Qu'est-ce donc que la Vision parfaite ? La littérature bouddhique regorge d'exposés de la compréhension juste, ainsi qu'est généralement appelée la Vision parfaite. On pourrait même dire qu'il y en a trop, puisque certains ne sont pas très utiles, et peuvent même être trompeurs. Sous le titre de « compréhension juste », certains auteurs aimeraient apparemment inclure toute la doctrine bouddhique. Tout ce qui ne va pas sous un autre titre est entassé là. Ils semblent penser : « Après tout, tout cela est une question de compréhension juste ; tout cela doit être compris ». Alors tout y va : toute la doctrine, tout l'enseignement, toute la philosophie. Ceci tend à créer une fausse impression. J'ai remarqué que ceux qui étudient le bouddhisme voient souvent la compréhension juste, en tant que première étape du Noble chemin octuple, comme une étude complète de la pensée bouddhique, et qu'ils pourraient en l'étudiant obtenir une sorte de doctorat en philosophie bouddhique. Ils pensent qu'avant de pouvoir commencer à parcourir le Noble chemin octuple, il faut tout savoir des Madhyamikas et des Yogacarins, des Sarvastivadins et des Sautrantikas, de l'école T'ien T'ai et de l'école Avatamsaka, et ainsi de suite. Seulement alors, pensent-ils, est-il possible de mettre un pied sur le Chemin et de commencer à pratiquer le bouddhisme.
Mais en fait ce n'est pas du tout comme cela. La samyag-drishti, il faut insister là-dessus, n'est que la Vision parfaite. Cela n'a rien à voir avec l'étude des écoles de philosophie bouddhique. C'est une vision, et en tant que telle c'est quelque chose de direct et d'immédiat, plus proche de la nature d'une expérience spirituelle que de celle d'une compréhension intellectuelle. Bien entendu, cette expérience, cette vue pénétrante, peut être exprimée intellectuellement, en termes de concepts doctrinaux, de systèmes philosophiques, etc., mais elle n'est pas identique à ceux-ci. La vision elle-même est à part, est au-dessus.
Alors qu'est-ce que la Vision parfaite ? On peut dire que c'est une vision de la nature de l'existence, mais que révèle cette vision ? Il est difficile de répondre à cette question car il est aisé - trop aisé - d'y répondre. Je ne suis pas paradoxal. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a trop de concepts à portée de la main. Il y a tant de philosophie bouddhique disponible. Il nous est si facile d'utiliser quelques termes techniques, de parler d'un système ou d'un autre, et de dire voici, d'après le bouddhisme, la nature de l'existence. Mais c'est trop facile, trop superficiel. Il faut résister à la tentation de produire nos concepts trop aisément. Ce que nous essayons de communiquer n'est pas seulement un ensemble d'idées, un système spéculatif de philosophie, mais ce que le Bouddha lui-même, dans son propre langage, a appelé sans ambiguïté une drishti - une vision.
Une vision peut être communiquée de deux façons principales : avec des images ou avec des concepts. Dans le bouddhisme il y a trois images principales de la nature de l'existence. Ce sont la roue de la vie, le Bouddha, et le Chemin. Puisque ces images communiquent une vision, il est utile, pour absorber cette communication, d'entrer dans ces images au lieu de simplement les « penser » d'une manière abstraite en croyant qu'elles ont été comprises.
La roue de la vie comprend quatre cercles concentriques. Dans le cercle central, qui forme le moyeu de la roue, se trouvent trois animaux : un coq, un serpent et un cochon, chacun mordant la queue de celui qui est devant lui. Ces animaux représentent les trois poisons de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion qui contrôlent notre esprit et font tourner la roue de notre existence mondaine. A l'extérieur du moyeu se trouve un second cercle, divisé en deux segments égaux, l'un blanc et l'autre noir. La moitié blanche représente le chemin bon ou éthique qui mène vers le haut, vers des états de bonheur. La moitié noire représente le chemin mauvais ou non éthique qui mène vers le bas, vers des états de misère. Le troisième cercle est divisé en six segments représentant les différents « mondes » ou sphères d'existence dans lesquels, d'après le bouddhisme, les êtres sensibles renaissent constamment. Ces six mondes sont ceux des dieux, des titans, des esprits affamés, des êtres en enfer, des animaux et des êtres humains. Le cercle extérieur, qui forme la jante de la roue, est divisé en douze segments. Ce sont les douze nidanas, ou maillons du processus appelé production en dépendance, ou coproduction conditionnée (pratitya-samutpada). Ils représentent en détail tout le processus de naissance, de vie, de mort et de renaissance.
