Le côté positif de l'émotion parfaite consiste en un certain nombre d'émotions saines, toutes liées les unes aux autres. En font partie les équivalents positifs de renoncement, de non-haine et de non-cruauté, connus en sanskrit et en pâli sous les noms de dana, maitri (metta en pâli) et karuna, c'est-à-dire don, amour et compassion. Sont aussi inclus la mudita ou joie sympathique, l'upeksha (upekkha en pâli) ou tranquillité, et la shraddha (saddha en pâli) ou foi et dévotion. La maitri, la karuna, la mudita et l'upeksha forment ensemble les brahmaviharas ou « états sublimes ».
En un sens, le dana, ou don, est la vertu bouddhique de base, sans laquelle on peut à peine se dire bouddhiste. Le dana n'est pas tant l'action de donner que la sensation, le désir de vouloir donner, de vouloir partager ce que l'on a avec d'autres personnes. Ce désir de vouloir donner ou partager est souvent la première manifestation de la vie spirituelle, le premier signe que le désir et l'attachement ont commencé à diminuer. Le dana est très longuement discuté dans la littérature bouddhique, et de nombreuses formes sont énumérées.
Tout d'abord, il y a le don de choses matérielles, le partage de ce que l'on possède comme bonnes choses de la vie : nourriture, vêtements, etc. En Orient, certaines personnes ont à cœur d'essayer de donner chaque jour une chose de nature matérielle, que ce soit de la nourriture à un mendiant, une petite somme d'argent, ou simplement une tasse de thé, afin que chaque jour quelque chose soit donné, ou partagé, à un niveau matériel.
Ensuite il y a le don de temps, d'énergie, et de pensée. Le temps est une chose très précieuse, et en donner un peu pour aider d'autres personnes est aussi une forme de dana, de générosité.
Il y a aussi le don de connaissance, dans le sens du don de culture et d'éducation. Ceci a toujours été hautement apprécié dans les pays bouddhistes. Les acquisitions intellectuelles ne devraient pas être gardées pour soi, mais partagées avec tout le monde. Tout le monde devrait pouvoir en bénéficier. Ceci était particulièrement important dans l'Inde bouddhiste, car la caste des brahmanes, la caste des prêtres de l'hindouisme, cherchait invariablement à monopoliser la connaissance et à laisser les autres castes dans un état d'ignorance et d'asservissement. Le bouddhisme a toujours insisté sur le fait que la connaissance, y compris la connaissance et la culture séculières, ne devrait pas être le monopole d'une classe ou d'une caste particulière, mais devrait être disséminée dans toute la communauté.
Une autre forme importante de don mentionnée dans la littérature bouddhique est le don d'intrépidité. Ceci peut sembler être une étrange forme de « don ». Il n'est pas possible d'apporter à quelqu'un de l'intrépidité sur un plateau, ou dans un petit paquet entouré d'un ruban. Mais vous pouvez partager votre propre confiance avec d'autres. En présence d'autres personnes, vous pouvez par votre propre présence et par votre attitude créer un sentiment d'intrépidité, de sécurité. Le bouddhisme attache une grande importance à cette capacité à rassurer les gens par votre seule présence. D'après le bouddhisme cette forme de dana est une contribution importante à la vie de la communauté.
Une autre forme de dana mentionnée dans la littérature bouddhique est le don de ses membres et de sa vie. Pour le bien d'autres personnes, ou pour celui du Dharma, de l'Enseignement, on devrait être prêt à sacrifier ses propres membres, voire sa propre vie. Le dana, le don ou la générosité, peut aller aussi loin que cela.
Enfin, surpassant même le don de sa propre vie, il y a ce qui est appelé dans le bouddhisme le don du don du Dharma : le don de la vérité elle-même, le don de la connaissance ou de la compréhension du chemin vers l'Éveil, l'Émancipation, la Bouddhéité, le nirvana. Le don de cette sorte de connaissance surpasse tous les autres dons, quels qu'ils soient.
