Mais acintya veut dire « inconcevable » ou « impensable » ; le mot suggère aussi « inexplicable » et même « insaisissable ». L'acintya-vimoksa, ou « émancipation inconcevable », est une émancipation propre aux bouddhas et aux bodhisattvas irréversibles, et c'est réellement tout ce que l'on peut en dire. Comme elle est inconcevable, elle est aussi inexprimable.
Nous pouvons aller plus loin. Nous pouvons dire que toutes les émancipations, dans la mesure où elles sont des émancipations, sont inconcevables. Une émancipation est en fait toujours une émancipation de quelque chose : le terme n'a pas de signification s'il n'est relatif à un état précédent d'asservissement ou d'emprisonnement. Et quand nous avons toujours été dans un état particulier, nous ne pouvons pas réellement imaginer ce qu'est l'émancipation de cet état. En fait, quand nous avons toujours été dans un état d'emprisonnement, nous ne pouvons pas vraiment avoir de sens de la mesure dans laquelle nous sommes emprisonné. Nous pouvons même penser que nous ne sommes pas emprisonné du tout. Nous ne réalisons à quel point nous étions emprisonné que lorsque nous nous libérons de cet emprisonnement. Si nous ne pouvons comprendre dans quelle mesure nous sommes emprisonné par ceci ou par cela, nous avons peu de chances de pouvoir imaginer ce que serait un sens de libération de cet emprisonnement. Cela nous est simplement inconcevable.
Nous parlons souvent d'expérience spirituelle élevée - et même du nirvana - comme si nous les connaissions bien. Mais ce n'est pas la cas. Nous ne pouvons même pas les concevoir. Et il est important de se souvenir de cela. Cela veut dire que lorsque nous progressons dans la vie spirituelle, nous avançons dans l'inconnu. L'engagement dans la vie spirituelle est un engagement dans l'inconnu. L'émancipation, l'émancipation spirituelle, est toujours une émancipation du connu, et l'atteinte de l'émancipation est toujours l'atteinte de l'inconnu, de l'imprévu, et même de l'imprévisible. Toute émancipation est donc inconcevable.
Mais l'inconcevable émancipation des bouddhas et bodhisattvas est, selon le Mahâyâna, inconcevable dans un sens particulier et plus profond. Comme le Hînayâna, le Mahâyâna voit l'existence non pas de façon statique mais de façon dynamique ; non pas en termes d'entités mais en termes de processus ; non pas en termes de « choses » solides et non-changeantes mais en termes de ce qui est appelé des dharmas, un mot impossible à traduire mais qui veut dire quelque chose comme « phénomèmes ». Selon le Mahâyâna - qui là diffère du Hînayâna -, ces dharmas ne sont, dans un sens ultime, ni existants, ni non-existants. Existence et non-existence ne sont que des idées de notre propre esprit. Et parce qu'ils ne sont ni existants ni non-existants, naturellement, ils n'apparaissent ni ne disparaissent. La souffrance, par exemple, n'apparaît pas réellement, et ne disparaît pas réellement.
Les dharmas sont donc paisibles dès le début et par nature complètement « nirvanisés » - en inventant un mot assez disgrâcieux . Nous avons l'habitude de penser au nirvana, à l'Éveil, comme à un nom, représentant un état plutôt qu'un processus, mais le mot apparaît sous forme verbale tant en pâli qu'en sanskrit. De façon évidente, un verbe décrit une action, et une action prend place dans le temps, mais la « nirvanisation » n'est pas un processus qui prend place dans le temps. Elle représente le fait que dans la réalité tous les dharmas sont dans un état dans lesquels ils ne sont pas affectés par l'apparition ou la cessation. En bref, nous n'avons vraiment pas de mots pour décrire tout cela.
Qui plus est, parce que les dharmas ne sont ni existants, ni non-existants, ils n'ont pas de caractéristiques séparées, par lesquelles ils peuvent être distingués ou reconnus. Parce qu'ils n'ont pas de caractéristiques séparées, ils sont inconcevables et inexprimables. Tous les dharmas sont donc les mêmes - ou plutôt, non différents, pour éviter de donner l'impression que le bouddhisme enseigne une forme de monisme. Le bouddhisme n'enseigne pas le fait que tous les phénomènes de l'existence sont réductibles à un seul, que ce soit l'être absolu comme le Brahman de la tradition vé:dantique ou la « substance » de Spinoza, ou à une seule matière. Le bouddhisme parle donc en termes de « non différent » ou « non-deux » (advaya en sanskrit) plutôt qu'en termes de « même » ou de « un ». Nous devons cependant éviter toute suggestion de réification du concept d'identité. En fait, pour le Mahâyâna, il ne peut être question de réifier aucun de ces termes. Oui, tous les dharmas sont « vides de nature propre », comme il est dit ; mais cette vacuité n'est pas elle-même une entité. La vacuité aussi est vide.
Je n'ai guère besoin de dire qu'il n'est pas très facile de comprendre ceci. L'émancipation inconcevable est réellement inconcevable. Ce n'est pas tout. Le bodhisattva voit que l'existence même est inconcevable. Ce n'est pas seulement que nous ne savons rien d'expériences spirituelles élevées ou du nirvana : nous ne savons en fait rien à propos de quoi que ce soit. Ce n'est pas que nous ne sachions pas beaucoup, ou que nous ne le sachions pas très bien. Cette affirmation doit être prise tout à fait littéralement : nous ne savons rien à propos de quoi que ce soit.
Mais, bien sûr, nous pensons que nous savons, et sur cette base nous construisons toutes sortes de constructions mentales, toutes sortes d'idées, d'attitudes, de vues et de philosophies. Mais selon le Mahâyâna, ce ne sont qu'illusions. Nous ne savons réellement rien à propos de quoi que ce soit. Et c'est une chose à laquelle il faut réfléchir de temps à autre. Habituellement, nous sommes si sûrs que nous savons ce qui est quoi. Mais prenez juste pierre dans la main et sentez-la, regardez juste une fleur ou un arbre, et vous verrez qu'ils sont inconcevables. Un être humain aussi est inconcevable, un être humain en fait, est incroyablement inconcevable. Et bien sûr un bouddha, un être humain éveillé, est complètement inconcevable, un bodhisattva est inconcevable, le bouddhisme est inconcevable.
Nous avons donc ici un paradoxe. Le Dharma révèle la nature de l'existence, mais si la nature de l'existence est inconcevable et ne peut être sondée par la pensée, elle ne peut être dite en mots. Non seulement ne pouvons-nous rien savoir à propos de quoi que ce soit ; nous ne pouvons réellement rien dire à propos de quoi que ce soit. Si les bouddhas et les bodhisattvas voient l'existence comme inconcevable et le Dharma comme inexprimable, comment leur est-il possible d'en dire quoi que ce soit ? Comment le Dharma peut-il être enseigné ?
The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa, © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002.