Vous vous souvenez que tous les arahants et bodhisattvas assemblés autour du Bouddha étaient peu disposés à rencontrer Vimalakirti et que c'est Manjusri qui accepte d'aller prendre des nouvelles de Vimalakirti, en fin de compte. Et Manjusri, bien sûr, est pleinement conscient des difficultés de l'entreprise. Il est pleinement conscient de la hauteur spirituelle de Vimalakirti. Il est pleinement conscient du danger, pour ainsi dire. Il sait ce qui peut se passer : si vous entrez en contact avec un courant électrique de la puissance de Vimalakirti, vous pouvez recevoir un choc. Mais il dit finalement :
« Bien que quelqu'un avec d'aussi faibles défenses que moi ne puisse lui résister, j'irai le voir pourtant, soutenu par la grâce du Bouddha, et converserai avec lui aussi bien que je le peux ».
Le mot traduit par « grâce » dans ce passage est le mot sanskrit adhistana. Il ne veut certainement pas dire grâce dans le sens chrétien du terme. On peut dire qu'il représente l'influence, l'influence non dualiste, de l'expérience transcendantale de l'éveil du Bouddha. Comme cette influence se manifeste dans le contexte de la relation de dualité entre sujet et objet, elle apparaît comme venant d'une source extérieure. Mais elle ne vient pas réellement d'une source extérieure. Ce que Manjusri veut dire en utilisant ce langage, c'est qu'il ne va pas voir Vimalakirti par ses propres moyens en quelque sorte. Il ne va pas voir Vimalakirti avec quelque idée bien arrêtée. Il s'apprête à aborder la situation telle qu'elle se présente, à l'aborder spontanément. En même temps, il ne part avec aucune idée, même pas l'idée d'agir spontanément.
Donc quand Manjusri dit qu'il est prêt à aller voir Vimalakirti pour prendre des nouvelles de sa santé, tous ceux de l'assemblée sont très excités, sauf, bien sûr, le Bouddha, qui reste assis, souriant au milieu de tout ça. Mais tout le monde est très excité, pensant que si ces deux-là se rencontrent, une merveilleuse discussion en découlera en un choc vraiment résonnant, comme entre deux cymbales, entre Manjusri et Vimalakirti, et ils pensaient, ils croyaient, que quelque chose de réellement profond ne manquerait pas de sortir de cette rencontre, de ce choc résonnant de leur rencontre: le bodhisattva et le vieil homme sage.
Que se passa-t-il donc? Un quart des bodhisattvas et un sixième des arahants décidèrent d'accompagner Manjusri en visite. Je suis sûr qu'il y a une signification à ces chiffres mais nous n'avons pas le temps de l'aborder, en fait je n'ai pas encore trouvé le réponse ! Plusieurs centaines de milliers de dieux et de déesses décidèrent également d'accompagner Manjusri dans sa grande démarche. Donc Manjusri entre dans la ville de Vaisali, avec un grand cortège, comme vous pouvez l'imaginer. Vimalakirti savait qu'ils arrivaient, bien sûr. Que fit-il donc ? Il employa son pouvoir magique. Il fit tout disparaître autour de lui. La maison elle même, tous ses serviteurs, tous les meubles, les sièges, les divans, tout disparu simplement, comme avalé, et tout ce qui restait, tout ce que l'on pouvait voir, était seulement le vieux Vimalakirti allongé sur son lit, comme suspendu en l'air, suspendu dans un grand vide, et à ce moment Manjusri entre, bien que l'on ne puisse pas vraiment dire qu'il entre (il n'y a rien dans lequel entrer, puisqu'on a fait disparaître la maison, il n'y a pas de porte, pas de sol sur lequel marcher), mais Manjusri surmonta ce petit problème sans nul doute. Il est, après tout, le bodhisattva de la sagesse.
Voyant Manjusri, Vimalakirti prend l'initiative, en quelque sorte, et lance :
« Tu es le bienvenu, Manjusri. Tu es vraiment le très bienvenu. Tu es là sans qu'il n'y ai de venue. Tu apparaît sans qu'il n'y ait de vision. Tu es entendu sans qu'il n'y ait d'action d'entendre ».
Manjusri, cependant, fut tout à fait à la hauteur des circonstances. Il répond :
« Maître de maison, c'est bien ainsi. Qui vient, finalement ne vient pas. Qui part, finalement, ne part pas. Pourquoi ? On ne peut appréhender la venue de celui qui vient. On ne peut appréhender le départ de celui qui part. Qui apparaît, finalement, ne peut être vu ».
Il était donc tout à fait à la hauteur et il poursuivit calmement en s'enquérant de la maladie de Vimalakirti, parce qu'il était venu pour cela. Il dit à Vimalakirti que le Bouddha demandait de ses nouvelles et dit finalement :
« Maître de maison, d'où est venu cette maladie ? Combien de temps durera-t-elle ? Où en est-elle ? Comment peut-elle être soulagée ? »
Ce sont là des questions de la politesse indienne. La réponse de Vimalakirti, tout à fait hors normes, est l'un des passages les plus célèbres et aussi l'un des plus impressionnants de tout le texte. Voyons donc ce que dit Vimalakirti. Il dit :
« Manjusri, ma maladie vient de l'ignorance et de la soif d'existence et elle durera tant que durent les maladies de tous les êtres. Si tous les êtres étaient libres de maladie, je ne serai pas malade non plus. Pourquoi ? Manjusri, pour le bodhisattva, le monde ce n'est que les êtres sensibles, et la maladie est inhérente à la vie dans le monde. Par exemple, Manjusri, quand le fils unique d'un marchand est malade, ses parents souffriront tous les deux tant que leur fils unique ne se remet pas de sa maladie. De la même façon, Manjusri, le bodhisattva aime tous les êtres sensibles comme si chacun d'eux était son unique enfant. Il tombe malade quand ils sont malades et est guérit quand ils sont guéris. Tu me demande d'où vient ma maladie : la maladie du bodhisattva vient de la grande compassion ».
Voilà donc ce que dit Vimalakirti, et l'on peut dire que ces mots résonnent à travers tout le bouddhisme Mahayana.
Mais Manjusri ne va pas en rester là. La réponse de Vimalakirti est très sublime, très profonde, très vraie, très ressentie, mais il n'est pas satisfait. S'ensuit donc une vive dialectique entre Manjusri et Vimalakirti, et au cours de cette interaction, Vimalakirti devient vraiment très paradoxal. Nous n'allons pas le suivre dans ses paradoxes, mais les paradoxes sont vraiment très paradoxaux, croyez moi ! Finalement, répondant à une question de Manjusri, Vimalakirti explique comment un bodhisattva devrait consoler un autre bodhisattva qui est malade, et comment un bodhisattva malade devrait contrôler son esprit. Mais nous ne sommes pas concernés par tout cela ici, ce n'est pas notre thème.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002