Si les bouddhas et les bodhisattvas voient l'existence comme inconcevable et le Dharma comme inexprimable, comment leur est-il possible d'en dire quoi que ce soit ? Comment le Dharma peut-il être enseigné ?
Avec cette question, nous nous commençons à bien nous approcher du monde étrange du Vimalakîrti Nirdesha. Même les bouddhas et les bodhisattvas ne peuvent pas vraiment enseigner le Dharma avec les mots au lieu de cela ils le démontrent. Ils le démontrent par l'action, et en particulier par l'action magique. Selon la tradition bouddhique, les bouddhas et les bodhisattvas possèdent toutes sortes de pouvoirs magiques. Ils peuvent déplacer les choses d'un endroit à un autre ; ils peuvent créer des choses ; ils peuvent se transformer pour prendre tout apparence qui soit. Qui plus est, ils sont capables de faire tout ceci à une échelle cosmique. Ils sont capables de déplacer des univers entiers, et de jouer avec l'espace et le temps.
Au chapitre 5 du Vimalakîrti Nirdesha, par exemple, Vimalakîrti prépare la visite de Mañjushri (le bodhisattva de la sagesse) et d'une grande foule d'êtres divers en faisant magiquement s'évanouir le contenu de sa maison. Lorsque les visiteurs arrivent, rien n'est visible hormis Vimalakîrti allongé dans son lit, apparemment malade. Au chapitre suivant, il fait transporter trente-deux mille trônes léonins depuis quelque terre de bouddha éloignée, afin que tout le monde puisse s'asseoir, et sa maison s'agrandit pour que tous puissent s'y installer.
Au chapitre 10, Vimalakîrti permet à tous ses hôtes de voir une autre des nombreuses distantes terres de bouddha. Toutes les terres de bouddha ont leurs propres caractéristiques particulières ; dans celle-ci, tout est fait de parfums, y compris la nourriture, un peu de celle-ci étant rapportée par un messager magiquement émané dans ce but par Vimalakîrti. Un seul récipient de cette nourriture s'avère suffisant pour nourrir tous ceux qui sont présents, y compris les quatre-vingt-dix millions de bodhisattvas qui l'ont accompagnée de là où elle est venue.
Il y a de très nombreux autres événements similaires tout au long du Vimalakîrti Nirdesha. Mais pourquoi donc Vimalakîrti fait-il ce genre de choses ? Pourquoi rendre ce qui l'entoure invisible et de distantes terres de bouddha visibles ? Pourquoi fait-il l'effort de transporter des trônes léonins et des aliments magiques ? Pourquoi s'en donner la peine ? Toute cette « matérialisation » commence à ressembler à de la « science-fiction transcendantale. »
La réponse simple est que, dans le monde du Vimalakîrti Nirdesha, de telles actions magiques sont considérées comme des démonstrations du Dharma. Après chaque fait magique, le texte nous dit que des milliers ou même des centaines de milliers d'êtres atteignent un état de vision spirituelle supérieure, habituellement « l'esprit de l'insurpassable Éveil authentique et parfait » - c'est-à-dire la bodhicitta. Leur vision sprituelle a été élargie et approfondie par ces faits magiques. Au chapitre 6, Vimalakîrti affirme explicitement que la capacité à réaliser de tels faits est un aspect de l'inconcevable émancipation. Les bodhisattvas qui vivent dans cette émancipation, dit-il, réalisent complètement la relativité de l'espace et du temps. Ils peuvent mettre le Mont Soumerou dans une graine de moutarde sans le rétrécir ni agrandir la graine. Ils peuvent mettre tous les êtres vivants sur la paume de leur main. Il peuvent donner l'impression qu'une semaine dure des siècles, ou des siècles une semaine. Ils ont le pouvoir magique de transformer toute personne en toute autre, et toute chose en toute autre.
Le Vimalakîrti Nirdesha n'est pas le seul texte du Mahâyâna à attribuer une signification philosophique à la magie. Dans le Mahâyâna, l'existence est souvent comparée à un spectacle de magie. Mais comment cela s'accorde-t-il avec l'admonition bien connue du Bouddha à ses disciples de positivement s'abstenir de faire des miracles ? Comment les faits magiques peuvent-ils être considérés comme des démonstrations du Dharma ?
