Ainsi qu'il a déjà été dit, tout comme la Roue de la vie symbolise l'esprit réactif, le chemin ou la voie symbolise l'esprit créatif ou la totalité du processus de conditionnalité cumulative, par opposition à la conditionnalité réactive. Il ne fonctionne pas sur le principe de tourner en rond, mais sur le principe d'aller de plus en plus haut. Dans le cas de la Roue de la vie, telle que représentée par l'art religieux tibétain, à peu près tous les aspects de l'esprit réactif se fondent en un seul symbole composite, d'une richesse et d'une complexité merveilleuse. Pour le chemin, ou la voie, il ne semble pas y avoir d'image correspondante. Il y a à la place un nombre de représentations relativement indépendantes, certaines sous forme d'image, d'autres sous forme de formulation conceptuelle des diverses étapes successives de la voie.
Parmi les premières sont les images de l'arbre de l'Éveil, ou arbre cosmique, au pied duquel le Bouddha s'assit à la veille de sa grande réalisation, et celles de l'échelle d'or, d'argent et de cristal qu'il utilisa, après avoir instruit des plus hautes vérités du bouddhisme sa mère décédée, pour descendre sur Terre depuis le paradis des trente-trois dieux. Parmi les formulations conceptuelles du Chemin on trouve les trois instructions (éthique, méditation et sagesse), le Noble chemin octuple, la série des douze maillons positifs commençant avec la souffrance et se terminant par la connaissance de la destruction des tendances, les Sept étapes de purification, et les Sept facteurs d'Éveil. Toutes ces images concrètes et ces formulations conceptuelles de la voie représentent l'un ou l'autre des aspects de la totalité du fonctionnement de l'esprit créatif, un fonctionnement d'une splendeur si riche en facettes, que la tradition n'a apparemment pas été capable de les combiner toutes en une représentation composite de leur objet commun. Pour la présente discussion nous allons choisir l'une des formulations conceptuelles de la voie, celle des Sept facteurs d'Éveil, car celle-ci présente d'une façon particulièrement claire et frappante la nature cumulative et réellement progressive de l'esprit créatif.
Les sept « membres » ou « facteurs » d'Éveil ou bodhi sont : la remémoration ou prise de conscience, l'investigation des états mentaux, l'énergie ou vigueur, le ravissement, la détente, la concentration, et la tranquillité. Chacun de ces membres, de ces facteurs, se produit en dépendance de celui qui le précède immédiatement - de toute sa plénitude, pour ainsi dire - et, comme nous allons maintenant le voir en détail, chacun d'entre-eux, quand il survient, constitue un développement toujours plus grand de l'esprit créatif dans son mouvement spiral vers l'explosion finale et sans fin de la créativité que constitue l'Éveil.
Comme nous l'avons déjà vu, la vie spirituelle commence avec la prise de conscience, lorsque l'on devient conscient du fait que l'on n'est pas conscient, ou lorsque l'on s'éveille au fait que l'on est endormi. Dans le contexte global du processus d'évolution, ce « membre » ou « facteur », dont l'émergence fait de soi un être humain, occupe une place médiane, étant intermédiaire entre le manque total d'attention ou l'inconscience de la pierre et la prise de conscience parfaite de la bouddhéité. Dans le contexte relativement étroit mais cependant infini du développement purement humain, la prise de conscience occupe une place médiane entre la simple conscience sensorielle de l'animal et la prise de conscience spirituelle plus élevée de la personne qui a commencé à se trouver en présence du transcendant.