Ce ne sont que quelques-unes des choses que l'on peut donner, et en les examinant on commence à voir combien la pratique du don peut être vaste et complète. D'après les enseignements bouddhiques nous devrions sans cesse donner, d'une manière ou d'une autre, à un niveau ou à un autre. Dans l'Orient bouddhiste, le dana pénètre et se répand dans tous les aspects de la vie religieuse et sociale. Aller au temple, par exemple, ne se fait pas les mains vides : vous prenez des fleurs, des bougies, de l'encens, et vous les y offrez. De la même façon lorsque vous allez voir un ami, fut-ce pour une visite informelle, vous emportez toujours un cadeau. Quand je vivais à Kalimpong, j'ai rencontré de nombreux Tibétains et j'ai remarqué que cela était absolument de rigueur. Un ami ne penserait pas à apparaître sur le pas de votre porte sans une boîte de biscuits ou quelque autre cadeau sous son bras. Ainsi, dans de nombreux pays bouddhistes, l'esprit du don se répand dans tous les aspects de la vie. Sans aucun doute cela devient-il parfois une habitude, sans qu'il y ait beaucoup de sentiment qui s'y rattache. Mais, néanmoins, quand vous donnez sans arrêt, d'une façon ou d'une autre, cela a une influence sur votre esprit, même si vous ne le faites que parce que vous êtes censé le faire. Vous prenez l'habitude de donner et de partager, et de penser un petit peu aux autres, au lieu de penser sans cesse à vous.
Le mot sanskrit maitri est dérivé du mot mitra, qui signifie ami. D'après les textes bouddhiques, la maitri est l'amour que l'on ressent pour un ami très cher, très proche et très intime, mais étendu pour inclure l'ensemble des êtres. Les mots français « ami » et « amitié » ont de nos jours une connotation plutôt tiède, et l'amitié est regardée comme un sentiment plutôt faible. Mais en Orient il n'en est pas ainsi. Là-bas, la maitri, l'amitié est considérée comme un sentiment très puissant et très positif, généralement défini comme un désir irrésistible de bonheur et de bien-être pour l'autre personne, non seulement dans un sens matériel mais aussi dans un sens spirituel. La littérature et l'enseignement bouddhiques nous exhortent sans cesse à développer envers tous les êtres vivants le même sentiment que nous avons pour nos amis les plus proches. Cette attitude est résumée par cette phrase : « Sabbe satta sukhi hontu », ou « Que tous les êtres soient heureux ! », qui de façon idéale représente le souhait sincère de tous les bouddhistes. Si nous avons ce sentiment sincère - et non pas l'idée du sentiment mais le sentiment lui-même - alors nous avons de la maitri.
Dans le bouddhisme, le développement de la maitri n'est pas laissé au seul hasard. Certaines personnes pensent que l'on a de l'amour pour les autres ou que l'on n'en a pas, et que si l'on n'en a pas tant pis, car on n'y peut rien. Mais le bouddhisme ne voit pas les choses ainsi. Dans le bouddhisme il y a des exercices bien définis, des pratiques bien définies pour le développement de la maitri, de l'amour : c'est ce que l'on appelle le maitri-bhavana (en pâli : metta-bhavana). Ils ne sont pas faciles. Nous ne trouvons pas facile de développer l'amour, mais si nous persistons et réussissons, l'expérience est très satisfaisante.
De manière évidente, la compassion est liée de près à l'amour. L'amour se change en compassion quand il est confronté à la souffrance d'une personne aimée. Si vous aimez une personne et si vous la voyez souffrir, votre amour se transforme immédiatement en un irrésistible sentiment de compassion. Selon le bouddhisme, la karuna, la compassion, est la plus spirituelle de toutes les émotions, et c'est l'émotion qui caractérise en particulier tous les bouddhas et bodhisattvas. Certains bodhisattvas, cependant, incarnent tout particulièrement la compassion. C'est le cas d'Avalokiteshvara, « le Seigneur qui regarde d'en haut (avec compassion) », qui, parmi les bodhisattvas, est l' « incarnation » principale ou l'archétype de la compassion. Il y a de nombreuses formes différentes d'Avalokiteshvara. Une des plus intéressantes est la forme à onze têtes et mille bras qui, quoiqu'elle puisse nous sembler bizarre, est très expressive d'un point de vue symbolique. Les onze têtes représentent le fait que la compassion voit dans les onze directions de l'espace, c'est-à-dire dans toutes les directions possibles, tandis que les mille bras représentent son incessante activité compatissante.