La magie était très populaire dans l'Inde ancienne, comme c'est je crois toujours le cas. Il semble que les Indiens aient toujours été plutôt bons en la matière. Imaginez par exemple, un magicien itinérant arrivant un beau matin dans un village de l'Inde ancienne (ayant peut-être laissé son tapis volant au coin de la rue). À son arrivée, on commence à battre le tambour, et les gens commencent à se rassembler, impatients et dans l'expectative. Il est naturel d'être curieux pour ce genre de choses. Si un magicien arrivait dans votre rue maintenant, vous poseriez probablement votre livre et iriez voir, et à juste titre car vous pouvez lire n'importe quand mais ne voyez pas un spectacle de magie tous les jours de la semaine. Dans le village de l'Inde ancienne, le magicien aurait sans doute commencé en faisant quelque chose d'assez routinier, d'assez ordinaire, le genre de choses que l'on s'attend à voir faire par un magicien. Il aurait par exemple fait apparaître un éléphant. Il aurait répété un certain mantra et instananément, devant tout le monde, un éléphant aurait apparu. Il se serait tenu là, calme, grandeur nature : corps énorme, les oreilles battantes, la trompe se balançant. Toutes les personnes présentes l'auraient vu, l'auraient entendu, l'auraient peut-être senti, auraient pu le toucher même - ou penser qu'elles pouvaient le toucher. Peut-être certaines personnes présentes auraient-elles même pu prendre peur et s'enfuir.
Dans l'Occident moderne, nous appellerions probablement cela une hallucination collective. Mais le Mahâyâna ferait remarquer que l'éléphant qui était perçu par tous ces villageois n'était ni absolument irréel, ni absolument non existant. Après tout, vous ne pouvez pas facilement nier le témoignage de vos propres yeux. Tous, dans le village, savent parfaitement à quoi ressemble un éléphant - et tous en ont vu un devant eux. En outre, il a eu un effet, car certaines personnes sont parties en courant. Mais en même temps il n'est pas absolument réel, il n'est pas absolument existant. Le magicien l'a fait apparaître, et tôt ou tard il le fera disparaître.
Selon le Mahâyâna, l'existence ordinaire telle que nous en faisons l'expérience, telle que nous la percevons, est juste comme cela. Les dharmas sont juste comme cela. Ils ne sont ni existants ni non existants - pas en termes absolus -, donc on ne peut pas dire qu'ils apparaissent réellement ni qu'ils disparaissent réellement. Ils sont juste comme une illusion magique. L'existence est comme une vaste hallucination collective. Le Mahâyâna la compare aussi à un rêve, à un écho, à un mirage, à un reflet, à une boule d'écume, etc. Toutes ces comparaisons ne sont pas faites pour dire que quelque chose qui n'est pas réellement là est perçu comme existant, mais plutôt que ce qui est perçu comme existant n'est pas existant de façon absolue. L'existence phénoménale apparaît en dépendance de causes et de conditions, et n'est donc ni absolument réelle ni absolument irréelle. « Absolument réel » signifie ce qui n'apparaît pas en dépendance de causes et de conditions. En termes des textes boudhiques les plus anciens, c'est ce qui habituellement traduit par l'« Inconditionné », l'asamskrita, littéralement le « non composé », ce qui n'est pas mis ensemble.
Mais même si toutes les choses, en un sens, sont comme des illusions magiques, il nous faut quand même nous engager avec elles, car nous les considérons comme réelles. Quand le magicien fait apparaître un éléphant, les gens le perçoivent et en prennent même suffisamment peur pour s'enfuir. Leur peur est une expérience réelle (au moins relativement réelle), et quelque chose doit être fait à son sujet. Le fait que votre expérience relative soit en un sens illusoire ne veut pas dire que vous l'ignorez. Votre expérience est aussi réelle, tout comme les gens qui perçoivent l'éléphant illusoire le perçoivent comme réel. Ils ne savent pas qu'il est illusoire. Ils ne savent pas que leur perception est née d'un ensemble complexe de causes et de conditions (représentées par le magicien). Ce n'est que lorsqu'ils voient qu'il n'y a là pas d'éléphant existant par lui-même, mais seulement un phénomène qui est né de la volonté du magicien, qu'ils peuvent cesser d'agir comme si l'éléphant était réel.
