Qu'est ce que Vimalakirti représente ici ; c'est assez facile à voir mais pas si facile de le mettre en mots. On pourrait dire que Vimalakirti représente la vérité ou la réalité même, vide de tout concept, et cela suffira tant que nous ne le prenons pas trop littéralement, tant que nous ne laissons pas tomber les mots de notre bouche avec trop de désinvolture.
On pourrait dire que Vimalakirti représente l'expérience de l'éveil même, et que se passe-t-il quand nos expériences spirituelles partielles entrent en contact avec l'expérience même de l'éveil ? Que se passe-t-il quand les moyens vers l'éveil entrent en contact avec l'expérience même de l'éveil ? Que se passe-t-il quand nos doctrines, nos institutions, nos règles entrent en contact avec elle ? Ce qui se passe est que leurs limitations sont révélées et ceci peut être une expérience très douloureuse. En fait, cela peut être une expérience très traumatique, douloureuse et traumatique, je veux dire pour ceux qui s'identifient à leur propre expérience spirituelle partielle, qui tirent de cette identification leur sens de sécurité émotionnelle, parce qu'alors ce sont leurs propres limites qui sont révélées et cela peut être une expérience bouleversante. Vimalakirti est comme un courant électrique de haut voltage : vous le touchez à vos risques et périls, sauf que, bien sûr, ce n'est pas vous qui le touchez, il arrive et vous touche. En termes traditionnels, Vimalakirti est comme un grand vajra, une grande foudre, un grand diamant ; il est puissant, il est tranchant ; en même temps il est brillant et scintillant. Il défonce toutes vos défenses, toutes vos limitations. Il détruit ce que vous êtes pour que vous soyez libre de devenir ce que vous pouvez être.
Cela me rappelle un film de Passolini, je crois, théorème, que j'ai vu il y a quelques années. Dans ce film un représentant de commerce, jeune et séduisant, passe un week-end dans une famille bourgeoise italienne. C'est une relation de travail du père qui est le PDG d'une firme industrielle. Il y a le père, la mère, le fils et la fille, tous les deux adultes, et une vieille servante. Pendant ce week-end le jeune homme a une liaison avec chacun d'entre eux et le reste du film montre le résultat de ce contact avec lui. La mère devient nymphomane, la fille a une dépression nerveuse, on la voit dans une ambulance, transportée vers un hôpital psychiatrique, le fils qui est artiste peintre détruit toutes ses toiles, la servante devient une religieuse capable de faire des miracles. Dans la dernière scène on voit le père traversant une gare pleine de monde, quittant lentement tous ses vêtements ! Les critiques s'en donnèrent à cœur joie, discutant la signification du film, de ce que le jeune homme représentait. Certains dirent qu'il était un genre de Christ, d'autres la réalité, et d'autres qu'il était simplement lui même !
Faites votre choix, mais quel qu'il soit, il n'y a aucun doute que l'impact de la réalité, sous quelque forme que ce soit, a un effet bouleversant, dévastateur dans notre vie, et c'est se qui se passe dans ces deux chapitres du Vimalakirti Nirdesa. Cela se passe, bien sûr, bien plus positivement que dans le film et à un niveau bien plus élevé. Mais le résultat est que les disciples ou les bodhisattvas concernés restent confondus, sidérés. Thurman fait là un commentaire intéressant :
« le disciple ou le bodhisattva est atterré et muet, et pourtant reconnaît intuitivement la justesse des critiques de Vimalakirti, il ne peut ni les accepter et les mettre en pratique ni les rejeter carrément ».
Ceci est très significatif et ce peut être également notre propre expérience parfois, à notre propre niveau de développement. Peut être qu'un kalyana mitra, un bon ami spirituel nous dit quelque chose, à propos de nous mêmes, quelque chose que nous n'avions pas remarqué auparavant, ou peut être quelque chose à propos du dharma. Quelle est notre réaction initiale à cette nouvelle connaissance, cette révélation pour ainsi dire. Nous nous sentons abasourdis, stupéfiés. Nous sommes bien forcé de reconnaître la vérité de ce qui nous a été dit mais nous sommes tout à fait incapable d'en faire quoi que ce soit; parce qu'il faut du temps à s'adapter à cette nouvelle connaissance, il faut du temps pour s'y habituer, il faut du temps avant que nous puissions la mettre en pratique. Il n'est donc pas surprenant que les disciples et les bodhisattvas soient peu disposés à rencontrer Vimalakirti. Il n'est pas surprenant, pourrait on dire que l'expérience partielle soit peu disposée à faire l'expérience de l'expérience totale ; pas surprenant que les moyens vers l'éveil soient peu disposés à rencontrer l'éveil total.
