Nous avons vu que la vision parfaite, avec l'apparition de laquelle prend place l'entrée dans le Noble chemin octuple, n'est pas qu'une compréhension intellectuelle du bouddhisme, aussi claire et profonde soit-elle, mais est bien plus que cela. Il s'agit en fait d'une vue pénétrante dans la vraie, l'ultime nature de l'existence elle-même, ayant le caractère d'une expérience spirituelle. Cette expérience peut être momentanée. Elle peut venir et repartir en un éclair. Mais c'est quelque chose de bien plus réel, de bien plus direct, de plus intime, de plus personnel, de plus vrai, que toute compréhension intellectuelle. La vision parfaite est un aperçu - une expérience - de la réalité ultime, aussi bref, momentané ou évanescent soit-il.
Mais un aperçu n'est pas suffisant. Il ne suffit pas qu'une vision apparaisse et nous transfigure un instant. Elle doit descendre dans tous les aspects de notre vie. Elle doit pénétrer tous nos membres. Elle doit non seulement transfigurer, mais aussi transformer tout notre être, à tous les niveaux, dans tous les aspects.
(Incidemment, ceci est la signification de ce qui est appelé une mudra dans le bouddhisme. Une mudra est un geste fait avec la main, ou une certaine position des doigts. On parle souvent de samadhi, de mantra et de mudra. La samadhi représente ici la réalisation spirituelle intérieure, le mantra l'expression de cette réalisation en termes de parole, tandis que la mudra en est l'expression en termes de gestes, jusqu'aux bouts mêmes de nos doigts, jusqu'aux extrêmes ramifications de notre être. Mudra est parfois traduit par « geste magique », tout comme mandala est parfois traduit par « cercle magique », mais il n'y a là rien de magique. Au contraire, il s'agit de quelque chose de spirituel, voire transcendantal.)
Notre réalisation spirituelle ne doit pas être limitée aux hauteurs. Elle doit descendre dans les profondeurs de notre être et transformer tous les aspects et tous les domaines de notre vie. Quand cela arrive, et que notre vie est transformée dans tous les aspects et à tous les niveaux, en accord avec la Vision parfaite - en accord avec notre vue pénétrante et notre expérience de la Vérité - alors vient ce que l'on appelle l'Éveil.
Nous avons vu que l'Émotion parfaite, la deuxième partie ou le deuxième aspect du Chemin, représente la descente de la Vision parfaite dans notre vie émotionnelle. Elle représente la transformation ou la sublimation de nos énergies émotionnelles brutes, non raffinées, en quelque chose de plus délicat, de plus raffiné, quelque chose, si l'on peut dire, de bien plus spirituel.
Nous en arrivons maintenant au troisième aspect du Noble chemin octuple du Bouddha, qui est la parole juste - samyag-vaca en sanskrit. Ici, la traduction ne pose pas de problème. Il n'y a ici aucune ambiguïté, aucune nuance difficile à rendre en français. Vaca signifie simplement et littéralement parole, tandis que samyag (ou samyak), comme dans le cas des autres parties du Chemin, ne signifie pas seulement juste en tant qu'opposé à faux - la traduction habituelle - mais signifie entier, complet, intégral, complètement développé, parfait. Nous dirons donc en français, pour samyag-vaca, non pas seulement parole juste, mais Parole parfaite. C'est ce que cela signifie réellement.
Il est très significatif que la Parole parfaite soit regardée comme une étape indépendante, ou un aspect indépendant du Chemin octuple. On aurait pu penser que la parole n'est pas quelque chose de si important, et qu'étant une sorte d'action elle aurait pu être incluse dans l'action juste, le membre suivant du Chemin octuple. Mais ce n'est pas le cas. Dans l'enseignement du Bouddha, tel qu'il est formulé dans le Chemin octuple, la Parole parfaite est une étape en soi. Cela montre la très grande importance que le bouddhisme accorde à la parole en général, et plus particulièrement à la Parole parfaite. Non seulement la Parole parfaite est-elle le troisième aspect du Noble chemin octuple du Bouddha, mais l'abstention de son opposé, la parole fausse ou imparfaite, constitue le quatrième des cinq préceptes que tout bouddhiste laïc est supposé observer.
