Avec la seconde partie du Noble chemin octuple nous abordons une des questions - pour ne pas dire un des problèmes - les plus importantes de toute la vie spirituelle. C'est la question de la raison et de l'émotion. Nous savons tous, par notre propre expérience, qu'il est relativement facile de comprendre intellectuellement ou théoriquement un enseignement religieux ou philosophique. Aussi abstrus, complexe, voire intrinsèquement difficile soit-il, avec un peu d'effort mental et d'étude systématique nous pouvons généralement réussir à le comprendre sans trop de difficultés. Mais lorsqu'il s'agit de mettre cet enseignement en pratique, nous trouvons que cela est beaucoup plus difficile.
Il y a une anecdote de l'histoire bouddhique, souvent racontée, qui illustre bien ce point. Il semble que dans les temps anciens les moines indiens étaient nombreux à aller d'Inde en Chine pour prêcher la doctrine, et à une certaine époque de l'histoire de la Chine il y eut un empereur chinois très pieux qui était toujours avide d'accueillir les grands sages et maîtres indiens. Un jour, un des plus grands des maîtres indiens arriva à la capitale chinoise, et l'empereur, lorsqu'il eut vent de cette nouvelle, fut très heureux. Il pensa qu'il pourrait avoir une merveilleuse discussion philosophique avec ce maître tout juste arrivé. Le maître fut donc invité au palais où il fut reçu avec toutes les cérémonies d'usage. Quand toutes les formalités furent terminées et que le maître et l'empereur eurent pris leur siège, l'empereur posa sa première question. « Dites-moi, dit-il, quel est le principe fondamental du bouddhisme ? » et il s'installa, prêt à entendre la réponse de source sûre. Le maître répondit : « Cesser de faire le mal, apprendre à être bon, purifier le cœur - voici le principe fondamental du bouddhisme. » L'empereur fut tout déconcerté. Il avait déjà entendu cela (nous avons généralement tous déjà entendu cela !) Il répondit alors : « Est-ce tout ? Est-ce cela, le principe fondamental du bouddhisme ? » « Oui, répondit le sage, c'est tout. Cesser de faire le mal, apprendre à être bon, purifier le cœur. Ceci est véritablement le principe fondamental du bouddhisme. » « Mais c'est si simple que même un enfant de trois ans peut le comprendre » protesta l'empereur. « Oui, votre majesté, répondit le maître, c'est très vrai. C'est si simple que même un enfant de trois ans peut le comprendre, mais c'est si difficile que même un vieil homme de quatre-vingts ans ne peut le mettre en pratique. »
Cette histoire illustre la grande différence qui existe entre compréhension et pratique. Il nous est facile de simplement comprendre. Nous pouvons comprendre l'Abhidharma, nous pouvons comprendre le Madhyamika, nous pouvons comprendre le Yogacara, nous pouvons comprendre Platon, nous pouvons comprendre Aristote, nous pouvons comprendre les quatre Évangiles, nous pouvons tout comprendre. Mais mettre en pratique ne serait-ce qu'une petite partie de cette connaissance et l'appliquer dans notre vie, nous trouvons cela extrêmement difficile. Selon les célèbres paroles de Saint Paul, « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. » (Romains, ch. 7, v. 19). Il sait ce qu'il devrait faire mais il est incapable de le faire, et il ne peut s'empêcher de faire ce qu'il sait qu'il ne devrait pas faire. Ici aussi nous voyons cet énorme, ce terrible écart entre compréhension et pratique.
Cet état de choses n'est pas exceptionnel. Cela n'arrive pas qu'à l'empereur chinois ou à Saint Paul. Toutes les personnes religieuses se trouvent, à un moment ou à un autre, parfois des années durant, dans cette situation difficile, terrible et tragique. D'un point de vue rationnel, elles connaissent la vérité, elles la connaissent de A à Z et de Z à A. Elles peuvent en parler, écrire ou donner des conférences à son sujet. Mais elles sont incapables de la mettre en pratique. Pour celles qui sont sincères ce peut être source d'une grande souffrance. Elles peuvent ressentir : « Je sais cela très bien, je le vois avec une telle clarté ; mais je suis incapable de le mettre en pratique, incapable de l'exécuter. » C'est comme s'il y avait en elles une espèce de point aveugle, un « facteur x », entravant sans cesse leurs efforts. A peine se sont-elles élevées de quelques centimètres qu'elles retombent de ce qui parfois leur semble être un kilomètre.
Pourquoi ceci arrive-t-il ? Pourquoi y a-t-il ce terrible gouffre, ce terrible abîme entre notre théorie et notre pratique, entre notre compréhension et nos actions ? Pourquoi dans notre grande majorité sommes-nous incapables, la plupart du temps, d'agir en accord avec ce que nous savons être vrai, avec ce que nous savons être juste ? Pourquoi échouons-nous encore et toujours si misérablement ?
La réponse à cette question doit être cherchée dans les profondeurs mêmes de la nature humaine. Nous pouvons dire que nous savons quelque chose, mais nous ne le savons qu'avec notre esprit conscient, qu'avec la partie rationnelle de nous-même. Nous le savons d'une façon théorique, intellectuelle, abstraite. Mais nous devons nous souvenir que l'homme n'est pas que son esprit conscient. Il n'est pas fait que de raison - même s'il aime à le penser. Il y a une autre partie de nous, une partie bien plus grande que nous voulons l'admettre, qui n'est pas moins importante que notre raison. Cette partie est faite d'instinct, d'émotion, de volition, et est plus inconsciente que consciente. Et cette partie plus large, plus profonde mais non moins importante de nous-même n'est pas du tout touchée par notre savoir rationnel ou intellectuel ; elle suit son propre chemin, traînant pour ainsi dire avec elle le mental récalcitrant.
