tout appellé soûtra, et dans les traductions en chinois il est appelé un jing. Jing est la traduction habituelle du mot soûtra en chinois, mais le terme référait à l'origine à un « classique » dans le sens littéraire. Le titre sanskrit est simplement Vimalakîrti Nirdesha, ce qui veut dire « L'Enseignement - ou l'Exposé, ou l'Instruction - de Vimalakîrti ». Le nom Vimalakîrti signifie quelque chose comme « Gloire sans tache », « Renommée immaculée », ou « Réputation pure », et il est représenté comme un laïc vivant dans la cité de Vaishâli, au nord-est de l'Inde, à l'époque du Bouddha.
Dans ce texte, c'est Vimalakîrti qui fait la plus grande partie de l'enseignement ; ce n'est pas le Bouddha (c'est-à-dire le Bouddha Shakyamuni) lui-même. Si un soûtra est défini comme un discours fait par le Bouddha, il y a de très bonnes raisons pour ne pas donner ce nom au Vimalakîrti Nirdesha. Shakyamuni apparaît cependant plusieurs fois dans le texte, en particulier au début et à la fin, et à la fin il adopte l'œuvre, si l'on peut dire. Il y a donc peut-être une autre raison pour laquelle on peut se passer du terme soûtra. Peut-être le mot « soûtra », comme « écriture », suggère-t-il quelque chose qui fait spirituellement autorité. En fait, bien sûr, ce n'est pas le cas : « spirituellement autorité » est réellement une contradiction dans les termes. Les écritures bouddhiques - comme on les appelle en français - ne constituent pas, comme la Bible, une révélation infaillible venant de Dieu. Elles nous rapportent la vie et l'enseignement d'un être humain suprêmement et parfaitement Éveillé, un être humain qui est l'incarnation vivante de la Sagesse absolue et de la Compassion infinie. Néanmoins, certaines personnes lisent un soûtra comme si c'était parole d'évangile, et sentent quelles non pas d'autre choix que d'accepter tout ce que le Bouddha dit, qu'elles l'aiment ou non ; une telle projection d'autorité peut engendrer chez elles une résistance au message du soûtra.
Mais si un texte particulier n'est pas appelé un soûtra, nous pouvons éviter l'erreur de le considérer comme faisant « spirituellement autorité ». Nous pouvons en fait le lire plus ou moins comme nous lirions n'importe quelle autre œuvre de l'imagination : un roman, un poème ou une nouvelle. Si nous pouvons lire les textes bouddhiques comme de la littérature plutôt que comme un dogme, comme de la poésie plutôt que comme un fait scientifique ou une vérité philosophique, nous pouvons peut-être être plus ouverts à leur message spirituel. Nous pouvons même nous laisser être, un peu au moins, captivés par leur atmosphère et leur magie. (Réciproquement - ce n'est qu'une pensée -, nous pourrions essayer de lire les œuvres de l'imagination comme si c'était des soûtras, nous ouvrant ainsi à leur véritable contenu spirituel. Une telle pensée suggère une concetion plus profonde de l'imagination que celle que nous avons habituellement.)
Là où je veux en venir, c'est que les soûtras peuvent être abordés en tant que sources d'inspiration et de plaisir, et non en tant que textes dans lesquels il nous faut nous frayer un chemin juste parce qu'il se trouve que nous sommes bouddhistes. Vous pouvez avoir à ajouter de l'étude et de la réflexion : il peut prendre du temps et plusieurs lectures avant de comprendre un soûtra profondément, avant de réellement l'apprécier - mais certaines phrases ou images peuvent tout de suite vous affecter profondément. Il est vrai que nous pouvons mieux nous sentir chez nous avec de la littérature occidentale. La plus grande partie en est plus facile à lire, car elle a été écrite par des gens non-éveillés, comme nous - avec ici et là toutes sortes de petits aperçus et petites compréhensions - et elle traite généralement de situations humaines ordinaires avec lesquelles nous pouvons aisément nous identifier. Mais les fragilités humaines ne sont pas le seul sujet possible de la littérature ; ce n'en sont certainement pas toujours l'aspect le plus inspirant ou le plus édifiant. Nous pouvons aussi lire de la littérature qui nous fait sortir de notre vie humaine ordinaire et de ses difficultés. Et c'est ce que font les soûtras du mahâyâna : ils nous éloignent de l'ordinaire, pour nous donner un goût de magie.
