Le noble chemin octuple.

Par Urgyen Sangharakshita.

Vision parfaite.

      (1/2) > 

Même ceux qui connaissent peu le bouddhisme savent au moins que c'est un chemin ou une voie. C'est un chemin ou une voie menant à un état de réalisation de la vérité, ou d'unité avec la réalité, que l'on appelle Éveil, ou Nirvana, ou réalisation de sa propre bouddhéité innée. Ce chemin, ou cette voie, trouve son expression sous une variété de formulations différentes, le Noble chemin octuple étant probablement la plus connue d'entre elles.

Le Noble chemin octuple est la quatrième des Quatre nobles vérités. Le premier discours du Bouddha, le Discours de la mise en mouvement de la roue du Dharma, qu'il a prononcé au Parc des Gazelles à Sarnath peu de temps après avoir atteint l'Éveil suprême, et par lequel il a communiqué sa grande découverte spirituelle à l'humanité, a pour contenu principal les Quatre nobles vérités : la souffrance, la cause de la souffrance, la cessation de la souffrance et le chemin menant à la cessation de la souffrance - ce dernier n'étant autre que le Noble chemin octuple.

De plus, tout au long de l'histoire du bouddhisme, école après école, tradition après tradition, que ce soit en Inde, au Tibet, en Birmanie, en Thaïlande, au Japon ou à Sri-Lanka, dans tous les lieux où le bouddhisme s'est répandu, on trouve référence après référence aux Quatre nobles vérités, et plus particulièrement au Noble chemin octuple. À moins, donc, que l'on ne connaisse ces vérités, et plus spécialement la vérité du chemin, à moins que l'on ne les comprenne de façon détaillée, on en sait très peu sur le bouddhisme.

Le terme Noble chemin octuple est une traduction du sanskrit arya-ashtangika-marga (en pâli : ariya-attangika-magga), le mot que nous traduisons en français par « noble » étant arya. En Inde, aux temps anciens, ce mot était originellement utilisé dans un sens plus ou moins racial, désignant les envahisseurs qui affluaient de l'Asie Centrale par les cols du nord-ouest vers les plaines de l'Inde, conquérant les peuples indigènes. Petit à petit, au cours des siècles, le mot arya et sa forme apparentée « aryen » ont pris une signification éthique et spirituelle. Dans le bouddhisme, ce mot se rattache à tout ce qui concerne directement ou indirectement la réalisation de la réalité ultime. Tout ce qui concerne les choses spirituelles, que ce soit le chemin spirituel, le but spirituel ou tout aspect de la vie spirituelle peut être qualifié de arya. Arya signifie donc non seulement « noble » mais aussi « saint ».

De ce fait, quelques traducteurs ne parlent pas seulement des Quatre nobles vérités et du Noble chemin octuple, mais des quatre saintes vérités et du saint chemin octuple. (Lama Govinda, un bouddhiste allemand qui a vécu de longues années en Orient, racontait une histoire amusante. Dans les premiers jours du développement du bouddhisme en Allemagne il y avait deux groupes rivaux, l'un disant avec insistance que arya signifiait « noble », l'autre que cela signifiait « saint ». Ces deux groupes, de Noble vérité et de Sainte vérité, étaient toujours à couteaux tirés. Outre l'illustration de la façon dont des gens peuvent se brouiller, cette histoire souligne le fait que l'on ne doit pas se permettre de se laisser entraîner par les mots. Quoiqu'il faille reconnaître qu'il y a des différences entre « noble » et « saint », toute cette controverse portait sur un sujet d'importance relativement mineure).

Le mot sanskrit ashta signifie simplement « huit », et le mot anga signifie « membre », ou même « pousse ». Dans certaines langues vivantes indiennes, par exemple, on parle de pañcanga-pranama ou prosternation avec les « cinq membres », c'est-à-dire avec les deux bras, les deux jambes et la tête (en sanskrit et en pâli la tête est appelée uttamanga ou « membre supérieur »). Par conséquent, quoique l'on considère donc généralement le Noble chemin octuple comme étant fait de huit étapes successives, l'utilisation du mot anga suggère que ces étapes ne sont pas tant successives que simultanées. En réalité le chemin est octuple non pas parce qu'il est fait de huit étapes, mais parce qu'il comporte huit membres.

Marga signifie simplement « sentier » ou « chemin ».

Vision parfaite.