Mais il faut se garder d'un malentendu possible. L'expérience peut être douloureuse, elle peut même être traumatique mais ce n'est pas quelque chose de négatif; en fait c'est quelque chose de très, très positif. Le but des critiques de Vimalakirti n'est pas d'humilier les disciples ou les bodhisattvas ; il ne fait pas que les remettre à leur place. Son but, son but profond et ultime est de les aider à croître. Son but est de les aider à se sortir de leur expérience présente partielle, de leur perspective présente relativement limitée. Je dis relativement parce qu'après tout, ils sont arahants et bodhisattvas. De la même façon, le but de la critique transcendantale de la religion n'est pas détruire la religion, son but est plutôt de la rétablir, de la rétablir dans sa vraie fonction, en tant que moyen, la fin étant, bien sûr, le développement spirituel de l'individu. Ce qui est détruit n'est que la religion en tant que fin en soi. La critique transcendantale de la religion est donc essentielle à la religion, essentielle à son existence même. Elle doit toujours l'accompagner. Il est important de le comprendre; il est important peut être de le comprendre dans le détail.
Regardons donc de près les rencontres de quelques disciples et Bodhisattvas avec Vimalakirti. Regardons les rencontres des disciples Purna, Uppali, Rahula et Ananda, et du bodhisattva Jagatimdhara.
Purna enseignait le dharma quand sa rencontre lui arriva ; il enseignait à de jeunes moines dans la forêt, et il leur enseignait la doctrine Hinayana. Arrive Vimalakirti qui dit que Purna leur enseignait mal ; il dit que les moines étaient capables de suivre le Mahayana, qui était un enseignement supérieur. Vimalakirti ne critiquait pas Purna parce qu'il enseignait le Hinayana au lieu du Mahayana ; nous avons vu qu'il était capable de mettre à nu les limites du Mahayana aussi. Il critiqua Purna parce qu'il enseignait le dharma sans être capable de voir ce que les besoins spirituels des jeunes moines étaient vraiment. Il le critiquait parce qu'il enseignait le dharma, comme mécaniquement. Il dit :
« révérend Purna, concentres toi d'abord, considère l'esprit de ces jeunes bhikkhus, et puis enseigne le Dharma ».
Et encore il dit :
« sans examiner les facultés spirituelles des êtres sensibles, on ne présume pas la partialité de leurs facultés ».
Et plus loin :
« les disciples qui ne connaissent pas les pensées et les tendances des autres ne sont pas capables d'enseigner le dharma à qui que ce soit ».
Voilà une déclaration plutôt forte. Donc Vimalakirti critique Purna parce qu'il n'est pas réellement en contact avec les gens auxquels il enseigne, il n'est pas en communication avec eux. Purna a une idée trop figée du dharma; selon toute apparence, il pense que le dharma est cet enseignement particulier et cet autre, ou cette formulation conceptuelle et cette autre, et c'est ce qu'il communique de façon indifférente, sans se demander si cela aidera vraiment qui que ce soit à se développer.
Il y a des enseignants bouddhistes orientaux qui font de même quand il viennent en occident. Ils ne se soucient pas d'apprendre à connaître les gens en occident. Parfois ils ne prennent même pas la peine d'avoir un vrai contact avec eux. Ils ne sont donc pas capables de communiquer le dharma. Habituellement, ils ne restent pas suffisamment longtemps où que ce soit pour pouvoir apprendre à connaître les gens. Ce que la critique de Vimalakirti veut dire est qu'enseigner le dharma est un moyen d'aider les gens et que, par conséquent, on ne peut pas vraiment l'enseigner sans être conscient des gens et de leurs besoins spirituels. Il ne critique pas Purna parce qu'il enseigne le dharma, mais parce qu'il l'enseigne d'une mauvaise manière ; il le critique parce qu'il considère l'enseignement du dharma comme étant une fin en soi.
J'ai eu une ou deux fois l'expérience de ce genre de chose en Inde : on me demanda, en fait, d'enseigner le dharma de cette mauvaise manière. C'était à Calcuta. Pendant plusieurs années de suite, je donnais des conférences dans une certaine salle de conférence bouddhiste, habituellement un jour de pleine lune, des centaines de gens y venaient, des bouddhistes du Bengale principalement, et il y avait pas mal de bruit ; en fait tout le monde criait, parlait et hurlait en même temps. Finalement, une fois, le bruit devint tel que je m'en plaignis au moine en chef, qui venait de Ceylan. Je lui dis qu'il y avait tellement de bruit que personne ne pouvait entendre ce que je disais. Et il répondit :
« ça ne fait rien si personne ne peut entendre ce que vous dites ; nous voulons seulement que vous donniez une conférence sur le dharma. Une conférence sur le dharma faisait partie du rituel ; il fallait seulement que l'on voit quelqu'un la donner. Si personne ne pouvait l'entendre, ça n'avait pas d'importance, que l'on comprenne ou non ça n'avait pas d'importance ; l'ensemble était dénué de sens ».
Ainsi, on me demanda, en fait, d'enseigner le dharma de la mauvaise manière. Mais c'est une forme plutôt extrème du genre de chose sur laquelle Vimalakirti attirait l'attention à cette occasion.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002