Il y a une histoire intéressante à propos de la façon dont cette forme particulière est née, une histoire qui n'est pas seulement « mythologique » mais qui est basée sur les faits de la psychologie spirituelle. Un jour, dit-on, Avalokiteshvara était en train de contempler les souffrances des êtres vivants. Regardant le monde il vit les gens souffrir de tant de façons : certains mourant prématurément dans des incendies, des naufrages, des exécutions, d'autres souffrant des douleurs du deuil, de la perte, de la maladie, de la faim, de la soif ou de la famine. Une formidable compassion emplit son cœur, devenant si insupportablement intense que sa tête éclata en morceaux. Elle éclata en fait en onze morceaux qui devinrent onze têtes regardant dans les onze directions de l'espace, et mille bras se manifestèrent, pour aider tous ces êtres qui souffraient. Ainsi, cette très belle conception d'Avalokiteshvara aux onze têtes et aux mille bras tente d'exprimer l'essence même de la compassion, de montrer ce que le cœur compatissant ressent pour les douleurs et les souffrances du monde.
Une autre très belle figure de bodhisattva, cette fois-ci féminine, représente la compassion. Il s'agit de Tara, dont le nom signifie « la Salvatrice », ou « l'Étoile ». Une très belle légende raconte comment elle est née des larmes d'Avalokiteshvara, alors qu'il pleurait les souffrances et les misères du monde.
Nous pouvons penser que ces légendes ne sont que des histoires, et cela peut même faire sourire un peu les personnes raffinées. Mais ce ne sont pas que des histoires, pas même des histoires servant d'illustration. Elles ont une signification réelle, profonde, symbolique, voire archétype, et représentent incarnée sous une forme concrète la nature de la compassion.
Dans la forme Mahayana du bouddhisme, c'est-à-dire dans l'enseignement du « Grand Véhicule », la plus haute des importances est accordée à la compassion. Dans un des soûtras du Mahayana, le Bouddha est représenté disant qu'il ne faut pas enseigner trop de choses au bodhisattva - à celui qui aspire à devenir un bouddha. Si on ne lui enseigne que la compassion, s'il n'apprend que la compassion, cela est bien assez. Il n'a pas besoin de connaître la coproduction conditionnée, ni le Madhyamika, ni le Yogacara, ni l'Abhidharma, ni même le Noble chemin octuple. Si le bodhisattva ne connaît que la compassion, si son cœur n'est rempli que de compassion, cela suffit. Dans d'autres textes, le Bouddha dit que si l'on n'a que la compassion envers les souffrances des autres êtres vivants, alors en temps utile toutes les autres vertus, toutes les autres qualités et réalisations spirituelles, l'Éveil même, suivront.
Ceci est illustré par une histoire japonaise très émouvante. Un jeune homme était très dépensier. Après s'être bien amusé et avoir dépensé tout son argent, il devint complètement dégoûté de tout, y compris de lui-même. C'est dans cet état d'esprit qu'il décida qu'il ne lui restait qu'une chose à faire, entrer dans un monastère zen et y devenir moine. C'était son dernier recours. Il ne voulait pas réellement devenir moine, mais il ne lui restait plus rien d'autre. Alors il alla au monastère zen. J'imagine qu'il se mit à genoux dehors dans la neige, pendant trois jours, comme, semble-t-il, devaient le faire les postulants. Mais à la fin l'abbé voulut bien le recevoir. L'abbé était un vieux personnage à l'air rébarbatif. Il écouta ce que le jeune homme avait à dire, ne disant pas grand chose lui-même, mais quand le jeune homme lui eut tout raconté il dit : « Bien... Y a-t-il une chose à laquelle vous êtes bon ? » Le jeune homme réfléchit, et finit par dire : « Oui, je ne suis pas trop mauvais aux échecs. » L'abbé appela alors son serviteur et lui dit d'aller chercher un certain moine.
