En plus des qualités que nous avons déjà décrites, la Parole parfaite est une parole qui favorise la concorde, l'harmonie et l'unité. Cela ne veut pas seulement dire un accord verbal. Cela ne veut pas dire dire « Oui, oui » sans arrêt. Cela ne veut pas non plus dire partager les mêmes idées - il ne s'agit pas de « Vous croyez au bouddhisme, je crois au bouddhisme. » Ce n'est pas ce qui est entendu ici. Ce que « parole qui favorise la concorde, l'harmonie et l'unité » signifie vraiment est l'obligeance mutuelle, basée sur la véracité et sur la prise de conscience réciproque de l'être et des besoins de l'autre, menant à la transcendance de soi réciproque. Cette transcendance de soi réciproque est la Parole parfaite par excellence. Ce n'est pas seulement la Parole parfaite, mais c'est aussi la perfection de la communication. Quand cette sorte de concorde, d'harmonie et d'unité, cette sorte de compréhension, est complète, est parfaite, plus rien d'autre n'a besoin d'être dit. Même à un niveau ordinaire, quand vous faites pour la première fois connaissance avec quelqu'un, pendant un certain temps vous parlez beaucoup, vous échangez des idées, vous apprenez à vous connaître ; mais en un sens plus vous vous connaissez, moins il y a à dire. Lorsque la Parole parfaite culmine dans l'harmonie, dans l'unité et dans la transcendance de soi réciproque, alors en même temps elle culmine dans le silence.
Ce que le Bouddha appelle la Parole parfaite représente le principe de communication dans sa forme la plus élevée. Mais nous ne devrions pas pour autant penser que la parole, même la Parole parfaite, est le seul véhicule de la communication. La forme Vajrayana du bouddhisme - le bouddhisme de la voie adamantine - distingue trois niveaux de transmission de l'enseignement du Bouddha. Le premier, ou le plus bas, est le niveau verbal. À ce niveau, l'enseignement - l'expérience spirituelle - est transmis au moyen de la parole, écrite ou parlée. Le niveau suivant est la transmission par des signes ou des symboles, comme dans l'histoire de la tradition zen où le Bouddha lève une fleur dorée au milieu d'une assemblée. C'était un signe. Il y avait là une signification que seul comprit Mahakashyapa ; et par ce signe, ou par la signification de ce signe, l'essence de l'expérience spirituelle du Bouddha fut transmise à Mahakashyapa, et par lui passa tout le long d'une lignée de maîtres zen. Mais selon le Vajrayana le niveau le plus élevé de transmission est la communication télépathique, qui bien sûr a lieu en silence. C'est la communication directe d'esprit à esprit, sans l'interposition ni de la parole écrite ou parlée, ni du signe ou du symbole visuel. C'est l'esprit lançant non pas des signaux, mais se lançant lui-même, directement, vers un autre esprit, sans aucun intermédiaire, sans aucun moyen de transmission. C'est le contact immédiat et direct d'esprit à esprit.
Nous ne devrions pas penser que le silence est la simple absence de son. Quand s'éteignent tous les sons, quand le bruit du trafic dans la rue ou le grincement des chaises dans la pièce, le bruit de notre respiration, et même le « son » de nos pensées, se sont complètement tus, ce qui reste n'est pas seulement quelque chose de négatif ou de mort, pas seulement un vide. Ce qui reste est un silence vivant.
En liaison avec ceci je me souviens du très grand exemple du sage et maître indien Ramana Maharshi, qui est décédé en 1950. J'ai eu la chance de passer quelque temps avec lui, à peu près un an avant sa mort, et il était un exemple parfait de cette attitude. Il restait simplement assis sur une estrade dans le hall de l'ashram, sur une espèce de canapé recouvert d'une peau de tigre, et la plupart du temps il ne disait rien du tout. Il était, je crois, resté assis là quarante ans, et bien que le hall ait en général été plein de monde, quand vous entriez le silence avait une qualité étrangement vibrante. Il semblait, presque littéralement, que le silence coulait de lui. Vous pouviez presque voir des vagues de silence couler de lui, couler sur tous ces gens, couler dans leur cœur et dans leur esprit et les calmer. Quand vous-même vous vous asseyiez vous pouviez presque littéralement sentir le silence couler sur vous, vous calmant et vous apaisant, lavant toutes vos pensées. Je ne parle pas de manière poétique ou imaginative : vous sentiez cela, très littéralement. Vous le sentiez comme une sorte de puissance positive, comme une onde, coulant sans cesse sur vous. Ceci était le silence, le vrai, le véritable silence, que Ramana Maharshi illustrait de si belle façon.
Un silence de cette qualité est très rare. Même le silence ordinaire, la forme la plus basse du silence, est vraiment très rare dans la vie moderne. Il y a certainement dans la vie de la plupart d'entre nous beaucoup trop de bruit, et nous parlons habituellement beaucoup trop. Par trop parler je n'entends pas la vraie communication par la parole, mais simplement le flot de paroles, la multiplication des mots sans trop de signification. On ne peut pas s'empêcher de penser que la parole, qui est si précieuse, si merveilleuse, et si expressive, un véritable trésor, devrait rester quelque chose d'exceptionnel. Tout au moins ce devrait être quelque chose, comme manger, que l'on fait occasionnellement, après réflexion et préparation. Mais trop souvent la parole précède la pensée ; la parole est la règle, et le silence l'exception.
Mais il y a peut-être de l'espoir pour nous tous, comme il y en avait pour le jeune Macaulay, à propos de qui Sydney Smith remarquait, plein d'esprit : « Macaulay fait des progrès : il a des éclairs de silence. » La plupart d'entre nous sommes dans cette position. Peut-être faisons-nous des progrès. Peut-être même avons-nous, de temps en temps, d'assez brillants éclairs de silence. Nous devrions peut-être essayer, donc, de donner plus de temps au silence dans notre vie ; de prendre plus de temps pour simplement être tranquilles, pour simplement être seuls. À moins que nous ne fassions ceci de temps en temps, pendant, disons, une heure ou deux chaque jour, nous trouverons la pratique de la méditation plutôt difficile.
Nous nous sommes apparemment bien éloignés de la Parole parfaite, et il peut sembler paradoxal que l'on fasse - surtout pendant si longtemps - la louange du silence. C'est un peu comme cette fameuse description des œuvres de Carlyle : « L'Évangile du Silence, en quarante tomes, par Monsieur Verbeux. » Je ferais peut-être donc mieux de conclure avec l'espoir qu'il est maintenant évident qu'il y a beaucoup plus dans la Parole parfaite que ce qui peut apparaître de premier abord. La Parole parfaite n'est pas seulement la parole juste dans le sens ordinaire. C'est l'idéal qu'a le Bouddha de la communication humaine : parfaitement vraie, dans le sens le plus intégral ; parfaitement affectueuse ; parfaitement utile ; et favorisant parfaitement la concorde, l'harmonie et l'unité - ou parfaitement transcendante-de-soi.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.