Donc, que pouvons nous faire dans ce genre de situation ? L'individu a besoin de quelque chose qui l'aide à devenir libre, et à se développer. Bon, mettons nous d'accord et appelons cela « religion », mais comment pouvons nous faire en sorte que la religion ne devienne pas un moyen d'asservir l'individu, débilitant, écrasant même l'individu. Nous avons besoin de quelque chose qui nous rappelle constamment que la religion n'est qu'un moyen d'arriver à une fin, cette fin étant le développement de l'individu. Le moyen de développement de l'individu, de l'état d'humanité non éveillée à l'état d'humanité éveillée, de la conscience mondaine à la conscience transcendantale. En d'autres termes, nous avons besoin de ce que j'ai appelé « la critique transcendantale de la religion ».
Et nous trouvons cette critique dans les chapitres trois et quatre du Vimalakirti Nirdesa. Dans la traduction de Thurman ces chapitres ont pour titre :
« le peu de disposition des disciples à rendre visite à Vimalakirti » et
« le peu de disposition des bodhisattvas à rendre visite à Vimalakirti ».
Vous vous souvenez sans doute que Vimalakirti est malade, et il est malade par moyen habile, par grande compassion, et beaucoup de gens viennent lui rendre visite, ils sont tous laïcs et il leur donne des enseignements lorsqu'ils viennent voir comment il va.
Au début du troisième chapitre, nous trouvons Vimalakirti chez lui, dans sa chambre, couché sur son lit et une pensée traverse son esprit, ou plutôt il permet à une pensée de traverser son esprit parce qu'après tout il est un bodhisattva très évolué, et cette pensée est :
« je suis malade, couché et souffrant et pourtant le Tathagata, le saint, le Bouddha parfaitement accompli, ne s'intéresse pas à moi, n'a pas pitié de moi et n'envoie personne s'enquérir de ma maladie ».
Le Bouddha, à ce moment là, se trouve dans les jardins d'Amrapali, en bordure de la ville de Vaisali, en train d'enseigner à une vaste assemblée d'arahants, bodhisattvas et autres, et, bien qu'assis là et enseignant, perçoit la pensée qui venait de traverser l'esprit de Vimalakirti. C'est un peu comme une sorte de jeu entre Vimalakirti et le Bouddha, qui sait que Vimalakirti n'est pas malade dans le sens ordinaire du terme. Donc, le Bouddha, ayant maintenant la balle, dit à Sariputra :
« s'il te plait, va t'enquérir de la maladie de Vimalakirti ».
Nous dirions, de son état de santé, une différence intéressante. Sariputra est l'un des disciples principaux du Bouddha, l'autre étant Mahamoggallana, il est bien sûr, un arahant, il a atteint l'émancipation individuelle. En un sens il est libéré, libéré au moins des passions ordinaires, libéré de l'existence conditionnée. Mais que répond-il? Il dit :
« je suis peu disposé à y aller »,
ou traduit plus littéralement :
« je ne tiens pas beaucoup à y aller ».
Il ne refuse pas carrément, c'est après tout le Bouddha qui lui demande ; mais il préfèrerait de beaucoup ne pas y aller et il explique pourquoi, il dit qu'un jour, il était assis au pied d'un arbre dans la forêt, comme un bon moine est sensé le faire, ou l'était dans l'Inde ancienne. Il était profondément absorbé dans la contemplation. Et Vimalakirti arriva soudainement et lui dit :
« ce n'est pas la bonne façon d'être absorbé en contemplation »
et il poursuivit avec une explication de ce qu'était vraiment l'absorption en contemplation, une explication si profonde qu'elle laissa Sariputra sidéré. Il fut tout à fait incapable de répondre, et resta silencieux. Voilà pourquoi il n'est pas disposé à aller voir Vimalakirti : il a déjà quelque expérience d'une rencontre avec Vimalakirti, et il ne tient pas beaucoup à le rencontrer à nouveau.
Le Bouddha essaye à nouveau, il s'amuse probablement bien à ce petit jeu, et demande à Mahamoggallana ; mais, aussi étrange que cela puisse paraître, Mahamoggallana aussi est peu disposé parce que lui aussi a déjà rencontré Vimalakirti. Il dit qu'un jour il était en train d'enseigner le dharma à des maîtres de maison et Vimalakirti arriva et dit à Mahamoggallana comment on devait réellement enseigner le dharma aux maîtres de maison et Mahamoggallana aussi en fut sidéré.