C'est la première grande image, le premier grand symbole. C'est ce que nous commençons à voir lorsque nous avons une vision de la nature de l'existence. Nous voyons la totalité de notre existence conditionnée mondaine tournant comme une grande roue - une roue de vie, une roue de mort - dans laquelle nous sommes pris, ainsi que d'autres êtres vivants. Nous voyons qu'en fait la roue de la vie est nous, est l'existence sensible conditionnée.
Le Bouddha est généralement représenté assis sur une fleur de lotus ou sous l'arbre de la Bodhi, « l'arbre de l'Éveil », avec ses grandes branches étendues et sa voûte de belles feuilles en forme de cœur, le corps rayonnant de lumières de différentes couleurs. On trouve aussi des versions plus élaborées de cette image. L'une des plus connues est le mandala des cinq Bouddhas, qui provient d'enseignements plus ésotériques. Au centre de ce mandala se trouve le Bouddha blanc, avec le Bouddha bleu foncé à l'est, le Bouddha jaune au sud, le Bouddha rouge à l'ouest et le Bouddha vert au nord. Il y a même des versions encore plus élaborées de cette image, prenant la forme de la « Terre pure » ou « Terre heureuse », Sukhavati, présidéeson Bouddha flanqué de sa suite de bodhisattvas, et avec ses rangées de merveilleux arbres-joyaux, ses oiseaux chanteurs magiques, et de nombreuses autres merveilles.
Le chemin du progrès spirituel - ou chemin en spirale - fait le lien entre les deux images que nous venons de décrire : il conduit de la roue de la vie au Bouddha, ou au mandala des cinq Bouddhas.
Voici donc les trois grandes images par lesquelles le bouddhisme communique sa vision de l'existence. La Vision parfaite est tout d'abord une vision de notre état présent d'asservissement à l'existence conditionnée, représentée par la roue de la vie. C'est aussi une vision de notre état potentiel d'Éveil, représenté par le Bouddha, ou par le mandala des Bouddhas, ou par la Terre pure. Enfin, c'est une vision du chemin ou de la voie qui conduit de l'un à l'autre - une vision, si vous préférez, de tout le cours de l'évolution future.
La vision bouddhique de la nature de l'existence peut aussi être communiquée en termes de concepts - quoique peut-être de façon moins frappante qu'avec des images. La Vision parfaite est ainsi traditionnellement expliquée en termes de vision et de compréhension de la vérité d'un certain nombre de catégories doctrinales. Pour être complet je traiterai brièvement de quatre des plus importantes d'entre elles : les Quatre nobles vérités, les Trois caractéristiques de l'existence conditionnée, le karma et la renaissance, et les Quatre shunyatas. En nous débattant avec ces explications conceptuelles nous devons nous souvenir que nous ne sommes pas intéressés par une compréhension purement théorique. A l'aide de ces catégories doctrinales, nous essayons d'entrevoir la vérité, d'arriver à une sorte de vision de la nature de l'existence.
La Vision parfaite est habituellement expliquée, dans les livres de doctrine, comme une vision ou une compréhension des Quatre nobles vérités, qui sont :
Il est intéressant de noter que, prises ensemble, les deux premières Nobles vérités, c'est-à-dire la souffrance et la cause de la souffrance, correspondent, prises ensemble, à l'image de la roue de la vie. La souffrance étant l'effet, et l'avidité la cause, il y a là une relation de type cause à effet, ou action-réaction. En d'autres termes on trouve là la même structure cyclique que dans la roue de la vie. La troisième Noble vérité, la cessation de la souffrance, correspond à l'image du Bouddha, ou au Mandala des cinq Bouddhas. La quatrième Noble vérité, le Chemin octuple, correspond à l'image du chemin en spirale. Nous voyons donc que les Quatre nobles vérités présentent de façon conceptuelle ce que nos trois images présentent de façon visuelle. Les deux expriment la même vision : une vision de la nature de l'existence conditionnée, de l'Inconditionné, et du Chemin conduisant de l'un à l'autre.
Les Trois caractéristiques de l'existence conditionnée sont qu'elle est souffrance, qu'elle est impermanente et qu'elle est dépourvue de véritable essence individuelle.
