Le Bouddha est plutôt un cas spécial, le Bouddha c'est à dire celui des sûtras Mahayana, le Bouddha du Vimalakirti Nirdesa. Il est un personnage très familier bien sûr, après tout nous l'avons rencontré maintes fois dans les écritures palies, mais en même temps, tel que nous le rencontrons dans les sûtras Mahayana, il ne nous est pas familier. D'un côté il semble être moins le Bouddha, d'un autre il semble être plus que jamais le Bouddha. Mais je vais un peu trop vite. J'ai dit que dans les écritures palies, nous trouvons un bouddhisme qui s'exprime en termes de la réalité historique, mais que la réalité historique obscurcit et cache aussi. Certains, parmi les premiers bouddhistes, n'étaient pas satisfaits de ce genre de situation. Ils voulaient sortir le bouddhisme, en quelque sorte, de son contexte historique. Ils voulaient l'émanciper, pour parler ainsi, des limitations d'une existence purement historique, seulement terrestre. La notion d'histoire dans le sens moderne du terme leur était probablement tout à fait inconnue, mais le dharma les intéressait, ce que le Bouddha avait dit les intéressait. Ils étaient engagés, spirituellement engagés dans ce que le Bouddha avait dit. Ils n'étaient pas intéressés par les conditions dans lesquelles il l'avait dit, c'est à dire les conditions historiques. Ils étaient intéressés par le dharma en tant que vérité spirituelle vivante, en tant que réalité spirituelle vivante. Ils n'étaient pas intéressés, comme nous le sommes trop souvent, en Occident du moins, par le bouddhisme en tant que phénomène historique. Pour eux le dharma était sonatana : éternel. Par conséquent, ils commencèrent à oublier les conditions concrètes dans lesquelles le Bouddha vivait et enseignait. Elles ne leur semblaient pas très importantes. Ils commencèrent à oublier les détails historiques et se concentrèrent de plus en plus sur le Bouddha en tant que personnage purement spirituel, se concentrèrent sur le dharma en tant que vérité purement spirituelle, en tant que réalité purement spirituelle. Ils s'appliquèrent à faire ressortir les implications du dharma les plus profondes. Non seulement cela : ils ne firent pas qu'émanciper le dharma des limitations d'une existence purement historique, ils le rendirent aussi universel. Ils le formulèrent et le reformulèrent pour le rendre explicable non seulement aux gens du Nord Est de l'Inde au 6 ième siècle avant l'ère commune, mais à tous les êtres sensibles sans exception à travers le temps et à travers l'espace.
Le dharma, bien sûr, est cela en principe. Le Bouddha, après tout, enseignait « bahujana hitaya, bahujana sukkhaya » (pour le bonheur et le bénéfice de tous les êtres sensibles). Mais ceci n'avait pas suffisamment mis en évidence. Mais ces premiers bouddhistes firent aussi autre chose. Ils ornèrent le dharma. Cela me rappelle ce qu'un très bon ami me dit il y a bien des années à Bombay, et qui m'est toujours resté à l'esprit. Il dit : « ce que l'on aime, on l'orne ». Ce que nous aimons, nous le décorons, l'embellissons. Donc les premiers bouddhistes qui sortirent le dharma de son contexte historique, qui l'universalisèrent, devaient beaucoup l'aimer parce qu'ils l'ornèrent énormément, ils le décorèrent magnifiquement. Ils le mirent dans un contexte idéal, le placèrent dans un contexte archétypal, dans un royaume idéal, un royaume archétypal. Ils le placèrent dans un royaume éblouissant de lumière et éclatant de couleur, de toutes les couleurs de l'arc en ciel. Ils le placèrent dans un royaume où tout était fait de joyaux, où il n'y avait que musique et parfum dans l'air. En un mot, ils le transférèrent du royaume de l'histoire au royaume de ce que j'ai appelé le mythe. Et nous voyons ce genre de processus, le plus clairement peut être, dans le cas du Bouddha lui même.