Le moine arriva. C'était un vieil homme, qui avait été moine pendant de nombreuses années. L'abbé dit alors à son serviteur : « Apporte-moi mon épée. » L'épée fut cherchée et placée devant l'abbé. L'abbé dit au jeune homme et au vieux moine : « Vous allez maintenant jouer une partie d'échecs. Je couperai avec cette épée la tête de celui qui perdra ! » Ils le regardèrent, et virent qu'il était sérieux. Le jeune homme joua donc son premier coup. Le vieux moine, qui n'était pas un mauvais joueur, joua le sien. Le jeune homme joua son coup suivant. Le vieux moine joua le sien. Après un moment le jeune homme sentit la sueur couler le long de son dos et dégouliner sur ses talons. Alors il se concentra, il mit tout ce qu'il avait dans la partie, et réussit à contrer l'attaque du vieux moine. Il poussa un grand soupir de soulagement : « Ah ! La partie ne se déroule pas trop mal ! » Mais à ce moment-là, alors qu'il était sûr qu'il allait gagner, il leva les yeux et vit le visage du vieux moine. Comme je l'ai dit, c'était un vieil homme, qui avait été moine pendant de longues années, pendant vingt ansn, ou trente ans peut-être, ou même quarante ans. Il avait supporté beaucoup de souffrances, il avait accompli beaucoup d'austérités. Il avait beaucoup médité. Son visage était mince, usé et austère.
Le jeune homme pensa soudain : « J'ai été un bon à rien ! Ma vie ne peut servir à personne. Ce moine a eu une si bonne vie, et maintenantil va falloir qu'il meure. » Alors une grande vague de compassion l'envahit. Il se sentit intensément désolé pour ce vieux moine, assis en face de lui et jouant cette partie, obéissant à la commande de l'abbé, et qui était en train de se faire battre et allait bientôt devoir mourir. Une formidable compassion emplit le cœur du jeune homme, et il pensa : « Je ne peux pas permettre cela. » Et délibérément, il joua un mauvais coup. Le moine joua un coup. Le jeune homme joua délibérément un autre mauvais coup, et il devint clair qu'il allait perdre, qu'il ne pourrait plus rattraper sa position. Mais soudain l'abbé renversa le jeu et dit : « Personne n'a gagné, personne n'a perdu ». Puis il dit au jeune homme : « Vous avez appris deux choses aujourd'hui : la concentration et la compassion. Puisque vous avez appris la compassion, vous ferez l'affaire ! »
Tout comme les soûtras du Mahayana, cette histoire nous apprend que la seule chose nécessaire est la compassion. Le jeune homme avait mené une vie misérable, il l'avait gaspillée, mais puisqu'il était capable de compassion il y avait toujours de l'espoir pour lui. Il était même prêt à abandonner sa propre vie plutôt que de laisser le vieux moine sacrifier la sienne : il y avait une telle compassion profondément enfouie dans le cœur de cet homme apparemment sans valeur. L'abbé avait vu tout cela. Il avait pensé : « Nous avons là un bodhisattva en herbe », et avait agi en conséquence.
La mudita, ou joie sympathique, est le bonheur que nous ressentons du fait du bonheur des autres. Si nous voyons d'autres personnes heureuses nous devrions nous sentir heureux nous aussi ; mais malheureusement ce n'est pas toujours le cas. Un cynique a dit que nous ressentons une satisfaction secrète à voir les malheurs de nos amis. C'est souvent trop vrai. La prochaine fois que quelqu'un vous racontera une de ses mésaventures, observez votre propre réaction. Vous verrez habituellement, ne serait-ce qu'un instant, un petit frémissement de satisfaction, après lequel, bien sûr, la réaction conventionnelle étouffe votre première vraie réaction. Cette joie secrète à voir les malheurs des autres peut être éliminée avec l'aide de la prise de conscience, et aussi par un effort positif pour partager le bonheur des autres.
De façon générale, la joie est une émotion typiquement bouddhique. Si vous n'êtes pas heureux et joyeux, ne serait-ce qu'en certaines occasions, vous ne pouvez guère être bouddhiste. En Orient, quoique vous puissiez peut-être trouver ceci étrange, la religion n'est pas associée avec la tristesse. En Angleterre, dans le passé au moins, il y avait sans aucun doute une tendance à associer religion et sombre tristesse. Les gens pensaient que plus vous paraissiez solennel, sérieux et triste, plus vous étiez religieux. Si vous vous promeniez heureux et joyeux, en particulier le jour du sabbat, vous deviez clairement être une personne irréligieuse, impie, ou païenne. Ceci est peut-être une exagération, mais j'ai ouï dire qu'autrefois, en Écosse, vous pouviez être poursuivi pour avoir ri le jour du sabbat.