Selon le bouddhisme, il y a trois sortes de souffrance. Il y a tout d'abord la souffrance réelle, comme lorsque vous avez mal aux dents ou lorsque vous vous êtes coupé le doigt. Ensuite, il y a la souffrance potentielle, comme lorsque vous possédez quelque chose qui pour vous est une source de plaisir : même si à présent c'est une source de plaisir, c'est potentiellement une souffrance, car vous pouvez - en fait, vous devez - vous en séparer un jour. Enfin, il y a la souffrance métaphysique, qui vient de ce que rien de mondain, de terrestre ou de conditionné, ne peut apporter de satisfaction complète ou ultime au cœur ou à l'esprit humain, car la satisfaction véritable et durable ne peut être trouvée que dans l'Inconditionné, dans la Vérité elle-même. Tout ce qui est moindre est donc, d'une certaine façon, une forme subtile de souffrance. Ceci signifie que l'on n'est pas vraiment heureux tant que l'on est pas Éveillé.
Comme nous ne le savons que trop bien, toute chose conditionnée est impermanente. Chaque jour, chaque heure, chaque minute nous sommes rappelés au fait que rien ne dure, rien ne reste. Tout s'écoule. Rien ne reste identique, ne fût-ce que pendant deux secondes consécutives. Nous vieillissons sans cesse, et les choses autour de nous s'usent sans cesse. Il n'y a pas de stabilité, pas de sécurité. Nous aimons à penser que nous avons quelque chose pour toujours, mais ce « toujours » peut être quelques années, quelques jours, quelques heures, voire quelques minutes. C'est un aspect très important de la façon dont la Vision parfaite s'applique aux choses du monde : voir, clairement et fermement, que tout est impermanent, que tout est passager, et que l'on ne peut pas s'attacher très longtemps à quelque chose.
C'est un aspect assez difficile et abstrus de la Vision parfaite, qui nécessiterait au moins un chapitre à lui tout seul. Tout ce qui peut être dit ici est que nulle part dans l'existence conditionnée, ou en nous-même en tant que phénomène conditionné, nous ne pouvons trouver de véritable être, de véritable individualité, ou de réalité d'aucune sorte. Si nous nous regardons bien nous prenons conscience, très souvent, de combien vide, irréel et creux nous sommes : nos pensées ne sont pas de vraies pensées, nos émotions ne sont pas de vraies émotions. En nous-même, nous ne nous sentons pas réel, véritable, ou authentique. En fait nous ne pouvons pas du tout trouver l'authenticité ou la véritable individualité à un niveau mondain ou conditionné, mais seulement au niveau de la Réalité inconditionnée.
Cette catégorie doctrinale, cette expression de la Vision parfaite en termes conceptuels, est présentée de manière très vive, presque en images, dans les écritures bouddhiques. Il y est dit qu'à la veille de leur Éveil, le Bouddha et les autres êtres Éveillés virent passer devant leurs yeux un grand panorama de naissances, de morts, et de renaissances : non seulement les leurs mais aussi celles d'autres êtres vivants, de tous les êtres vivants en fait. En suivant le cours du karma d'une vie à l'autre, ils virent très clairement comment les gens trouvent la souffrance ou le bonheur en conséquence de leurs actions passées, et comment ils renaissent en fonction de la façon dont ils ont vécu leurs vies précédentes.
Les catégories doctrinales mentionnées jusqu'ici, les Quatre nobles vérités, les Trois caractéristiques de l'existence conditionnée, le karma et la renaissance, sont toutes des tentatives visant à donner une expression conceptuelle à une Vision parfaite de la nature de l'existence. Ce sont toutes des catégories doctrinales provenant de la tradition Hinayana. Mais la Vision parfaite peut aussi être exprimée, de façon peut-être plus profonde, selon les catégories doctrinales du Mahayana. Une des plus importantes d'entre-elles est les Quatre shunyatas.
Littéralement, shunyata signifie « vacuité, vide », mais cela signifie en fait beaucoup plus que ce que chacun de ces mots évoque. Selon le contexte, shunyata peut signifier « réel » ou « non réel », ou « ni réel ni non réel » : c'est donc un mot déconcertant ! Examinons donc chacune des quatre sortes de shunyata, sans perdre de vue le fait que ce ne sont pas des créations de l'imagination métaphysique, mais des tentatives de communication en termes conceptuels d'une vision, ou de quelque chose que les Éveillés ont réellement vu et dont ils ont fait l'expérience.