Le Bouddha demande à tous les grands disciples arahants d'aller voir Vimalakirti : il demanda à Mahakasyapa, à Subhuti, à Puma, à Katyayana, à Aniruddha, Upali, Rahula, et Ananda ; mais ils sont tous peu disposés à y aller, ils ont tous déjà fait l'experience d'une rencontre avec ce bon vieux Vimalakirti. Il a révélé les défauts spirituels de tous. Il a mis à nu les défauts spirituels du Hinayana, prit au pied de la lettre, comme une fin en soi.
Que fait donc le Bouddha ? Il se tourne vers les Bodhisattvas qui sont dans la grande assemblée. Il demande à Maitreya d'aller s'enquérir de la maladie de Vimalakirti. Maitreya, bien sûr, est le chef des bodhisattvas, le futur bouddha qui d'après la tradition réside dans le royaume divin de tushita, attendant que le moment soit venu pour sa dernière vie sur terre, la vie dans laquelle il atteindra, à son tour, l'éveil suprème et parfait et deviendra bouddha. Mais même lui, même Maitreya est peu disposé à aller voir Vimalakirti qu'il a, lui aussi, déjà rencontré. Il dit qu'un jour il parlait aux dieux du paradis de tushita, et ils parlaient du stade de non régression des grands bodhisattvas, ce qui est un stade très avançé, je peux vous l'assurer. Vimalakirti arrive et dit :
« Maitreya, le Bouddha a annoncé qu'après une dernière naissance, tu atteindras l'éveil suprême et parfait, mais qu'elle est la nature de cette naissance ? Est elle vraiment passée, présente ou future ? Et il continue, montrant avec grande habileté dialectique, qu'elle ne peut être ni passée, ni présente, ni future. Il montre en fait que la notion de naissance même est une contradiction en soi, que la notion de non-naissance également, il montre qu'il n'y a rien que l'on puisse appeler non-regression, rien que l'on puisse appeler en réalité atteinte de l'éveil, rien du tout même que l'on puisse appeler éveil ».
Il montre qu'il n'y a rien qu'on puisse appeler Maitreya, ou que l'on puisse appeler futur bouddha ! Pas surprenant que Maitreya aussi ait été laissé bouche bée. Il est donc peu disposé à aller voir Vimalakirti.
Le Bouddha demande donc à Prabhavyuha, qui a eu le même genre d'expérience. Un jour il rencontre Vimalakirti qui lui demande d'où il venait, une question qui semble simple et innocente. Prabhavyuha répondit qu'il venait de « Bodhimanda », qui veut dire le lieu de l'éveil. En d'autres termes il dit qu'il venait de Buddhagaya, où le Bouddha atteignit l'éveil suprème et parfait et, en particulier, du « Vajrasana », le trône de diamant comme on l'appelle, sur lequel le Bouddha s'assis sous l'arbre Bodhi à Buddhagaya, quand il atteignit l'éveil. Il dit qu'il venait de là, et Vimalakirti lui expliqua alors assez longuement ce que le « Bodhimanda » était réellement ; il expliqua que ce n'était pas du tout un endroit mais un état d'esprit, il expliqua qu'il n'est pas du tout question que le bodhisattva en vienne puisqu'il y est toujours et que tout ce qu'il fait en est l'expression. Et Prabhavyuha aussi, on peut le comprendre, fut interloqué, et lui aussi est peu disposé à aller voir Vimalakirti, il n'a pas particulièrement envie d'une autre dose du même remède.
Ainsi, le Bouddha demande à tous les grands bodhisattvas, mais ils ont tous eu leur propre expérience de Vimalakirti. Finalement, le Bouddha demande à Manjusri, le bodhisattva de la sagesse lui même, mais là, c'est une autre histoire et nous verrons quelle est cette histoire dans notre prochaine conférence. Pour le moment, Vimalakirti a révélé les défauts spirituels de Maitreya et des autres ; il a révélé les défauts du Mahayana pris au pied de la lettre, du Mahayana pris comme fin en soi.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002