Malheureusement, en Grande-Bretagne, le bouddhisme a aussi été infecté par ces attitudes, en particulier dans le passé. Je me souviens d'avoir été consterné la première fois où j'ai assisté à une célébration de Vésak, à Londres. Les gens semblaient être venus à des funérailles - sans doute celles de leurs parents ! Quand, au cours de ma causerie, j'ai dit quelques plaisanteries et fait quelques références amusantes, quelques personnes ont eu l'air plutôt surpris. Certaines se sont aventurées à sourire, voire à rire, mais il était clair qu'elles n'étaient pas habituées à ce genre de choses. Dans mon discours j'ai été jusqu'à dire : « C'est très étrange ! J'ai célébré Vésak dans tout le monde bouddhiste, à Ceylan, à Singapour, à Kalimpong et à Bombay, avec des Tibétains, des gens du Sikkim, des Cingalais, des Birmans, des Chinois, des Japonais et des Thaïlandais, et je les ai tous trouvés heureux le jour de Vésak. Mais ici tout le monde a l'air si triste, comme si personne n'était heureux que le Bouddha ait atteint l'Éveil ! » C'était en 1965, et les choses se sont sûrement améliorées depuis. Au moins les bouddhistes ne célèbrent plus Vésak comme si c'était une pénitence, mais apprécient le fait que c'est une occasion de se réjouir. En effet le bouddhisme, en Grande-Bretagne, présente aujourd'hui un aspect plus enjoué et plus joyeux.
Upeksha signifie tranquillité ou, plus simplement, paix. Nous pensons généralement à la paix comme à une chose négative, telle qu'une absence de bruit ou de dérangement, comme lorsqu'on dit : « J'aimerais qu'on me laisse en paix. » Mais en fait la paix est une chose très positive. Ce n'est pas moins positif que l'amour, que la compassion, que la joie ; cela l'est même beaucoup plus, selon la tradition bouddhique. L'upeksha n'est pas simplement l'absence de quelque chose d'autre, mais une qualité et un état en soi. C'est un état positif et vibrant qui est beaucoup plus proche de l'état de bonheur suprême que de notre conception habituelle de la paix. La paix dans ce sens est aussi un aspect important de l'Émotion parfaite.
Shraddha est un mot généralement traduit par foi, mais ce n'est pas la foi dans le sens de croyance. C'est plutôt l'aspect émotionnel de notre réponse totale à la vérité, en particulier à la vérité représentée par certains symboles. Dans le bouddhisme la foi et la dévotion sont tout particulièrement dirigées vers les Trois joyaux, les trois choses les plus précieuses : le Bouddha, le maître Éveillé ; le Dharma, ou enseignement du chemin vers l'Éveil ; et la Sangha, la communauté des disciples suivant le chemin vers l'Éveil. Ces Trois joyaux ont leurs symboles appropriés. Le Bouddha est représenté par l'image du Bouddha, le Dharma ou enseignement par les écritures, et la Sangha par les membres de l'ordre monastique. En Orient bouddhiste, dans tous les pays bouddhistes, ces trois symboles, l'image, les écritures et les moines, sont traités avec une grande vénération, non pas pour ce qu'ils sont mais pour ce qu'ils représentent et symbolisent.
Nous avons déjà vu que dans le bouddhisme il y a des pratiques pour développer la maitri, l'amour. De la même façon il y a dans le bouddhisme, tout comme dans d'autres religions, des pratiques pour développer la foi et la dévotion. Une des ces pratiques est la puja en sept parties. Comme son nom le suggère, elle comprend sept parties représentant chacune une séquence d'états d'esprit et d'attitudes de dévotion, accompagnée le cas échéant par des actes rituels appropriés.