Nous arrivons ainsi à une hiérarchie qui, excluant l'inconscience et la sensibilité végétative de la plante, est constituée des quatre niveaux principaux de (I) conscience sensorielle, (II) conscience humaine ou vraie prise de conscience, (III) prise de conscience transcendante, et (IV) prise de conscience parfaite. En tant qu'un des membres d'Éveil ou facteurs d'Éveil, la remémoration ou la prise de conscience correspond au deuxième de ces niveaux, celui de la conscience humaine ou de la vraie prise de conscience. La prise de conscience, dans ce sens, est synonyme de conscience de soi, une expression qui attire l'attention sur une des caractéristiques les plus importantes de la prise de conscience. Alors que la conscience sensorielle est simplement la conscience des choses extérieures et de notre propre expérience, la prise de conscience consiste en le fait d'être conscient que l'on est conscient, de savoir que l'on sait, ou bien, en un mot, de réaliser. Quoique le vocabulaire traditionnel du bouddhisme ne contienne aucun terme correspondant strictement à conscience de soi, l'explication qui est donnée montre clairement qu'en fait c'est de cela qu'il s'agit. D'après les textes, la prise de conscience consiste en la prise de conscience de la posture de notre corps et des mouvements de celui-ci, de nos sensations, qu'elles soient agréables ou douloureuses, et de la présence en nous d'états mentaux favorables ou défavorables. De tout ceci nous parlerons davantage plus loin.
De la prise de conscience en général nous passons à la prise de conscience psychique en particulier, distincte de l'aspect physique de notre être. Ce côté psychique n'est pas statique mais dynamique. Il est fait d'un flot sans fin d'états mentaux. Ces états sont de deux sortes, favorables et défavorables. Les états mentaux défavorables ont leurs racines dans l'avidité, l'aversion et l'illusion. Les états mentaux favorables ont leurs racines dans la non-avidité, la non-aversion et la non-illusion, en d'autres termes dans le contentement, l'amour et la sagesse. L'investigation des états mentaux est une espèce d'opération de tri par laquelle on distingue les états défavorables des états favorables, en les séparant en deux catégories. Pour reprendre les termes de notre présente discussion on distingue ce qui dans notre esprit est réactif de ce qui est créatif. C'est cependant la prise de conscience qui libère la créativité. En prenant davantage conscience, non seulement on résout le manque de prise de conscience, et par là on arrive à la conscience de soi ou à la véritable individualité, mais aussi on change l'énergie du type de conditionnalité cyclique au type de conditionnalité spiral, c'est à dire du mode de fonctionnement mental réactif et répétitif au mode de fonctionnement mental libre et créatif.
Quoiqu'il soit souvent défini comme étant l'effort requis pour cultiver les états mentaux favorables et faire disparaître les états mentaux défavorables, le troisième Facteur d'Éveil est bien plus proche de la nature d'un jaillissement spontané d'énergie provenant de la naissance de la prise de conscience, et de la capacité grandissante à faire la différence entre esprit réactif et esprit créatif. La plupart des gens vivent bien au-dessous du niveau de leur vitalité optimale. Leurs énergies sont simplement bloquées, ou sont dépensées de façons qui sont en fin de compte frustrantes. Cependant, avec une prise conscience plus grande, obtenue par la méditation et par une meilleure communication avec les autres - avec l'aide, peut-être, d'un style de vie plus libre ou de moyens d'existence réellement plus satisfaisants - un changement a lieu. Les blocages sont supprimés, les tensions sont relâchées. De plus en plus d'énergie est libérée. Finalement, comme une grande dynamo se mettant en activité dès qu'elle est branchée, ou comme un arbre dont les fleurs jaillissent quand la pluie de printemps afflue vers ses branches, tout l'être est rechargé, revitalisé, et l'on se consacre à une intense activité créative.
La libération d'énergie bloquée et frustrée s'accompagne d'une extrême sensation de joie et d'extase qui n'est pas limitée à l'esprit, mais à laquelle participent les sens et les émotions. Ceci est le ravissement, le quatrième facteur d'Éveil, qui a cinq degrés. Ces cinq degrés produisent des influx physiques nerveux de degrés d' intensité correspondants. Le plus petit ravissement ne fait que se dresser les poils du corps, le ravissement momentané est semblable à des éclairs répétés, le ravissement submergeant envahit le corps comme des vagues déferlant sur le rivage, dans le ravissement complètement envahissant le corps est entièrement surchargé, gonflé comme une vessie pleine ou comme une grotte de montagne d'où sortirait un torrent puissant, tandis que le ravissement transportant est si fort qu'il élève le corps et va jusqu'à le soulever dans les airs. Dans des circonstances ordinaires, seule la méditation prolongée permet d'avoir une expérience complète du ravissement, du plus bas au plus haut degré, mais cela ne veut pas dire qu'on ne peut en faire l'expérience, dans une grande mesure, d'autres façons aussi. La création ou l'appréciation d'œuvres d'art, l'appréciation des beautés de la nature, la résolution de problèmes mathématiques, une communication humaine authentique, ces activités ainsi que des activités similaires libèrent toutes de l'énergie et sont donc toutes extrêmement agréables.