La samskrta shunyata, la vacuité du conditionné, signifie que l'existence conditionnée, phénoménale et relative, est dépourvue des caractéristiques de l'Inconditionné, de l'Absolu, de la Vérité. Les caractéristiques de l'Inconditionné sont tout d'abord le bonheur, puis la permanence (non le fait qu'il persiste dans le temps, mais qu'il occupe, si l'on peut dire, une dimension dans laquelle le temps lui-même n'existe pas), et enfin l'être véritable, la Réalité ultime.
L'existence conditionnée est dépourvue de ces caractéristiques de l'Inconditionné. Au contraire, elle est insatisfaisante, impermanente et non entièrement réelle. Pour cette raison le conditionné est dit vide de l'Inconditionné, le samsara est dit vide du nirvana. Cela signifie, en termes pratiques, que nous ne devons pas nous attendre à trouver, dans le flux de l'existence relative, ce que seul l'Inconditionné, l'Absolu, peut nous donner.
L'asamskrta shunyata, la vacuité de l'Inconditionné, signifie que l'Inconditionné est dépourvu des caractéristiques du conditionné. Dans l'Inconditionné, dans le nirvana, il n'y a pas de malheur ni de souffrance, pas d'impermanence, et pas de non-réalité, qui sont les caractéristiques du conditionné. Il n'y a que les caractéristiques opposées, dans toute leur ampleur. Tout comme l'on ne trouvera pas le conditionné dans l'Inconditionné, on ne trouvera pas l'Inconditionné dans le conditionné.
Ces deux premières formes de shunyata sont communes à toutes les formes de bouddhisme. Étant mutuellement exclusives, elles représentent de façon évidente une approche comparativement dualiste, qui est une base de travail nécessaire durant les premières étapes de notre vie spirituelle. Nous devons faire cette distinction, penser « Voici le conditionné, voilà l'Inconditionné ; je veux aller d'ici à là ». Nous ne pouvons nous empêcher de penser en ces termes.
Selon la tradition Hinayana, la sagesse - voir les choses telles qu'elles sont réellement - consiste à voir les objets et les personnes du monde extérieur, aussi bien que tous les phénomènes mentaux, en termes de ce qui est techniquement connu sous le nom de dharmas. Le mot dharma a de nombreuses significations. Il signifie généralement « enseignement » ou « doctrine », mais il signifie ici quelque chose de très différent. Selon le Hinayana, il n'y a en réalité pas d'existant ou pas de chose objective comme, par exemple, une maison, un arbre, ou un homme. Si l'on observe ces choses de près, si on les examine et on les analyse, elles deviennent, si l'on peut dire, insubstantielles. In fine, elles tendent à se réduire à un flux, à un courant d'éléments irréductibles qui sont des processus psychophysiques non substantiels et impersonnels. Ces éléments sont connus sous le nom de dharmas.
Cependant, pour le Mahayana, la sagesse consiste en la réduction des dharmas eux-mêmes à la shunyata. Voir les choses en termes d'objets ou de personnes est dû, selon le Mahayana, à nos illusions les plus flagrantes. Le fait d'apprendre à voir ces objets et ces personnes en termes de dharmas supprime ces illusions grossières. Mais le Mahayana va plus loin, en disant que voir les choses en termes de dharmas n'est pas les voir dans leur réalité ultime. Nous voyons les choses en termes de dharmas du fait d'une illusion subtile ; celle-ci aussi doit être supprimée. Nous la supprimons en sachant, en voyant que les dharmas eux-mêmes sont shunyata. La sagesse telle que le Mahayana l'entend est connue sous le nom de Perfection de la Sagesse, Prajña paramita. La Perfection de la Sagesse consiste à voir la shunyata partout, à tout moment, en toute circonstance.
Les troisième et quatrième types de shunyata sont spécifiques au Mahayana.
Dans le Mahayana, maha, outre sa signification littérale de « grand », signifie toujours « se rapportant à la shunyata ». Le Mahayana est le « véhicule de la shunyata ».