La parole ou la communication verbale est une chose dans laquelle nous devons nous engager à tout moment. Vous pouvez méditer ou non, comme vous le souhaitez. Mais quand il s'agit de parole vous n'avez guère le choix. Que vous l'appréciez ou non vous devez parler, vous devez communiquer. Vous ne pouvez pas être tout le temps silencieux, même si vous le voulez. Et en tout état de cause la plupart d'entre nous ne voulons pas être silencieux, pas pour très longtemps en tout cas. Il est donc inévitable que quelque considération soit apportée à la question de la parole dans tout programme systématique de culture et de formation spirituelles. La parole doit être mise sous l'influence, voire sous le contrôle, de la vie spirituelle. Elle doit donc être considérée, et une place doit lui être donnée.
En Occident, l'homme est généralement considéré comme consistant de corps et d'esprit, ou parfois de corps, d'âme et d'esprit ; mais dans le bouddhisme il y a une division de l'homme en trois, en corps, parole et esprit. C'est une de ces petites choses qui sont si ordinaires qu'on n'y prête pas attention, mais sa signification est grande. Cela signifie que pour le bouddhisme la parole a la même importance que l'esprit, la même importance que le corps. Corps, parole et esprit forment une sorte de trinité co-égale.
Si l'on y réfléchit, la parole est ce qui distingue l'homme des animaux. Nous savons que les oiseaux poussent des cris, que certains singes ont une forme de parole primitive, et qu'apparemment les dauphins peuvent communiquer. Mais la parole dans son sens le plus distinctif semble être la prérogative des êtres humains - peut-être aussi des anges, mais nous ne connaissons vraiment que les êtres humains. Cette parole est quelque chose de particulier, quelque chose d'extraordinaire, quelque chose qui nous sépare réellement d'autres formes de vie. Si nous y réfléchissons nous verrons qu'une grande partie de notre culture dépend, directement ou indirectement, de la parole. Par la parole le parent et le professeur éduquent l'enfant. Par les livres, qui sont, si l'on peut dire, une forme de parole gelée ou cristallisée, nous obtenons des informations, de la connaissance ; nous pouvons même atteindre l'Éveil.
Toute notre culture, toute notre connaissance, et même notre réalisation spirituelle, dérivent pour une grande part directement ou indirectement du mot, de la parole. Il est donc naturel, voire inévitable, que dans la vie morale et spirituelle nous donnions autant de considération à la parole que nous en donnons à la pensée et à l'action.
Il y a trois grandes phases dans le développement historique du bouddhisme : le Hinayana, le Mahayana et le Vajrayana. Dans le Vajrayana, la voie adamantine, le corps, la parole et l'esprit sont respectivement associés à ce que l'on pourrait appeler trois centres psychiques (sans attacher trop d'importance au mot psychique). Le corps est associé avec le centre psychique de la tête, la parole avec celui de la gorge, et l'esprit avec celui du cœur. Voilà pourquoi lorsque nous saluons l'image du Bouddha, ou bien notre maître, nous le faisons souvent en touchant successivement avec nos mains jointes la tête, la gorge et la poitrine : nous signifions ainsi que nous saluons avec le corps, avec la parole et avec l'esprit, avec tout notre être, complètement et entièrement, sans retenue aucune.
