Ce qui nous intéresse, ce sont ces deux personnages, Manjusri et Vimalakirti eux mêmes. Intéressés par eux face à face, se confrontant l'un l'autre dans cette ancienne peinture murale chinoise. Nous sommes intéressés par eux comme représentant l'histoire vis à vis du mythe dans la quête de l'homme pour le sens.
Certaines questions viennent alors à l'esprit. Dans quel sens parlons nous de la quête de l'homme pour un sens ? Quel est le sens de « sens » en tout cas ? Qu'entendons nous par histoire ? Ce n'est pas du tout évident. Des érudits, critiques et philosophes contemporains se le demandent. Qu'entendons nous par mythe ? De quelle façon Vimakirti et Manjusri représentent-ils histoire et mythe ? Et de quelle façon s'opposent-ils l'un à l'autre ? Nous essayerons de répondre à ces questions, mais nous ne le ferons pas très systématiquement, peut être même pas très directement. En tout cas, on devrait chercher les réponses, et, espérons le, les trouver, dans la peinture murale elle même. C'est à dire les trouver de façon visuelle, les trouver de façon imaginative, et ce que je vais dire est faire ressortir les implications, certaines des implications de cette peinture murale.
Commençons par le personnage de Vimalakirti. Tout d'abord, c'est un vieil homme. Il a une longue et fine barbe blanche, il a même des sourcils blancs, longs et fins. Il a un vieux visage, marqué et ridé, mais gai et plein d'humour. En d'autres termes, Vimalakirti est sujet au processus du temps, comme nous le sommes tous, avec ou sans barbe blanche. Non seulement Vimalakirti est sujet au temps, mais il vit à un moment particulier dans le temps. Il vit à la même époque que le Bouddha et, d'après l'érudition scientifique contemporaine, c'est au 6 ième siècle avant l'ère commune. Il est aussi sujet à l'espace. Il vit à un endroit particulier dans le monde. Il vit à Jambudvipa, en Inde, dans la grande ville marchande de Vaisali, dans un quartier précis de cette ville, dans une maison précise, même si, au début du chapitre 5, il l'a fait disparaître. Il a une identité particulière. Il est connu sous le nom de Vimalakirti, « gloire sans tâche, renommée immaculée ». Il appartient à un certain groupe social, a certaines occupations, quelque entreprise même apparemment, et il a ou semble avoir une femme et des enfants. Vimalakirti a donc une existence historique. Il est un personnage historique. Il a une existence spécifique, concrète, contingente et déterminée. Il a une existence qui est déterminée par le temps, l'espace et la causalité. Vimalakirti représente donc l'histoire . Il représente la réalité historique. Cependant, quand je dis que Vimalakirti a une existence historique, qu'il est un personnage historique, je ne veux pas nécessairement dire qu'il a vraiment existé. Les érudits occidentaux contemporains, en fait, le contestent. Ce que je veux dire est que Vimalakirti est dépeint, dans Vimalakirti Nirdesa, comme un personnage historique, c'est donc ce qu'il représente.
Mais qu'en est-il de Manjusri ? D'abord, c'est un jeune homme, mais en fait il est éternellement jeune, c'est-à-dire qu'il n'est pas sujet au temps. Non seulement cela, mais il ne vit pas à une époque particulière dans le temps, bien qu'il puisse apparaître à n'importe quel moment. De la même manière, il n'est pas sujet à l'espace. Il ne vit pas à un endroit particulier dans le monde. Il peut apparaître à n'importe quel endroit du monde, en n'importe quel lieu. Les bouddhistes chinois essayèrent bien de l'attacher, en quelque sorte, au mont Wu Taï, l'une des cinq montagnes sacrées de la Chine bouddhiste, mais sans grand succès. De plus, bien que Manjusri ait une identité personnelle particulière, ce n'est pas une identité mondaine, son nom est un « pas de nom ». Il n'appartient pas à un groupe quelconque, n'a pas d'emploi particulier. Il fait simplement ce qui est nécessaire, quoi que ce soit, pour aider les êtres sensibles à se développer quand l'occasion se présente et il n'a certainement pas de femme ni d'enfant, pas même en apparence. Manjusri n'a donc pas d'existence historique. Il n'est pas un personnage historique. Il a une existence mais, pour ainsi dire, elle n'est pas déterminée par le temps, l'espace et la causalité. Il a ce que l'on peut appeler une existence transcendante, ou ce qu'on peut appeler une personnalité glorifiée. Et ceci est indiqué par le fait qu'il soit non seulement jeune mais extrêmement beau ; qu'il soit vêtu de toutes sortes de soieries et de joyaux, et que tout son corps soit entouré d'une aura rayonnante de lumière dorée. Manjusri, donc, représente la réalité supra historique ; il représente la réalité archétypale, la réalité spirituelle; il représente le mythe.
Nous utilisons ici le mot mythe de façon assez libre, non dans son sens trop littéral. En fait, il n'a pas de sens littéral. Le domaine du mythe n'est pas un domaine de signification clairement définie. C'est justement ce dont il s'agit. Le domaine du mythe est un domaine de signification non définie, en fait c'est un domaine de signification indéfinissable. De nos jours, apparemment, toute une entreprise a été montée pour expliquer la signification de toutes sortes d'anciens mythes. Mais la « signification » des anciens mythes ne peut vraiment pas être expliquée de cette manière. Ils ne peuvent pas du tout, en fait, être compris dans le sens conceptuel. La signification d'un mythe, des mythes, doit être ressentie, doit être expérimentée, doit être jouée, doit être vécue. Il y a d'autres choses qui appartiennent à ce domaine de la signification non définie : par exemple les symboles, les personnages archétypaux, l'imagination elle-même, la poésie. En fait, j'utilise le mot mythe pour couvrir, pour suggérer, pour indiquer, pour faire allusion à toutes ces choses. Le mot mythe représente tout ce domaine.
Nous voilà donc avec ces deux personnages, avec Vimalakirti et avec Manjusri, l'un représentant l'histoire, l'autre représentant le mythe. Nous voilà avec eux deux se confrontant, comme dans la peinture murale. Nous voilà avec l'histoire face au mythe dans la quête de l'homme pour un sens.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002