Me tournant vers les années passées, il me semble que l'année 1957 fut une année tout particulièrement mémorable pour moi. Je veux dire les 12 mois entre Wesak 1956 et Wesak 1957. Certains parmi vous se souviendront peut être que c'était les 12 mois du 2500 ième Bouddha jayanti, pour utiliser l'expression indienne. Ce fut la période pendant laquelle les groupes et organisations bouddhistes de par le monde, de l'Orient comme de l'Occident, malgré les différences de chaque tradition, décidèrent de célébrer le 2500 ième anniversaire du Parinirvana du Bouddha, c'est à dire de la mort du corps du Bouddha, ainsi que le 2500 ième anniversaire du bouddhisme lui-même.
A cette époque j'étais en Inde, à Kalimpong, dans les collines au pied de l'Himalaya avec vue sur le Tibet. Ce fut l'année de la publication de mon livre « un panorama du bouddhisme ». J'eus aussi, cette année là, la bonne fortune de rencontrer le Dalaï-lama plusieurs fois. J'eus aussi mon premier contact, le plus profond, le plus étendu, avec le mouvement de conversion en masse au bouddhisme des ex-intouchables de l'Inde centrale et occidentale. Ce contact se fit à Nagpur, à la suite de la mort soudaine et inattendue du Dr B.R. Ambedkar, le leader d'une très grande partie des ex-intouchables de cette région. C'est à cette période aussi que j'établis à Kalimpong le Triyana Vardhana Vihara « le lieu où les trois véhicules fleurissent ».
Au cours de ces 12 mois du Bouddha jayanti donc, 1956/1957, beaucoup de choses importantes se passèrent pour moi, et comme vous pouvez l'imaginer, tout cela m'occupa beaucoup.
Un jour de cette année là, je me trouvais à New Delhi, il faisait très beau, le soleil brillait, le ciel était d'un bleu éclatant. J'avais été invité par le gouvernement indien, ainsi qu'un certain nombre d'autres personnes, en tant que ce que le gouvernement se plaisait à nommer « un bouddhiste éminent des régions frontalières ». Je suppose que certains agents du gouvernement avaient à l'esprit l'image de bouddhistes aborigènes arrivant des jungles de l'Assam et du Bengale, ce qui était le cas pour certains. Nous étions 57 en tout. Nous formions une équipe bigarrée, vêtus de toutes sortes de teintes de rouge, d'orange et de jaune et il y en avait même en blanc bordé de rose (une ganse rose, quelle qu'en soit la signification).
Il y avait, bien sûr, quelques bouddhistes réellement éminents et remarquables parmi les 57 et, non des moindres, mon ami et maître Dhardo Rimpoche. Pas besoin de vous dire que pendant tout notre voyage nous fûmes de très bons compagnons l'un pour l'autre.
En fait le gouvernement indien nous avait alloué un train spécial dans lequel on nous emmenait à travers le Nord de l'Inde, de lieu saint en lieu saint et d'entreprise gouvernementale en entreprise gouvernementale. J'ai oublié le nombre de barrages et d'industries métallurgiques que je vis à cette occasion ! Après ce voyage chargé et épuisant, après avoir vu tous ces merveilleux endroits, anciens et modernes, nous aboutîmes à New Delhi, la capitale de l'Inde où nous participâmes, chacun à notre façon aux célébrations du Bouddha jayanti sponsorisées par le gouvernement. Et je me souviens bien de l'atmosphère très festive qui prédominait alors, non seulement à New Delhi, mais dans beaucoup d'autres endroits en Inde. La plupart des journaux avaient publié des éditions spéciales du Bouddha jayanti. J'avais contribué moi-même à beaucoup d'entre eux. Même les hebdomadaires communistes avaient sorti leur édition spéciale du Bouddha jayanti, parce que, bien sûr, le Bouddha était le premier communiste, le premier socialiste etc… Des gens étaient ressemblés à New Delhi, venant de tous les coins du monde bouddhiste, de l'occident comme de l'orient. Il y avait même un groupe de bouddhistes russes en robes rouges, gardés de près par leur entourage, ce qui rendit tout contact avec eux tout à fait impossible. Je dois avouer que je ne me rappelle pas grand chose de toutes ces célébrations, toutes ces rencontres, discours, sauf que pendant l'une d'entre elles, inévitablement, j'ai lâché le chat parmi les pigeons, mais c'est une autre histoire !
Mais il y a une chose dont je me souviens très clairement, qui m'intéressa tout particulièrement, c'est une exposition d'art bouddhiste asiatique. C'était peut être l'une des expositions parmi les plus grandes et les meilleures qui ait jamais été organisé dans le monde et j'y allai donc, tout naturellement. Chacun des différents pays d'Asie était responsable de l'organisation de sa propre section. Il y avait la section japonaise, cambodgienne, thaïlandaise, tibétaine, du Bhoutan etc… Et, juste à côté de la section indienne, qui était vraiment vaste, il y avait la section la plus grande et peut être la plus importante, organisée par la république populaire de Chine. C'était, bien sûr, avant la guerre frontalière de 1962, à l'époque que l'on appelait en Inde « hindicheeni bhai bhai », ce qu'on peut traduire par « les indiens et les chinois sont des frères ». Certaines des pièces du bouddhisme chinois étaient réellement magnifiques. Je n'avais personnellement jamais vu rien de pareil. C'était la première fois qu'un grand nombre d'entre elles sortaient de Chine et peut être que, même en Chine, très peu de gens les avaient vu. Et je me souviens de la copie d'une peinture murale ancienne, couvrant tout un mur de la section chinoise de cette exposition. Si je me souviens bien, elle datait de la dynastie Tang, ou peut être même d'avant, et contenait un grand nombre de personnages, tous grandeur nature, et deux de ces personnages en particulier ressortaient et attirèrent mon attention.
Ces deux personnages occupent, en fait, le centre de la peinture, le centre du mur. Sur la gauche, sous un dais orné de joyaux, est assis un beau jeune homme. Il est assis sur un trône de lotus magnifique, vêtu de soieries diverses et de joyaux et il est entouré de personnages debout en robes jaunes, et d'après la position de ses mains, son « mucha » comme cela s'appelle, il semble être en train de dire quelque chose à l'autre personnage. Et cet autre personnage est assis, sur la droite dans une sorte de pavillon avec des tentures et c'est un très vieil homme avec une longue barbe blanche plutôt fine, et son visage est couvert de fines rides. Il est vêtu d'une sorte de robe bleue-gris, la robe traditionnelle de l'érudit chinois, ce qui est bien sûr un anachronisme comme vous le réaliserez bientôt, et il est entouré de personnages debout, vêtus de robes blanches et d'après la position de ses mains, de ses doigts, on dirait qu'il répond au premier personnage, au beau jeune homme.
Vous avez probablement deviné qui sont les deux personnages. C'est Manjusri, le Bodhisattva de la sagesse à gauche et Vimalakirti, le sage de Vaisali à droite. Et la peinture représente la rencontre célèbre de ces deux personnages, la rencontre décrite au début du chapitre cinq du Vimalakirti Nirdesa, qui a pour titre: « la consultation de l'Invalide ».
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002