Avant d'en dire plus à ce propos, cependant, je veux rendre une chose claire. C'est cette tendance à dé-historiser, à universaliser, à idéaliser, de la part de quelques premiers bouddhistes, qui fut un aspect du développement du Mahayana, de ce qui fut connu plus tard comme la forme mahayana du bouddhisme, tendance qui, finalement trouva expression dans les écritures mahayana. Dans les écritures palies, le Bouddha apparaît comme un mendiant religieux errant. Sa tête est rasée, il est vêtu de haillons de couleur ocre (ce ne sont pas des robes mais des haillons). Il a un bol à aumônes entre les mains, en métal ou en bois, et, de loin, il ne se distingue pas des milliers d'autres ascètes errants tels qu'on les rencontre encore de nos jours en Inde. Les écritures palies elles mêmes décrivent des circonstances dans lesquelles des gens, des moines mêmes, ne reconnaissent pas le Bouddha, même de près. Mais il est impossible de ne pas reconnaître le Bouddha du Mahayana. Il est impossible de ne pas reconnaître le Bouddha tel qu'il apparaît dans les écritures mahayana parce qu'il est assis sur le trône élevé, ouvragé, orné de joyaux. Il y a un dais de joyaux suspendu, étincelant, au dessus de sa tête, et le bol à aumône dans ses mains semble être sculpté à partir d'un bloc de lapis-lazuli ou d'émeraude, une brillante lumière dorée rayonne de tout son corps, tout particulièrement de sa tête, et il enseigne le dharma. Il ne l'enseigne pas juste pendant quelques heures ou quelques années, ou pendant la durée, la courte durée, d'une seule vie humaine terrestre. Il l'enseigne parfois âge après âge sans s'arrêter, sans pause, et il enseigne dans un royaume purement spirituel, un royaume archétypal. Il l'enseigne à des centaines de milliers, de millions même d'êtres sensibles. Certains d'entre eux, certains de ces êtres, sont des personnages que les écritures palies nous ont rendus familiers (Arahants, Ananda, Indra) mais certains ne nous sont pas du tout familiers, comme par exemple, les Bodhisattvas, et parmi les Bodhisattvas, bien sûr se trouve Manjusri.
Nous pouvons donc voir maintenant d'où vient Manjusri. Il vient d'un royaume même qu'il représente. Il vient du royaume du mythe. Il vient du royaume de la réalité spirituelle, de la réalité archétype.
Mais une autre question se présente, et nous emmène un peu plus loin. Nous commençons à nous approcher du sujet de la quête de l'homme pour un sens. Pourquoi Manjusri vient-il du royaume de la réalité spirituelle, le royaume de la réalité archétypale ? Ou, ce qui revient au même, pourquoi ces premiers bouddhistes transférèrent-ils le Dharma du royaume de la réalité historique au royaume de la réalité spirituelle ? Nous pouvons commencer par répondre à cette question, peut être, en nous référant à notre propre expérience. Supposons que nous lisions les écritures palies puis lisions les écritures mahayana. Pas toutes, bien sûr, mais suffisamment, suffisamment d'écritures palies, disons deux ou trois volumes, suffisamment d'écritures mahayana, encore deux ou trois volumes, pour nous en donner juste une expérience, juste un goût. Nous remarquerions qu'il y a une grande différence entre les deux. Nous remarquerions que nous retirons quelque chose des écritures mahayana, que nous ne retirons pas des écritures palies. Je ne rabaisse pas les écritures palies, elles sont d'une importance historique unique. Elles nous donnent une vision vivante et profondément émouvante de la vie et de la carrière d'enseignant du Bouddha humain historique. Elles contiennent les principes spirituels de base à partir desquels se développèrent toutes les formes ultérieures du bouddhisme. Leur contenu est riche et plein d'inspiration et l'on ne peut s'en dispenser. En tant que bouddhiste, nous leur devons énormément. L'humanité, en fait, leur est redevable. Elles ne peuvent être suffisamment louées, on ne peut que leur être reconnaissant. Mais ces écritures palies ne suffisent pas. Elles ne contiennent pas tout ce que tout le monde a besoin. Il y a quelque chose qui manque et nous trouvons cet élément manquant dans les écritures mahayana, et notre expérience des écritures mahayana est donc totalement différente.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002