La première partie de la puja en sept parties est la puja, ou vénération. Elle consiste à faire des offrandes. Dans la forme de puja la plus simple, les offrandes sont simplement des fleurs, des lumières - qu'il s'agisse de bougies allumées ou de lampes, et des bâtons d'encens incandescents. Il y a aussi ce que l'on appelle les sept offrandes ordinaires : de l'eau à boire, de l'eau pour laver les pieds, des fleurs, de l'encens, de la lumière, du parfum, de la nourriture, avec parfois une huitième offrande, de la musique. Ce sont, incidemment, les anciennes offrandes indiennes aux invités d'honneur.
Aujourd'hui encore, en Inde, si vous vous rendez dans n'importe quelle maison en invité d'honneur, on vous donnera tout de suite un verre d'eau, car il fait très chaud en Inde et il est probable que vous ayez soif. Vos hôtes vous donneront ensuite de l'eau pour vous laver les pieds, et souvent vous les laveront eux-mêmes, en particulier si vous êtes un moine, car vous êtes arrivé par les routes poussiéreuses d'Inde et vos pieds sont poussiéreux. Puis ils vous donneront une guirlande de fleurs, et ils allumeront des bâtons d'encens pour créer une atmosphère agréable et chasser mouches et moustiques. Si c'est le soir, ils allumeront une lampe. Ils vous offriront ensuite du parfum pour le corps et, bien entendu, quelque chose à manger. Après le repas il y aura parfois un peu de musique.
C'est ainsi qu'un invité d'honneur est reçu en Inde, et ce sont les sept ou huit offrandes aux invités d'honneur qui sont devenues les sept ou huit offrandes religieuses du bouddhisme. Ces offrandes sont faites au Bouddha car il vient dans le monde en invité, si l'on peut dire, depuis un niveau d'existence supérieur. Il représente l'irruption dans ce monde terrestre de quelque chose de transcendantal ; il est donc traité et honoré comme un invité. Parfois, les sept ou huit offrandes sont réelles, et dans ce cas de l'eau, des fleurs, de l'encens, de la lumière, du parfum et de la nourriture sont disposés sur les « marches » de l'autel, mais plus souvent, cependant, et en particulier chez les Tibétains, elles sont remplacées par sept ou huit bols d'eau.
La seconde partie de la puja en sept parties est la vandana, qui signifie hommage ou salutation. Il s'agit de rendre hommage avec son corps. Certains pensent qu'il suffit de ressentir respect ou hommage envers le Bouddha. Ceci peut être vrai, mais si vous ressentez ces émotions de manière assez forte vous voudrez les extérioriser. Si vous aimez quelqu'un vous ne voulez pas garder ce que vous ressentez dans votre seul esprit. Vous l'extériorisez car vous êtes une totalité : non seulement esprit, mais aussi parole et corps. Ainsi, si vous ressentez une véritable vénération pour le Bouddha vous ne voudrez pas la garder seulement dans l'esprit : vous voudrez l'exprimer spontanément avec votre corps, par une action physique.
Il y a de nombreuses formes de vandana, ou hommage, des mains simplement jointes en salut, comme lorsque nous récitons la puja en sept parties, jusqu'à une complète prostration au sol, ce qui se fait à l'occasion de cérémonies. Mais que l'on joigne les mains ensemble, ou que l'on ne joigne que l'extrémité des doigts, ou que l'on s'allonge entièrement sur le sol, toutes ces formes d'hommage représentent une attitude humble et réceptive de notre part. Elles expriment notre ouverture à l'inspiration spirituelle venant du Bouddha.
La troisième partie de la puja en sept parties est l'aller en refuge dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Ceci représente un engagement envers le Bouddha en tant qu'idéal spirituel, envers le Dharma en tant que chemin de réalisation de cet idéal, et envers la Sangha en tant que communauté de ceux en compagnie desquels nous travaillons à cet idéal. Aller en refuge marque un moment décisif dans notre vie spirituelle. Cela représente une réorientation totale de toute notre vie dans la direction de l'idéal. Formellement, la « prise » des refuges consiste en la répétition de la formule du refuge, ainsi que certains shilas, ou préceptes éthiques, après un moine ou un bouddhiste aîné et respecté. On est alors reconnu comme étant formellement engagé dans la vie bouddhique.