L'énergie bloquée et frustrée étant complètement libérée, les influx nerveux ayant accompagné cette libération se calment graduellement et l'esprit éprouve un état de bonheur spirituel non hédonique, qui n'est mêlé à aucune sensation corporelle. La diminution des influx nerveux du ravissement, ainsi que des perceptions et des motivations qui en découlent, est connue sous le nom de détente. Ainsi, ce facteur d'Éveil, le cinquième de la série, représente ainsi l'état de transition d'un niveau d'expérience psychosomatique vers un niveau d'expérience mental et spirituel. La prise de conscience de notre corps physique et de ce qui nous entoure devient minimale, voire disparaît complètement, et nous devenons de plus en plus profondément absorbés dans un état de « bonheur immuable, intemporel » quasiment impossible à décrire.
Entraînée par le mouvement inhérent à son expérience, l'absorption dans cet état devient graduellement complète. Une telle absorption totale est connue sous le nom de samadhi. Quoiqu'il n'existe pas d'équivalent français, ce mot est généralement traduit par concentration, une signification qu'il prend dans de nombreux contextes, il faut l'admettre. En tant que sixième facteur d'Éveil, le samadhi représente bien plus qu'une simple fixation de l'esprit sur un objet donné, en particulier si l'on entend cette fixation comme étant obtenue par la force, par un pur exercice de la volonté, ou bien malgré de fortes résistances d'autres parties de la psyché. Il s'agit bien plus d'une fusion spontanée de toutes les énergies de la psyché en une expérience si intensément agréable que la pensée et la volition sont suspendues, que l'espace s'évanouit, et que le temps s'arrête. C'est en fait un état d'unification et d'absorption totales, bien plus qu'une « concentration » dans l'acception plus limitée et artificielle du terme, et en tant que tel il peut bien être comparé, sans que cela soit cependant adéquat, avec ce qu'éprouve un musicien absorbé et ravi par un morceau de musique, ou un amant plongé dans les joies de l'amour.
Une fois parfaitement concentré, l'esprit atteint un état d'équilibre, libre de la moindre trace de vacillement ou d'instabilité. Cet équilibre n'est pas seulement psychologique, comme entre des états émotionnels contraires, mais il est aussi spirituel, entre des opposés tels que joie et souffrance, acquisition et privation, soi et non-soi, fini et infini, existence et non-existence, vie et mort. En tant qu'état spirituel, ou qu'expérience spirituelle, il est connu sous le nom de tranquillité, le septième et dernier des facteurs d'Éveil et la culmination, en ce qui concerne cette formulation, de tout le processus de l'esprit créatif. Quoique ne signifiant parfois qu'un simple état psychologique de sécurité et de repos, il est ici synonyme de nirvana ou d'Éveil. C'est à cet état d'axialité métaphysique absolue - d'équilibre complet de l'être - que le Bouddha se réfère dans le Mangala Sutta, le Discours sur les signes de bon augure, où il dit :
Celui dont l'esprit ferme, non troublé par le toucher
D'aucune chose terrestre, quelle qu'elle soit,
Est dépourvu de tristesse, est pur et sûr -
Voici le plus favorable de tous les signes.
De cette façon, par laquelle chacun des membres de la série naît de l'abondance - voire de l'exubérance - de celui qui immédiatement le précède, les sept Facteurs d'Éveil illustrent ensemble le fonctionnement de l'esprit créatif, sa manière de progresser d'une perfection à une perfection toujours plus grande, jusqu'à ce que toute la plénitude de la créativité soit atteinte. Mais ayant atteint ce point, et terminé ainsi notre brève étude des deux principaux symboles du bouddhisme, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander quel est le lien entre les deux ?
'Mind, reactive and creative' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1971,
Traduction © Ujumani 2003.