Passons maintenant à la rencontre d'Ananda avec Vimalakirti. Ananda, bien sûr, était le compagnon et serviteur personnel du Bouddha pendant la dernière partie de la vie du Bouddha ; peut être, selon la tradition tout au moins, était-il un petit peu attaché au Bouddha en tant que personne. Un jour, semble-t-il, le Bouddha était souffrant et avait besoin de lait. Ananda prit donc son bol à aumône et alla vers la maison d'une grande famille brahmane pour mendier du lait. Arrive Vimalakirti qui demande à Ananda ce qu'il fait là, si tôt le matin. Ananda répondit donc :
« le corps du Seigneur manifeste quelque indisposition et il a besoin de lait, je suis donc venu en chercher ».
Vimalakirti réprimanda alors Ananda pour avoir dit cela et le point principal de ses remarques est plutôt métaphysique. Il fait remarquer que l'on ne doit pas identifier le Bouddha avec son corps physique, ce qu'Ananda semblait faire. Si, dit il, le Bouddha doit être identifié à quoi que ce soit, alors que ce soit avec le dharmakaya, le corps de vérité, le corps de réalité ; le corps physique du Tathagata n'est pas une fin en soi, pour ainsi dire. Quand vous avez vu le corps physique du Bouddha, vous ne deviez pas penser que vous aviez vu le Bouddha lui même ; le Bouddha est l'esprit éveillé. Cependant le Bouddha a bien un corps, dans un certain sens, du moins pour un temps. Une voix venant du ciel dit donc à Ananda de ne pas avoir honte ; elle dit que le Bouddha est apparu pendant une période corrompue et qu'il entraine les êtres sensibles en agissant de façon basse et humble. La suggestion étant qu'il prétend être malade, tout comme Vimalakirti. Ananda devrait donc bien aller chercher le lait. Les implications métaphysiques des remarques de Vimalakirti sont très profondes mais nous n'avons pas le temps de les explorer maintenant. Le sens général de cet incident est très clair. Le Bouddha ne doit pas être identifié à son corps physique. L'individu, lui même ne doit pas être identifié avec son corps physique; le corps physique n'est pas une fin en soi; le corps physique est un moyen d'Eveil.
Finalement nous en venons à la rencontre du Bodhisattva Jagatimdhara avec Vimalakirti, ou à une partie de cette rencontre. Jagatimdhara se trouvait chez lui, un jour, et alors qu'il était chez lui quelque chose de merveilleux se produisit ; il reçut de la visite, une visite inattendue, une visite extraordinaire, il eut la visite de Mara, le mauvais. Mara ne vint pas en tant que Mara bien sûr, Mara ne fait jamais ça; il vint déguisé en Indra, le roi des dieux, c'est à dire les dieux du paradis, le plus élevé du royaume du désir. Et il vint, croyez le ou non, entouré de 12.000 jeunes filles célestes, et toutes s'approchèrent de Jagatimdhara accompagnées de musique et de chants. Peut être pouvons nous imaginer la scène. Imaginez la silhouette glorieuse du roi des dieux dans une explosion de lumière, ruisselant de joyaux, puis 12.000 jeunes filles célestes, ornées de soie et de joyaux, très élégantes, leurs longs cheveux cascadant le long de leur dos, et toute cette musique et ces chants merveilleux. Probablement comme les vêpres de Montéverdi !
Alors Mara salua Jagatimdhara très, très doucement, très humblement, allant jusqu'à l'extrême de toucher les pieds de Jagatimdhara avec sa tête, puis il se tint respectueusement sur le côté. Et Jagatimdhara fut complètement pris au jeu, c'est ce qui se passe généralement.
Il pensait être vraiment en présence du roi des dieux, donc pour être à la hauteur, il lui fit un petit sermon, je crois qu'on peut l'appeler ainsi, un sermon approprié à un dieu, un sermon sur l'impermanence. Que dit Mara alors ? Mara fut, apparemment, profondément remué par ce sermon et voulut montrer sa reconnaissance. Il dit donc :
« grand homme, accepte de moi ces 12.000 jeunes filles divines et fais en toi tes servantes ».
Bon, Jagatimdhara avait été un peu bête mais il n'était pas complètement idiot. Il refusa donc l'offre, disant que les jeunes filles divines ne convenaient pas à quelqu'un comme lui ; c'est à dire quelqu'un qui s'est engagé dans la vie spirituelle supérieure. Vimalakirti arriva à ce moment et il mis à nu ce qui se passait et révéla vraiment la réalité de la situation. Il dit à Jagatimdhara :
« vous pensez que c'est Indra, mais ce n'est pas Indra, c'est Mara ».
Vimalakirti fonctionne donc comme votre bon ami spirituel. Puis Vimalakirti dit alors à Mara :
« puisque Jagatimdhara ne peut pas accepter les jeunes filles célestes, donnes les moi ».
