Dans le chapitre dix du Vimalakirti Nirdesa, qui a pour titre : « la fête donnée par l'incarnation émanée », nous sommes présentés à une terre pure appelée « Sarvagandhasugandha » qui veut dire : « Doucement parfumée par tous les parfums » ou « Doucement odorante de toutes les senteurs ». Sa localisation est au zénith c'est-à-dire la direction du haut. Elle est infiniment distante de notre propre misérable terre de bouddha impure. Le texte dit qu'elle est au-delà d'autant de champs de bouddha qu'il y a de sable dans 42 Gange ! De quoi défier l'imagination. Le bouddha « Sugandhakuta » ou « Amas de parfums » ou « Amas de senteurs », préside sur cette terre de bouddha, dans laquelle les arbres émettent une senteur merveilleuse. Une senteur nous dit-on, qui surpasse toutes les autres senteurs humaines ou divines de toutes les terres de bouddha des dix directions. On nous dit que l'on n'y entend même pas les noms des arahant et pratekyabouddha, et que le bouddha Sugandhakuta enseigne le dharma à une assemblée consistant uniquement de bodhisattva. Et dans cet univers, dans cette terre de bouddha, toutes les maisons, les avenues, les parcs, les palais ne sont pas faits de briques et de pierres, ni de marbre, ni même de joyaux, comme c'est souvent le cas dans les soutras mahayanas, ils sont tous faits de différents parfums. Et même la senteur de la nourriture que mangent les bodhisattva de cette terre pure envahit, imprègne des univers innombrables.
Telle est la description que l'on nous donne. Telle est la terre pure qui nous est présentée dans le dixième chapitre du Vimalakirti Nirdesa. Mais comment cette terre pure arrive-t-elle en scène en quelque sorte ? Quelle est sa connexion précise avec le Vimalakirti Nirdesa ? Quelle est sa connexion avec le mystère de la communication humaine ? Pour comprendre ceci nous devons revenir au début du chapitre. À la fin du chapitre précédent nous en étions restés, nous sentant peut-être plutôt abasourdis, avec le silence - tel le tonnerre - de Vimalakirti, et l'on aurait pu penser qu'il serait assez difficile de trouver une suite à cela. Ou on aurait pu penser que presque tout, aussi sublime, aussi impressionnant que cela soit, serait une retombée après un point culminant aussi foudroyant que le silence - tel le tonnerre - de Vimalakirti. Mais selon toute apparence, ce n'est pas si difficile que ça de poursuivre. Pas tant que nous avons Sariputra, car au début de ce chapitre, Sariputra s'inquiète à nouveau. Le texte dit :
« Sur ces entrefaites, le vénérable Sariputra se dit en lui-même ‘si ces grands bodhisattva - c'est-à-dire ceux qui sont présents avec Vimalakirti, avec Manjusri - si ces grands bodhisattva ne lèvent pas la séance avant midi, quand vont-ils manger ?' »
Au début du chapitre huit Sariputra s'inquiétait à propos de chaises, maintenant il s'inquiète à propos de nourriture. Mais pourquoi midi ? Eh bien Sariputra est un moine, il est un arahant et les arahant, apparemment, sont des moines - on n'est pas si sûr à propos des bodhisattva. Et selon le Vinaya Hinayana, la règle monastique, les moines sont censés avoir fini de manger avant midi, sinon ils n'ont plus qu'à attendre jusqu'au matin suivant, jusqu'au moment où ils peuvent distinguer les lignes de leurs propres mains sans avoir recours à une lumière autre que celle du jour. Cette règle est encore suivie dans beaucoup de parties du monde bouddhiste, je le sais parce que je l'ai observée moi-même pendant un bon nombre d'années. En connexion avec cette règle, avec ce que certains moines avaient l'habitude d'appeler plutôt irrévérencieusement, « l'histoire de midi », j'ai fait plusieurs expériences intéressantes. Je remarquai, par exemple, le comportement de certains moines. Si la nourriture n'avait pas fait son apparition alors qu'il était 11h30, ils devenaient très mal à l'aise. Habituellement bien sûr, les moines dépendent des laïcs pour leur nourriture. Je m'aperçu que certains moines commençaient à se sentir mal à l'aise si la nourriture n'était pas apparue alors qu'il était 10h30. Et quelques-uns commençaient à s'inquiéter du déjeuner dès qu'ils avaient fini leur petit déjeuner. Je pourrai raconter un bon nombre de petites anecdotes à ce propos mais gardons-les pour une autre fois. Je ne cherche qu'à donner un peu de contexte à la question de Sariputra, sur laquelle s'ouvre le dixième chapitre. Rappelons-nous en passant que le Sariputra du Vimalakirti Nirdesa n'est pas le même personnage que le Sariputra historique que nous rencontrons dans les pages des écritures Pali. Il représente simplement, dans le contexte des soutras mahayanas, l'attitude, l'approche du Hinayana plutôt étroite, de prendre les choses au pied et à la lettre, qui s'était développée dans certains cercles bouddhistes, une attitude que le Mahayana essaie de corriger.
Une fois encore Vimalakirti met Sariputra à dure épreuve. Sachant, bien sûr, ce que pense Sariputra, il dit :
« Révérend Sariputra, le Tathagata, le Bouddha, a enseigné les huit libérations. Vous devriez vous concentrer sur ces huit libérations, écoutant le dharma avec un esprit libre de préoccupations à propos de choses matérielles, attendez juste une minute, révérend Sariputra et vous mangerez de la nourriture comme vous n'en avez jamais goûté auparavant. »
C'est comme cela que la terre pure appelée « Doucement parfumée par tous les parfums » arrive en scène.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002