En poursuivant la pensée bouddhique traditionnelle, si vous étiez Éveillé, vous percevriez l'éléphant, mais vous sauriez que ce que vous percevez est une illusion magique, et vous ne réagiriez donc pas comme vous le feriez si vous n'étiez pas Éveillé. Même si l'éléphant fonçait vers vous, vous sauriez que rien ne se passerait, que ce n'est qu'une illusion ; vous ne vous écarteriez pas du chemin et ne ressentiriez aucune peur.
Mais, pour aller plus loin avec cette illustration, si vous étiez Éveillé et si vous voyiez un vrai éléphant foncer sur vous, vous vous écarteriez du chemin car vous sauriez que votre corps physique est au même niveau d'existence que celui de l'éléphant. Même si les deux sont illusoires au sens métaphysique, les deux sont des corps physiques. Ils existent au même niveau de réalité, y appartiennent tous les deux, et à ce niveau de réalité ils peuvent s'affecter l'un l'autre. Mais vous ne ressentiriez toujours pas de peur, car votre esprit serait en lien non pas avec la réalité relative mais avec la réalité absolue.
En un sens, que vous soyez Éveillé ou non, vous voyez le même objet, mais vous l'interprétez différemment. Par exemple, les choses sont impermanentes, et il est de façon évidente inapproprié d'être attaché à des choses qui sont impermanentes. Néanmoins, nous devenons attachés ; en dépit du fait que nous « savons » qu'une chose est impermanente, nous la traitons comme si elle était permanente. Et si vous voyez ou faites l'expérience d'une illusion comme étant une réalité absolue et la traitez comme telle, cela donne naissance à des états mentaux défavorables. Mais si vous étiez Éveillé, vous seriez complètement conscient de l'impermanence de la chose, et la traiteriez en conséquance.
Utiliser les termes « illusion » ou « illusoire » lorsque l'on parle de bouddhisme peut être à l'origine de nombre d'incompréhensions. L'illustration de l'éléphant produit par magie n'est une illusion que lorsqu'il est considéré métaphysiquement, mais pas en termes d'expérience humaine ordinaire. Il y a une différence objective entre un éléphant qui est réellement un éléphant et un éléphant qui n'est qu'un éléphant illusoire. Sur ce point, le bouddhisme Mahâyâna diffère de l'hindouisme de l'advaita vedânta. Les vedântins utiliseraient la même illustration pour tenter de montrer que l'éléphant que le magicien a fait apparaître n'existe en réalité pas du tout. Pour l'advaita vedânta, la totalité de l'existence phénoménale est ainsi ; seule existe la réalité ultime.
Certains vedântins pourraient trouver qu'il s'agit là d'une représentation injuste de l'enseignement de Shankara, mais nombre de philosphes indiens, parmi lesquels Sri Aurobindo, ont considéré que c'était bien là sa vue - une vue que le bouddhisme considérerait comme biaisée. Nous pouvons voir la différence entre les positions des deux religions si nous considérons leur usage du terme mâya, ou illusion. Dans l'advaita vedânta, mâya désigne ce qui n'a aucune existence, mais est pure illusion. Mais dans le bouddhisme, mâya désigne ce qui a une existence relative, mais non absolue. Ce n'est pas que le relatif soit fusionné dans l'absolue d'une façon biaisée, comme c'est le cas dans l'advaita vedânta ; le « relatif » et l'« absolu » sont également applicables et également inapplicables à la réalité ultime.
Le Mahâyâna ne doute pas de notre expérience et ne la remet pas en cause. Ce qu'il questionne, c'est la validité ultime des constructions conceptuelles que nous surimposons à notre expérience. Là où nous pouvons nous tromper, c'est en interprétant notre expérience en termes de choses fixes, solides et immuables. Voilà pourquoi le Vimalakîrti Nirdesha, et le Mahâyâna en général, considèrent les actes de magie comme étant des démonstrations du Dharma : parce que les créations magiques sont elles-mêmes une illustration de ce que l'existence est en réalité.
The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa, © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002.