La première de ces « étapes » du Noble chemin octuple s'appelle samyag-drishti en sanskrit (samma-ditthi en pâli). Ceci est généralement traduit par « compréhension juste », mais une telle traduction est loin d'être satisfaisante. Ici, comme cela est souvent le cas avec les termes et les expressions bouddhiques, la signification réelle des mots ne peut être rendue que par un retour à la langue d'origine. Que signifie donc réellement samyag-drishti ? Samyak (ou samyag), qui préfixe chacun des huit angas ou membres du Chemin, signifie « adéquat, total, approfondi, intégral, complet, parfait ». Cela ne signifie en tout cas pas « juste », en tant qu'opposé à « faux ». Si l'on parle de « compréhension juste » on donne l'impression d'une compréhension « juste », en tant qu'opposée à une « fausse » compréhension, ou d'une action « juste », en tant qu'opposée à une « fausse » action, et ainsi de suite. Cela donne l'impression d'une interprétation purement morale et plutôt étroite du Chemin. Mais samyak signifie bien plus que simplement « juste ». Comme je l'ai dit, cela signifie aussi « total, intégral, complet, parfait ». « Parfait » est probablement la meilleure traduction.

Drishti provient d'une racine signifiant « voir », et signifie « vue, vision ». Ce n'est pas seulement « compréhension », et en tout cas pas compréhension dans un sens purement théorique, intellectuel ou abstrait. C'est quelque chose de direct, d'immédiat et d'intuitif. Si, sans y réfléchir, nous traduisons samyag-drishti, la première étape du Chemin, par « compréhension juste », un subtil malentendu s'introduit tout au début de notre étude - et de notre pratique - de l'enseignement du Bouddha. Samyag-drishti est bien plus proche de « Vue intégrale », ou de « Vision parfaite ». Par une telle traduction nous sommes beaucoup plus proches de la signification réelle, plus proches du sentiment profond de l'expression. Si vous comparez les deux traductions, en essayant de savourer leurs qualités spirituelles, vous vous rendrez compte que « Vision parfaite » évoque quelque chose de différent de « compréhension juste ». La compréhension juste est une chose plutôt banale, plutôt ordinaire, plutôt intellectuelle. Mais si vous dites « Vision parfaite », c'est comme si tout un nouveau monde s'ouvrait, comme si une nouvelle dimension était introduite. Parlons donc de « Vision parfaite » : une vision, en première approche, de la nature de l'existence, de la vérité ou de la réalité des choses.

Le Chemin de vision et le Chemin de transformation.

D'après la tradition bouddhique indienne, le Noble chemin octuple se divise assez naturellement en deux grandes parties. La première est connue sous le nom de Chemin de vision (darshana-marga), et la seconde sous celui de Chemin de transformation (bhavana-marga). Le Noble chemin octuple comprend ainsi deux plus petits « chemins », dans le sens de deux étapes successives. Le Chemin de vision correspond au seul premier anga, ou « étape » : la Vision parfaite. Le Chemin de transformation correspond aux sept « étapes » restantes : Émotion parfaite, Parole parfaite, Action parfaite, Moyens d'existence parfaits, Effort parfait, Prise de conscience parfaite et Méditation parfaite. Cette division signifie que la Vision parfaite représente la phase de vue pénétrante et d'expérience spirituelles initiales, tandis que le reste du Chemin octuple représente la transformation de la totalité de notre être, dans toutes ses hauteurs et toutes ses profondeurs, dans tous ses aspects, en accord avec cette vue pénétrante et cette expérience initiales. Le Chemin de transformation représente une transformation complète et entière de notre vie émotionnelle, de notre langage, de notre communication avec les autres, de nos moyens d'existence, etc. Nous pouvons transformer nos moyens d'existence - c'est l'objet de la cinquième « étape » -, avant notre langage - c'est l'objet de la troisième « étape ». Mais en fin de compte, d'une façon ou d'une autre, tout notre être doit être transformé, conscient et inconscient, dans ses hauteurs et ses profondeurs.

Cette expérience spirituelle initiale, cette Vision parfaite ou ce Chemin de vision, peut survenir de manières différentes chez différentes personnes. Il n'y a pas de modèle unique ; l'immense variété des individus se retrouve dans la vie spirituelle en général, et dans la façon qu'a chacun d'entrer dans le chemin spirituel.

Pour certains, le Chemin de vision apparaît suite à une tragédie personnelle, à un deuil, à une perte. Toute leur existence est perturbée et bouleversée comme par un grand tremblement de terre par lequel tout ce qu'ils avaient aimé ou chéri est mis à terre. Dans ce naufrage, dans cette ruine de leur existence, ils commencent à se poser des questions, ils commencent à approfondir, ils commencent à se demander quels sont la signification et le but de l'existence.

