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À quel point, le cas échéant, se fait l'intersection entre la roue et le chemin, entre le cercle et la spirale ? Afin de répondre à cette question nous allons nous référer de nouveau aux douze maillons de la chaîne de conditionnalité cyclique. Ceux-ci, outre le fait d'être répartis sur trois vies successives, sont considérés comme étant soit des volitions soit des résultats de volitions et donc comme appartenant soit à ce que l'on appelle le processus de cause soit à ce que l'on appelle le processus d'effet. L'ignorance et les formations du karma, les deux premiers maillons, constituent le processus de cause du passé. Ils représentent la totalité des facteurs karmiques responsables de la présente naissance, ou plutôt renaissance, de l'individu concerné. La conscience, l'organisme psychophysique, les six organes des sens, le contact et les sensations forment le processus d'effet de la vie présente. Le désir ou l'avidité, l'appropriation et le devenir forment le processus de cause de la vie présente, tandis que la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort constituent le processus d'effet du futur. De tout ceci il ressort clairement que la sensation, formant le dernier des maillons du processus d'effet de la vie présente, est immédiatement suivie de l'avidité, le premier des maillons du processus de cause de la vie présente. Là est le point crucial. C'est le point où la roue soit s'arrête, soit commence un nouveau tour. C'est aussi le point d'intersection entre la roue et le chemin.
Ainsi que nous l'avons vu, le premier des sept facteurs d'Éveil est la remémoration ou prise de conscience. Si nous restons simplement dans la prise de conscience des sensations agréables ou douloureuses qui naissent en nous suite à notre contact avec le monde extérieur, au lieu d'y réagir avec avidité et aversion, alors l'avidité, le premier maillon du processus de cause de la vie présente, ne pourra pas prendre naissance. La prise de conscience met pour ainsi dire un frein à la roue. Pour cette raison, le développement de la prise de conscience occupe une place centrale dans le système bouddhique d'auto-discipline spirituelle. C'est le moyen de transition principal de l'esprit réactif à l'esprit créatif, de la roue vers le chemin, du cercle à la spirale - et de façon ultime, du samsara au nirvana.
La tradition distingue quatre sortes de prise de conscience différentes, ou quatre niveaux auxquels elle doit être cultivée. Tout d'abord, on prend conscience de la position de son corps et de ses mouvements. Cela consiste en la prise de conscience que, par exemple, on est debout, ou assis, ou en train de marcher, ou couché, ainsi qu'en l'exécution attentive de toute action corporelle, de l'usage énergique de la brosse à dents du matin au maniement délicat, à la manipulation presque imperceptible du scalpel du chirurgien ou du pinceau de l'artiste. Ensuite, on prend conscience de ses sensations, plaisantes, douloureuses et neutres, ainsi que des émotions qui résultent directement ou indirectement en dépendance de ces sensations. On sait si on se sent ravi ou déprimé, si son état émotionnel est un état d'amour ou de haine, d'espérance ou de peur, de frustration ou de contentement, etc. On est aussi conscient d'émotions plus complexes ou ambivalentes. Afin d'être conscient de ses sensations et de ses réactions émotionnelles on doit bien entendu se permettre de les ressentir, on doit les reconnaître et les accepter comme siennes. Ceci n'est pas recommander la complaisance émotionnelle, mais simplement insister sur le fait que la répression et la prise de conscience sont incompatibles. Troisièmement, on est conscient de ses pensées. Ceci consiste non seulement en l'observation vigilante des images, des idées, des associations mentales, des réflexions suivies et des systèmes conceptuels, mais aussi en le fait de voir dans quelle mesure ils sont enracinés dans les états malsains de l'avidité névrotique, de l'aversion et de l'ignorance spirituelle, et dans quelle mesure ils sont enracinés dans les états opposés, c'est-à-dire dans les états de contentement, d'amour et de sagesse. En pratiquant ces trois sortes de prise de conscience, en cultivant la prise de conscience à ces trois niveaux différents, on commence à voir combien on est conditionné, combien l'on fonctionne comme une machine, combien l'on est mort. Quatrièmement et dernièrement, on prend conscience de la différence entre son état mort et passé de fonctionnement mental mécanique et conditionné, et son futur état (potentiel) plus vivant de liberté et de spontanéité. La prise de conscience de la roue et du fait que l'on est lié à la roue engendre une prise de conscience du chemin, ainsi que du fait que l'on a la capacité de le suivre.
La prise de conscience est donc d'importance cruciale dans l'existence humaine. Tout comme le bouton présage la fleur, le développement de la prise de conscience annonce l'aurore d'un développement toujours plus grand, que l'on appelle la vie spirituelle. Puisque c'est le cas il n'est pas surprenant qu'il y ait dans le bouddhisme un nombre de pratiques faites pour promouvoir le développement de cette qualité capitale, mais il faut insister sur le fait qu'à moins d'être appliquées avec la plus grande prudence ces pratiques elles-mêmes tendent à devenir mécaniques et, donc, à murer la prison de notre conditionnalité plutôt qu'à la détruire. Le même avertissement s'applique à toutes les croyances et pratiques « religieuses », sans exception. Si la vigilance éternelle est le prix de la liberté mondaine, combien plus encore est-ce celui de la liberté spirituelle ! Que l'on étudie la théologie mystique, que l'on fasse des offrandes votives, que l'on s'engage dans une discussion spirituelle avec des amis ou que l'on écoute un discours sur « Esprit - réactif et créatif », à moins que l'on ne se souvienne de la Parabole du radeau du Bouddha et que l'on ne se rappelle constamment ce qu'est la véritable fonction de toutes ces activités, on est en danger de se trouver non pas sur le radeau au milieu du courant, en direction de l'« autre rive », mais au contraire de prendre refuge dans une structure qui, bien qu'apparemment construite avec des matériaux identiques à ceux du radeau, n'en est pas moins bien embourbée dans la vase de la présente rive. Ce n'est qu'en restant constamment sur ses gardes que l'on réussira à faire la transition difficile entre l'esprit réactif et l'esprit créatif, héritant ainsi de l'esprit de l'enseignement du Bouddha et réalisant ainsi le véritable but de la vie humaine.
'Mind, reactive and creative' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1971,
Traduction © Ujumani 2003.