Dans la mahashunyata, ou grande vacuité, nous voyons que la distinction entre le conditionné et l'Inconditionné n'est de façon ultime pas valide, que c'est un produit de la pensée dualiste. Nous pouvons passer dix, quinze, ou vingt ans de notre vie spirituelle en nous basant sur la présomption que le conditionné est conditionné et que l'Inconditionné est Inconditionné. Mais finalement nous devons apprendre à voir la « vacuité » de la distinction entre les deux, à voir que cette distinction doit être transcendée. Nous devons voir, faire l'expérience - et non pas seulement spéculer, ou comprendre intellectuellement ou théoriquement - que le rupa et la shunyata, la forme et la vacuité, le conditionné et l'Inconditionné, que les êtres ordinaires et les Bouddhas, sont d'une même essence, d'une même Réalité ultime. Ceci est la maha shunyata, la Grande vacuité dans laquelle toutes les distinctions et toutes les dualités sont oblitérées. C'est ce grand vide dans lequel les personnes, y compris celles qui ont une vie spirituelle, ont si peur de disparaître. Elles veulent s'accrocher à leurs façons dualistes de penser - soi et les autres, ceci et cela - mais en définitive celles-ci doivent être englouties. C'est la caverne du tigre, qui est remarquable par le fait que de nombreuses traces y mènent, mais qu'aucune n'en sort. C'est pourquoi on veut y aller !
La Vacuité de la vacuité nous dit que la vacuité elle-même n'est aussi qu'un concept, qu'un mot, qu'un son. Dans la maha shunyata, on est toujours attaché à de subtiles pensées, à de subtiles expériences dualistes. Même ceci, de façon ultime, doit être abandonné. On arrive alors à la shunyata shunyata, et il n'y a plus rien à dire. Tout ce qui reste est silence - mais un silence plein de signification, un « silence de tonnerre ».
Toutes ces catégories doctrinales, provenant du Hinayana aussi bien que du Mahayana, tentent d'apporter une expression conceptuelle à une vision de la nature de l'existence. Mais, aussi importantes soient-elles, il ne faut pas trop s'y attarder, sans quoi il y a un danger de confondre la Vision parfaite avec une compréhension juste, purement théorique. Si je n'ai rien fait d'autre j'espère que j'ai au moins réussi à mettre l'accent sur le fait que la samyag-drishti est une vision, une vue pénétrante, une expérience spirituelle de la nature de l'existence, en accord avec laquelle nous devons transformer notre vie et notre être, dans tous leurs aspects, à tous les niveaux.
Afin d'éviter de conclure cette discussion de la Vision parfaite sur des aspects conceptuels, je finirai avec une comparaison. Imaginez que nous voulions faire un voyage pour escalader une montagne imposante. Que faisons-nous ? Tout d'abord nous étudions une carte du terrain, des contreforts de la montagne et de la montagne elle-même. Cette étude de la carte correspond à l'étude théorique de la doctrine bouddhique, pour tout savoir des Madhyamikas, des Yogacarins, des Sarvastivadins, etc. Mais nous devons vraiment commencer notre voyage, nous devons nous mettre en marche, nous devons au moins arriver au camp de base. Ceci correspond à notre pratique initiale de l'enseignement du Bouddha. Enfin, après plusieurs jours, semaines, ou mois de voyage, nous entrevoyons le pic encore distant qui est l'objet de notre voyage. Nous n'avons fait qu'une petite partie du chemin, et sommes toujours loin du pied de la montagne, mais là, au loin, nous voyons briller le pic enneigé. Nous en avons une perception directe, une vision, quoiqu'il soit encore très éloigné.
Cette vision du pic correspond à la Vision parfaite, et elle nous inspire et nous encourage à continuer notre voyage. Nous pouvons continuer, à partir de là, gardant les yeux fixés sur le pic, sans jamais le perdre de vue, du moins pas plus de quelques minutes à la fois. Nous pouvons ne pas nous soucier de la longueur du voyage, du nombre de nuits passées en chemin, de la difficulté du terrain, de la chaleur ou du froid. Nous pouvons même ne pas nous soucier d'être affamé, tant que nous gardons les yeux fermement fixés sur le pic. Nous sommes contents de savoir que chaque jour nous nous en rapprochons, et qu'un jour nous nous trouverons à son pied. Le fait de voyager avec le pic toujours en vue correspond à la traversée des autres étapes du Noble chemin octuple. Finalement, nous pouvons nous trouver sur le bas des pentes de la montagne. Nous pouvons même nous trouver sur les neiges vierges du pic, et trouver que nous avons atteint l'Éveil, la Bouddhéité.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.