Quand nous lisons les écritures du Mahayana, nous sommes émancipés du contingent et du déterminant. Nous sommes émancipés du temps, de l'espace et de la causalité. Nous sommes émancipés de la réalité historique et nous faisons l'expérience de la réalité archétypale, de la réalité spirituelle, nous faisons l'expérience du mythe, du royaume de la signification non-définie. Nous rencontrons le Bouddha du Mahayana. Techniquement parlant nous rencontrons le sambhogakaya. Nous rencontrons les bodhisattvas. Nous rencontrons Manjusri.
Mais pourquoi cette expérience, pourquoi ce genre d'expérience est-il si important pour nous ? C'est important parce que cela nous met en contact avec quelque chose en nous avec lequel nous n'étions pas en contact auparavant. Cela éveille quelque chose qui n'était pas éveillé auparavant, quelque chose que même les écritures palies n'avaient pu éveiller En d'autre termes le royaume de la réalité archétypale correspond à quelque chose en nous. Le mythe correspond à quelque chose en nous. Le royaume de la signification non définie correspond à quelque chose en nous. Les Bodhisattvas correspondent à quelque chose en nous. Manjusri correspond à quelque chose en nous. Nous nous approchons, ici, du message du livre tibétain des morts, quand, dans l'état intermédiaire, la personne qui est décédée fait l'expérience de toutes sorte de visions, des visions de bouddhas, des visions de bodhisattvas, tant sous leurs formes paisibles que sous leur forme courroucées. Et que dit alors le lama, s'adressant à la conscience, pour parler ainsi, de la personne décédée ? Le lama dit :
« n'aies pas peur, reconnais-les, reconnais toutes ces visions de bouddhas et de bodhisattvas, les courroucés aussi bien que les paisibles, comme les formes de tes propres pensées, comme des phénomènes de tes propres pensées, comme des phénomènes de ton propre et vrai esprit ».
Et, de cette façon, on atteint la libération.
Nous nous approchons aussi de la quête de l'homme pour un sens. Mais d'abord, je veux vous faire part de ma propre expérience, d'une petite expérience qui illustre le genre de chose dont je parle. Cela s'est passé alors que j'écrivais quelque chose. C'était peut être « une étude du bouddhisme », en tout cas c'était il y a longtemps. De temps en temps, pendant que j'écrivais, j'en arrivais à une comparaison, c'est à dire que j'écrivais une comparaison, ou il fallait que j'écrive une comparaison ou j'avais envie d'écrire une comparaison ou une description. En d'autres termes, il se présentait quelque chose de poétique, juste quelques lignes peut être, ou tout un paragraphe. Et je remarquais alors que le sentiment avec lequel j'écrivais la comparaison ou la description était tout à fait différent du sentiment avec lequel j'écrivais les parties « en prose » pour ainsi dire. Je me sentais plus créatif, plus inspiré. Il y avait une différence entre l'expérience d'écrire en prose, et l'expérience d'écrire quelque chose d'une nature plus poétique. Et je le remarquais vraiment en passant de l'une à l'autre, bien qu'il ne s'agisse que de quelques lignes ou d'un court paragraphe. Je remarquais donc ce genre de chose, même à cette toute petite échelle. Nous remarquons ce genre de chose beaucoup plus clairement quand nous passons de la prose des écritures palies à la poésie des écritures mahayana ; en d'autre termes quand nous passons de l'histoire au mythe à une grande échelle. Nous le remarquons en fait quand nous passons de la poésie à la prose à n'importe quel niveau.
Certaines personnes malheureusement ne peuvent pas faire cette transition. Il y a le cas bien connu de Charles Darwin. Quand Darwin était jeune, il aimait beaucoup la poésie, il aimait particulièrement Shakespeare et il lisait énormément de poésie de Shakespeare. Mais plus tard, pendant la plus grande partie de sa vie, il se plongea dans la recherche scientifique. Dans sa vieillesse il essaya de revenir à la poésie, de revenir à Shakespeare mais, à sa grande consternation, cela ne voulait plus rien dire pour lui. Il avait perdu sa capacité à apprécier la poésie, il avait perdu la faculté d'en jouir. Tout un aspect de lui même, au fil des années, décade après décade de recherche scientifique, s'était atrophié et était mort.