Pour d'autres, la Vision parfaite peut avoir pour origine une expérience mystique spontanée (je n'aime pas ce mot, « mystique », qui pour beaucoup de gens évoque mystère et marchands de mystère, mais nous n'avons pas mieux). On peut trouver la description d'un certain nombre de ces expériences mystiques dans le livre de Bucke La conscience cosmique, publié en 1901 et qui vaut toujours la peine d'être lu. Il est surprenant de voir combien de gens ont vécu une expérience de ce type, un rare moment d'extase, ou de vue pénétrante, ou d'amour extrême, qui apparemment sans préparation les a possédés, les a emportés, les a élevés dans une nouvelle dimension, et a complètement changé leur vision de la vie. Nous pouvons aussi inclure dans la catégorie des expériences mystiques notre expérience de la nature, comme lorsque nous sommes bouleversés par la vue d'un magnifique coucher de soleil, ou comme lorsque au milieu de la campagne nous ressentons une grande paix, un grand calme, une grande tranquillité qui imprègnent tout.

Parfois, le Chemin de vision naît de l'appréciation d'une belle peinture, ou de l'écoute d'une musique. Dans de telles circonstances, on peut être transporté dans une nouvelle dimension de l'existence. Parfois, il peut naître de réflexions prolongées et approfondies. Certaines personnes tentent d'atteindre et de saisir la vérité au moyen de l'intellect. Elles tentent de sonder les profondeurs de l'être avec la raison et la logique. C'est la façon de faire du penseur, du philosophe, du sage. Certaines personnes pensent vraiment leur chemin vers la réalité, vers le Chemin de vision.

Pour d'autres, cela peut arriver d'une façon très différente, à la suite de la pratique de la méditation. Quand l'esprit a été systématiquement calmé et quand, quoique les pensées aient été bannies, une conscience claire persiste, alors, dans ces conditions aussi, la Vision parfaite peut apparaître.

Parfois elle peut apparaître chez ceux qui ont une activité altruiste, telle que soigner des malades ou s'occuper de personnes âgées. Chez ceux qui se sacrifient ou sacrifient leurs intérêts personnels, et qui s'oublient complètement dans le cadre du travail ou de l'action, la Vision parfaite peut apparaître, y compris au milieu de leur activité.

Enfin, pour certaines personnes tout du moins, elle peut provenir de toute l'expérience de leur vie, en particulier quand elles vieillissent, et que, espérons-le, elles deviennent plus mûres. Quand tous les différents fils semblent se rapprocher, et que le schéma de leur vie semble prendre sens, semble refléter une lueur de signification, alors des profondeurs de leur maturité humaine la Vision parfaite peut apparaître. Je ne suggère pas que la sagesse vienne automatiquement avec l'âge. Loin de là ! Si tel était le cas il ne serait pas nécessaire de faire l'effort d'acquérir la sagesse étant jeune. Mais en tout cas, chez ceux qui ont mené une vie véritablement humaine, qui se sont calmés et peut-être un petit peu adoucis, le Chemin de vision peut parfois apparaître, alors que leur expérience de la vie devient plus claire.

Le Chemin de vision peut ainsi apparaître de toutes ces différentes façons chez différentes personnes. Pour certaines il est même apparu en rêve. Mais, quelle que soit sa façon d'apparaître, nous devons être très attentifs à ne pas le perdre, à ne pas l'oublier. Ceci arrive très facilement, car comme dit le poète : « Le monde est trop avec nous ». Nous pouvons avoir une expérience si merveilleuse que nous pensons que nous ne l'oublierons jamais. Mais après peu de temps, après quelques jours ou quelques semaines, elle n'est plus là. C'est comme si elle n'avait jamais été. Nous devrions donc sans discontinuer la chérir, la cultiver, nous y arrêter, et essayer de l'approfondir, de la clarifier, de la développer. En fin de compte, nous devrions essayer de lui permettre de se répandre en nous et de transformer tout notre être, toute notre vie.

En résumé, on peut dire que le Chemin de vision et le Chemin de transformation, ces enseignements importants du bouddhisme, ont pour objet de nous permettre d'amener la totalité de notre vie au niveau de ses moments les plus élevés. Voilà ce que signifie évoluer spirituellement. Voilà ce que signifie suivre le Noble chemin octuple. Cela signifie atteindre la Vision parfaite, d'une manière ou d'une autre, puis transformer tout notre être en accord avec cette vision.

'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.

       (1/2) > 
  1. Vision parfaite.
  2. Emotion parfaite.
  3. Parole parfaite.
  4. Action parfaite.
  5. Moyens d'existence parfaits.
  6. Effort parfait.
  7. Prise de conscience parfaite.
  8. Samadhi parfaite.