Il est évidemment difficile de s'élever à ce niveau d'expérience, et il est donc difficile de lire des soûtras, comme il est difficile de lire les grandes œuvres de la littérature occidentale. Toute œuvre littéraire a un effet qui est à la mesure de l'effort que l'on fait pour la comprendre. Il s'agit vraiment de prendre l'habitude de se dépasser un petit peu. Si vous avez un désir de compréhension qui est assez fort, vous ferez l'effort. C'est pourquoi des traductions du Vimalakîrti Nirdesha telles que celle de Robert A. F. Thurman ont une telle valeur. Si la langue est belle, vous pouvez apprécier un texte même si vous ne le comprenez pas complètement. C'est comme si la beauté de la langue avait sa propre valeur. On peut lire et apprécier la Version Autorisée de la Bible, par exemple, sans en croire un mot. La Version Autorisée est née de plusieurs autres versions ; il ne fait pas de doute que des versions plus attractives des soûtras du mahâyâna émergeront de manière similaire.
Nous savons que le Vimalakîrti Nirdesha est un des plus anciens soûtras du mahâyâna, mais nous ne savons pas quand il a été originellement rédigé, car les scribes indiens ne dataient pas leurs œuvres. Ils n'avaient pas l'esprit tourné vers l'histoire et la chronologie. Avec les Chinois, en revanche, c'était tout autre chose. Quand ils traduisaient des textes bouddhiques du sanskrit au chinois, ils notaient non seulement le nom du traducteur, ajoutant le nom de ceux qui l'assistaient et le lieu de traduction, mais aussi le jour, le mois et l'année du commencement et de la fin de la traduction. Le Vimalakîrti Nirdesha doit avoir été un texte très populaire en Chine car, au fil des siècles, sept traductions chinoises ont été faites. Parmi elles, on trouve les versions de Kumarâjîva et de Xuanzang, les deux plus grands traducteurs de textes bouddhiques des quelque 2.500 ans de l'histoire du bouddhisme chinois.
La version de Kumarâjîva est remarquable, comme sont remarquables toutes ses traductions de textes bouddhiques, spécialement de soûtras du mahâyâna, par sa fidélité à l'esprit de l'original, et pour sa grande beauté littéraire. La version de Hsuan Tsang, elle, est remarquable par son exactitude érudite et sa précision. La version de Kumarâjîva a toujours été de loin la plus populaire des deux. Il existe aussi une traduction tibétaine complète, et des fragments de traduction dans différentes langues de l'Asie Centrale. Le texte original en sanskrit du Vimalakîrti Nirdesha n'a malheureusement pas survécu, exceptés quelques très courts passages cités dans des écrits bouddhiques en sanskrit plus tardifs, comme le Siksha-samuccaya de Shantideva et le Bhâvanâ-krama de Kamalashîla.
Récemment, le Vimalakîrti Nirdesha a été traduit dans un certain nombre de langues modernes, tant orientales qu'occidentales. Il y a plusieurs versions en anglais, trois d'entre elles étant actuellement publiées. Nous avons donc beaucoup de matériau pour l'étude de ce très important texte, un des soûtras du mahâyâna les plus fascinants, lisibles et inspirants.
Les trois versions anglaises existant aujourd'hui sont dues à Charles Luk, à Étienne Lamotte (dont la traduction en français a été traduite en anglais par Sara Boin), et à Robert Thurman. La version de Luk, basée sur celle de Kumarâjîva, est peut-être la plus traditionnelle des trois, dans le sens strict du terme « traditionnel ». Celle de Lamotte, faite à partir des versions tibétaine et de Xuanzang, est la plus érudite dans le sens académique du terme. Celle de Thurman, la plus récente, essentiellement basée sur la version tibétaine, se situe quelque part entre les deux, et je dirais même au-dessus. Elle est à la fois traditionnelle et érudite dans le meilleur sens de ces termes, mais en même temps l'académisme est subordonné aux besoins de la compréhension spirituelle. Thurman a aussi apporté une très grande attention au style littéraire. Le résultat est presque une version modèle de traduction en anglais d'un soûtra du mahâyâna : traditionnelle dans le meilleur sens du terme, érudite et aussi facile à lire - une rare combinaison de qualités, comme vous ne le saurez que trop bien si vous vous êtes plongés dans la lecture laborieuse de certaines traductions anglaises peu digestes de textes bouddhiques. Lire la version de Thurman du Vimalakîrti Nirdesha n'est pas seulement une expérience spirituelle : c'est aussi une expérience littéraire. C'est essentiellement cette traduction que je vais utiliser comme source de mon commentaire.
The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa, © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002.