Le même genre de chose arriva à John Stuart Mill, du moins pendant une partie de sa vie. La logique et l'économie politique étaient ses sujets préférés, même quand il n'était qu'un petit garçon, et il se trouva de plus en plus coupé, de plus en plus aliéné de la poésie, non seulement dans le sens littéral étroit de la poésie elle même, mais coupé, aliéné de la poésie de la vie pourrait-on dire.
De nos jours nous sommes tous exposés à ce genre de danger. Nous souffrons tous de ce genre de privation, du moins dans une certaine mesure. Nous en souffrons depuis la révolution industrielle. Il est significatif, très significatif, qu'au début de la révolution industrielle William Blake nous ait mis en garde contre elle. Il nous alerta du risque de la perte de ce qu'il appelait la « vision divine », et c'est pourquoi il critiqua Bacon, Newton et Locke si vigoureusement. Il les critiqua parce qu'ils avaient tendance à limiter l'homme au domaine de la réalité historique, au royaume du temps, de l'espace, de la causalité. Dans son propre travail littéraire et visuel, Blake, bien sûr n'était pas limité, pas confiné ainsi.
Dans les livres prophétiques en particulier il explore les niveaux les plus profonds de l'expérience humaine. Ce qui l'intéresse sont les forces et les formes archétypales et c'est pourquoi il exerce une telle fascination pour tant de gens de nos jours. Beaucoup de gens en fait essaient de s'évader de la prison de la réalité purement historique, essaient d'entrer en contact avec quelque chose qui a la nature d'un royaume archétypal. Ceci explique peut être la popularité de livres comme « le seigneur des anneaux », explique même peut être la popularité de certaines formes de science fiction. Je pense que ce n'est pas une coïncidence si j'ai une fois décrit les sûtras mahayana comme de la science fiction transcendantale.
Mais il est temps de s'attaquer à la quête de l'homme pour un sens. Le sens n'est pas quelque chose d'abstrait. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut trouver dans le dictionnaire. Le sens doit être un sens pour vous, doit être quelque chose dont vous faites personnellement l'expérience. La quête de l'homme pour un sens est donc sa quête pour lui même. Sa quête pour la totalité, la complétude de son être même. A un certain niveau, pour ainsi dire, l'homme appartient à la réalité historique. A un autre niveau, il appartient au royaume de la réalité spirituelle et les écriture mahayana le lui révèlent. Le mythe le lui révèle. La poésie lui révèle ce monde. Et elles ne le lui révèlent pas comme quelque chose d'extérieur à lui-même. Elles le lui révèlent comme étant son propre monde, le lui révèlent comme étant un monde dans lequel il vit réellement, généralement sans même le savoir, un monde dont il fait partie. Un monde dont il est un des habitants. Selon une maxime néo-platonicien l'œil n'est capable de voir le soleil que parce qu'il a en lui quelque chose comme le soleil, quelque chose du soleil. De la même manière, nous ne pouvons faire l'expérience du royaume archétypal que parce que nous sommes nous même à un autre niveau, des êtres archétypaux.
Si nous lisons un soûtra du Mahayana comme il se doit, nous faisons partie du soûtra, faisons partie de l'assemblée, nous sommes inclus dans l'assemblée. Nous voilà au beau milieu de l'assemblée. Mais le fait que nous soyons capable de faire la transition du royaume de la réalité historique au royaume de la réalité archétypale ne veut pas dire que nous quittons le royaume de la réalité historique. Nous avons besoin des deux. Nous avons besoin des deux parce que nous existons en fait dans les deux royaumes. Nous existons dans le royaume de la réalité historique, nous existons dans le royaume de la réalité archétypale. Nous y existons tout le temps, même si, pour ce qui est du royaume de la réalité archétypale, nous n'en sommes peut être pas conscient. La question n'est donc pas de passer de l'un à l'autre de façon littérale ; il n'est même pas question qu'ils existent en quelque sorte côte à côte.
Dans la peinture murale, Vimalakirti et Manjusri se confrontent. Ils sont engagés dans une vigoureuse rencontre. C'est histoire contre mythe mais ce que nous devons faire, c'est les mettre ensemble. Il faut qu'il y ait une sorte de mariage entre Vimalakirti et Manjusri. Nous devons réaliser que Vimalakirti est Manjusri et que Manjusri est Vimalakirti. Le temps est l'éternité, l'éternité est le temps. Le rupa est shunyata, la shunyata est rupa. Si nous pouvons réaliser cela, alors l'histoire et le mythe auront tenu leur rôle dans la quête de l'homme pour un sens, et la quête de l'homme pour un sens, sa quête pour lui même, sera complète.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002