Mara fut terrifié : si même les disciples et les bodhisattvas étaient peu disposés à rencontrer Vimalakirti, vous pouvez deviner ce que ressentit Mara. Il essaya de déguerpir au plus vite mais sans succès : en fin de compte il lui fallut donner chacune de ses 12.000 jeunes filles célestes, à grand regret ! Et que fit Vimalakirti de ces 12.000 jeunes filles célestes ? Elles étaient bien sûr les filles de Mara, déguisées ; il leur enseigna comment développer la bodhicitta. Ce n'est pas la fin de l'incident, car Mara essaya de récupérer ses filles sans grand succès. Mais nous en savons assez sur cette rencontre pour nos besoins du moment. Qu'est ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le regret ne suffit pas ; cela veut dire que l'ascèse n'est pas une fin en soi. Après tout, que représentent les filles de Mara ? Que représentent les jeunes filles célestes ? Elles représentent les émotions, elles représentent les passions, sous leurs formes relativement grossières et relativement raffinées. Donc quelqu'un qui est engagé dans la vie spirituelle supérieure ne devrait pas leur succomber, il devrait certainement les avoir fermement sous contrôle et ce stade de développement est représenté par le Bodhisattva Jagatimdhara. Son nom, c'est significatif peut être, veut dire « Souverain du monde ». Mais le contrôle conscient n'est pas le dernier mot dans la vie spirituelle ; le regret n'a pas le dernier mot dans la vie spirituelle, les émotions doivent être converties, doivent être transformées, doivent être transmuées, leur énergie doit contribuer à la vie spirituelle et ce stade est représenté par Vimalakirti.
D'après Thurman il y a un élément de tantrisme dans le Vimalakirti Nirdesa, tout spécialement dans ce passage. Mais nous devons faire attention. Nous ne devons pas penser que nous acceptons les filles de Mara comme Vimalakirti alors que nous ne faisons que leur succomber, comme une personne ordinaire. Le stade que Jagatimdhara représente est un stade où la plupart d'entre nous devront se maintenir pendant très longtemps, si même nous pouvons l'atteindre. Main en fin de compte, il n'est pas une fin en soi, il n'est qu'un moyen d'arriver à une fin.
Nous avons maintenant regardé de plus près quelques rencontres des disciples et des bodhisattvas avec Vimalakirti et le point principal devrait être clair. Le Hinayana est un moyen d'arriver à une fin, le Mahayana est un moyen, le bouddhisme est un moyen ; la religion est un moyen d'arriver à une fin et cette fin est le développement spirituel de l'individu. Et qu'est ce qui nous aide à nous souvenir de cela: ce que j'ai appeler « la critique transcendantale de la religion » et c'est ce que nous trouvons tout particulièrement dans les deux chapitres du Vimalakirti Nirdesa que nous avons étudié aujourd'hui.
Le bouddhisme a toujours eu ce genre de critique, cela fait même partie du bouddhisme. Le bouddhisme a toujours été conscient qu'il n'était qu'un moyen, et il s'est, en fait, toujours présenté comme tel. Vous vous souvenez peut être de la parabole du radeau : le Bouddha dit : « je vous enseigne le dharma sous l'image d'un radeau, comme quelque chose à laisser derrière vous, non à emporter avec vous ».
Ce genre d'insistance est tout particulièrement forte dans le Mahayana, surtout dans le Zen. Vous vous souvenez peut être des représentations japonaise et chinoise du Sixième Patriarche déchirant le sûtra du Diamant, ou l'histoire du moine errant qui par une nuit froide, mit en morceaux les représentations en bois du Bouddha dans le temple où il passait la nuit pour les brûler car il avait froid ; ou le maître disant au disciple « si tu voies le Bouddha, tues le ». Ce n'est qu'un moyen. Tous ces exemples sont des façons plutôt extrêmes et bizarres d'exprimer le même message. Le bouddhisme n'est qu'un moyen d'arriver à une fin. Et c'est parce qu'il est conscient de cela qu'il est resté aussi vivant spirituellement d'un siècle à l'autre. Les moyens ont pu fonctionner comme moyens. Si un moyen devient une fin en soi, il ne peut pas fonctionner comme moyen. C'est pour la même raison que le bouddhisme, en général, n'a pas été dogmatique ni intolérant. Il n'a jamais persécuté les partisans d'autres religions ni les partisans d'autres formes de bouddhisme.
Les autres religions, il faut le dire franchement, ne sont pas l'égales du bouddhisme sur ce plan ; elles n'aident pas toujours l'individu à devenir libre. Elles ne se voient pas toujours comme moyen d'arriver à une fin comme le fait le bouddhisme, particulièrement les religions théistes. Nous devrions donc appliquer cette critique à tout ce qui se présente comme religion. L'appliquer au christianisme, au bouddhisme, au Hinayana, au Mahayana, au Vajrayana, l'appliquer à notre propre pratique du dharma. Si nous pratiquons la méditation nous devrions nous demander « m'aide-t-elle vraiment à me développer ? » Si nous participons à des exercices de communication, étudions des livres sur le bouddhisme, allons à des conférences, travaillons dans une entreprise bouddhiste, vivons dans une communauté « est ce que cela m'aide à me développer ». Nous ne devrions jamais permettre à aucune de ces choses de devenir des fins en soi, nous devrions toujours nous souvenir qu'elles ne sont que des moyens. Si nous pouvons le faire nous serons des incarnations même de la réalité, de la religion et, en même temps, des incarnations même de la critique transcendantale de la religion. Si nous faisons cela, la religion nous aidera à devenir libre plus qu'à nous asservir encore plus et nous devrions avoir, peut être, au moins un avant goût de l'émancipation inconcevable.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002