Il y a bien d'autres corrélations avec le corps, la parole et l'esprit - par exemple, les trois kayas ou « personnalités » du Bouddha - mais ici n'est pas l'endroit où les étudier. Pour l'instant, un seul point nous concerne : le fait que le centre de la gorge, représentant la parole, soit situé entre le centre de la tête et celui du cœur. La tête, ou le centre de la tête, représente non seulement le corps mais aussi, dans un autre ensemble de corrélations, l'intellect ou la compréhension, tandis que le cœur, ou le centre du cœur, représente les sensations et les émotions. Le fait que la parole, au niveau de la gorge, soit située entre les deux, signifie que la parole partage la nature des deux. La parole donne expression tant à notre tête qu'à notre cœur. Avec la parole nous communiquons tant nos pensées que nos émotions. Il en est pour la Parole parfaite comme pour la parole ordinaire. La Parole parfaite représente ou manifeste tout à la fois la Vision parfaite, qui correspond à notre compréhension intellectuelle sans lui être identique, et l'Émotion parfaite, qui correspond, à son propre niveau, à notre vie émotionnelle. Très brièvement et simplement, par la Parole parfaite nous donnons expression tant à la sagesse qu'à l'amour et à la compassion. Plus généralement, la Parole parfaite représente la transformation du principe de parole, ou du principe de communication, par la Vision parfaite et l'Émotion parfaite.
Dans les textes bouddhiques, la Parole parfaite est habituellement décrite comme une parole qui est véridique, qui est affectueuse, qui est serviable et utile, et qui favorise la concorde, l'harmonie et l'unité. De façon similaire la parole fausse ou imparfaite est décrite avec des termes exactement opposés, comme une parole qui est mensongère, dure, malfaisante et qui favorise la discorde, la disharmonie et la désunion.
La plupart des descriptions bouddhiques de la Parole parfaite (ou de la parole juste, comme elle est généralement appelée), et en particulier les descriptions modernes, sont assez superficielles et moralisatrices. Elles restent à un niveau purement éthique, et n'essayent généralement pas de pénétrer ou d'explorer les profondeurs psychologiques et spirituelles de la Parole parfaite. On peut en fait dire que cela est le cas de l'approche qu'ont certaines personnes de la totalité de l'enseignement du Bouddha, et en particulier de l'enseignement du Noble chemin octuple. Les gens sont parfois induits en erreur par l'apparente simplicité de l'enseignement du Bouddha, et lorsqu'ils l'expliquent ou déclarent l'expliquer ils ont tendance à le dédaigner en en faisant une chose banale et ordinaire. Ils n'essaient pas de pénétrer sous la surface pour voir où le Bouddha voulait réellement en venir.
Concernant la Parole parfaite, il est généralement entendu que la véracité, l'affection, le fait d'être serviable et utile, et la promotion de la concorde, de l'harmonie et de l'unité sont quatre qualités, quatre attributs distincts de la Parole parfaite, comme si l'on avait d'un côté la Parole parfaite et de l'autre ces quatre attributs lui étant pour ainsi dire accolés. Mais si l'on approfondit un petit peu et si l'on examine cet aspect du Chemin octuple avec plus d'attention, on découvre que ces quatre « qualités » de la Parole parfaite représentent réellement quatre niveaux de parole différents, chacun d'entre eux étant plus profond que le précédent. On pourrait même parler, dans ce contexte, de quatre niveaux progressifs de communication.
À la lumière de ces considérations nous allons examiner chacun de ces quatre niveaux de Parole parfaite. Ceci nous donnera au moins un aperçu, au moins une idée, non seulement de la parole juste, ou même de la Parole parfaite, mais aussi de l'idéal de la communication humaine : ce que la communication humaine devrait ou pourrait être, selon l'enseignement du Bouddha. Nous verrons peut-être combien nous sommes d'habitude loin de cette Parole parfaite, de cette communication idéale. Nous communiquons, nous parlons sans cesse. Mais très souvent, pour ne pas dire toujours, nous sommes loin de cet idéal. Essayons de voir, selon l'enseignement du Bouddha, ce qu'est réellement cette Parole parfaite, cet idéal de la communication humaine.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.