Nous voyons donc que nous ne pouvons aller à l'encontre de nos émotions. Les émotions sont plus fortes que la raison. Si nous voulons mettre en pratique ce que nous savons être juste, ce que nous savons être vrai, nous devons, d'une façon ou d'une autre, nous assurer du concours de nos émotions. Nous devons arriver à capter en nous ces sources profondes et à les diriger vers notre vie spirituelle, pour que nous puissions appliquer ce que nous savons être juste et vrai. Pour la plupart d'entre nous, le problème central de la vie spirituelle est de trouver des équivalents émotionnels à notre compréhension intellectuelle. Tant que nous n'avons pas fait cela nous ne pouvons pas progresser spirituellement. C'est pour cela que l'Émotion parfaite est la deuxième étape, le deuxième aspect du Noble chemin octuple, juste après la Vision parfaite.
En sanskrit, le second membre du Noble chemin octuple est appelé samyak-samkalpa (en pâli : samma-sankappa). Samyak-samkalpa pourrait au premier abord être traduit par « résolution juste », mais ceci est loin d'être adéquat. Ainsi que nous l'avons vu en étudiant la première partie du Noble chemin octuple, samyak signifie entier, parfait, intégral, complet. Les traducteurs proposent habituellement, pour samkalpa, pensée, intention, objet, ou plan, mais aucun de ces termes n'est très satisfaisant.
Samkalpa, un mot qui existe toujours sous la même forme dans les langues indiennes modernes, signifie réellement « volonté ». Samyak-samkalpa n'est pas seulement la résolution juste. Le samyak-samkalpa est plus proche de la volonté parfaite ou de l'émotion intégrale, et cela représente la mise en harmonie de tout le côté émotionnel et volitionnel de notre être avec la Vision parfaite, notre vision de la véritable nature de l'existence.
Nous avons déjà vu que le Noble chemin octuple est fait de deux grandes parties, le Chemin de vision et le Chemin de transformation. Le Chemin de vision correspond à la première partie du Noble chemin octuple, la Vision parfaite, tandis que le Chemin de transformation correspond à toutes les autres étapes. L'Émotion parfaite est donc la première étape du Chemin de transformation, et représente la transformation de notre nature émotionnelle, conformément à la Vision parfaite. En un sens, l'Émotion parfaite sert d'intermédiaire entre la Vision parfaite et les six dernières étapes du Chemin, parce que nous ne pouvons pas suivre le Chemin, nous ne pouvons pas vraiment pratiquer la parole juste, l'action juste, etc., tant que nous n'avons pas transformé toute notre nature émotionnelle, et de cette façon trouvé de l'énergie pour les autres étapes du Chemin. Voilà pourquoi le problème de la raison et de l'émotion est central dans la vie spirituelle. En deux mots, il n'y a vraiment pas de vie spirituelle tant que le cœur n'est pas lui aussi impliqué. Peu importe combien le cerveau a été actif, ou combien nous avons compris d'une façon intellectuelle ; tant que le cœur n'est pas impliqué et que nous n'avons pas commencé à ressentir ce que nous avons compris, tant que nos émotions ne sont pas engagées, il n'y a pas vie spirituelle, à proprement parler.
Qu'est-ce donc que l'Émotion parfaite ? Avant de répondre à cette question je souhaite lever deux malentendus possibles.
Tout d'abord, j'ai parlé d'engager les émotions dans la vie spirituelle, mais ceci ne doit pas être compris dans un sens négatif. Il ne s'agit pas d'engager des émotions brutes, non transformées, dans des attitudes et des concepts pseudo-religieux irrationnels. Supposons, par exemple, qu'une personne ait entendu dire que des locaux de la paroisse sont utilisés le dimanche soir pour danser. Elle se met dans tous ses états, se fâche du fait que le sabbat soit profané, que des locaux de la paroisse soient utilisés dans des buts aussi immoraux. Dans son agitation et son indignation elle écrit au Times pour dénoncer l'immoralité de la jeune génération, et prédire la décadence de la civilisation telle que nous la connaissons. Nous pouvons penser qu'elle est vraiment échauffée, et que ses émotions sont impliquées dans une sorte de problème religieux. Mais ce n'est pas l'Émotion parfaite, car de tels sentiments ne sont pas une expression de la Vision parfaite. Ils sont seulement basés sur un ensemble de préjugés et de rationalisations soutenus au nom de la religion. Nous trouvons d'autres exemples de ce type de sentiment et de comportement dans les célèbres institutions que furent l'Inquisition et les Croisades. Elles impliquèrent beaucoup d'émotion, certains diraient d'émotion religieuse, mais ici aussi il ne s'agissait pas d'Émotion parfaite dans le sens bouddhique. Quoiqu'elles aient été ostensiblement liées à la religion, il n'y avait pas en jeu d'élément de Vision parfaite. C'est la première sorte de malentendu dont il faut se garder.
Deuxièmement, il n'est pas possible de transformer notre nature émotionnelle par la force de la conviction intellectuelle ou rationnelle. Ni raisonnement ni argumentation avec nous-même ne peuvent nous faire entrer dans un état d'Émotion parfaite. Nos émotions ne peuvent être complètement transformées que par la Vision parfaite, qui est une vue pénétrante ou une expérience spirituelle.
L'Émotion parfaite représente la descente de la Vision parfaite dans notre nature émotionnelle, d'une façon qui la transforme complètement. Elle a un aspect positif et un aspect négatif.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.