La partie aller en refuge de la puja en sept parties est suivie par la confession des fautes. La confession est une chose très importante dans toutes les formes de bouddhisme, quoique sa signification soit psychologique plutôt que théologique. De nombreuses personnes souffrent de sentiments réprimés de culpabilité, aboutissant très souvent à la haine de soi. Elles ne peuvent développer la maitri, ou amour, en tout cas pas dans toute son ampleur. S'ils sont conscients de fautes ou de défauts, les moines bouddhistes les confessent entre eux, en particulier à leurs propres maîtres, ou au Bouddha. La coutume existe aussi, si vous êtes conscient de quelque faute ou défaut en vous, de brûler de l'encens devant l'image du Bouddha et de réciter des soûtras, et de le faire jusqu'à ce que vous vous sentiez libéré de ce sentiment de culpabilité. Quoiqu'elles soient très importantes sur le plan psychologique, ces pratiques ne vous absolvent pas des conséquences de la faute que vous avez commise. Vous devez encore souffrir des conséquences de vos actions, mais vous êtes subjectivement libre du sentiment de remords ou de culpabilité. Ceci est très important, car de tels sentiments peuvent empoisonner ou vicier toute notre vie spirituelle.
La cinquième partie de la puja en sept parties est la réjouissance du mérite. Cela complète la pratique précédente. Si vous pensez trop ou trop souvent à vos fautes et contemplez vos nombreuses récidives, vous pouvez vous décourager. Après avoir confessé vos fautes, vous devez donc vous inspirer en vous rappelant les vertus des autres, en pensant tout particulièrement aux bouddhas et aux bodhisattvas, aux vies qu'ils ont menées, aux perfections qu'ils ont pratiquées. Inspirez-vous, par exemple, des exemples de Milarépa, de Han Shan, de Houei-neng ou de Hakuin. Ou pensez aux divers héros et héroïnes séculiers qui ont vécu pour le bien des autres, et dont les vies sont une source d'inspiration pour nous : des gens comme Florence Nightingale et Elizabeth Fry, des grands philanthropes, des grands réformateurs sociaux. Pensez, même, aux vertus des gens ordinaires : pensez à vos propres amis, pensez comme parfois ils agissent si bien, comme parfois ils sont si généreux, si aimables. Contemplez ce côté plus positif de leur nature, et de cette façon apprenez à apprécier les mérites - et à vous en réjouir - de tous les autres êtres vivants, des Bouddhas et Bodhisattvas jusqu'aux personnes ordinaires qui sont vos amis et vos voisins. Cela créera en vous un sentiment d'euphorie, de soutien même. Vous réaliserez que vous n'êtes pas seul au monde, spirituellement parlant, mais que vous suivez le même chemin que d'autres ont suivi, et suivent, avec succès. Grâce à cette prise de conscience vous vous sentirez soutenu dans votre vie spirituelle et dans votre effort spirituel.
La sixième partie, la supplication, est basée sur un épisode légendaire de la vie du Bouddha. Selon la légende, une certaine déité appelée Brahma Sahampati apparut devant le Bouddha après son Éveil, et lui demanda de faire connaître la vérité qu'il avait découverte, par compassion envers tous les êtres vivants. Nous devons comprendre la véritable signification de cette histoire. Ce n'est pas qu'il ait fallu rappeler au Bouddha ce qu'il devait faire. Il n'avait pas besoin de Brahma Sahampati pour venir et lui conseiller d'enseigner. Ce que cet épisode et cette partie de la puja signifient c'est que le disciple doit être prêt : le disciple doit vraiment vouloir l'enseignement et doit, si l'on peut dire, supplier le maître, le Bouddha, de donner l'enseignement. « Quand le disciple est prêt, le maître apparaît. » Cette partie de la puja représente donc ce fait d'être plein de bonne volonté et prêt à recevoir l'enseignement.
La septième et dernière partie de la puja en sept parties est le transfert du mérite et renoncement de soi. Ceci consiste en un souhait que tout mérite, tout bienfait que vous avez pu obtenir de la célébration de cette puja, ou de quelque autre acte religieux que ce soit - qu'il s'agisse d'observer les préceptes, d'aller en refuge, d'étudier la philosophie bouddhique, ou de pratiquer la méditation - puisse être partagé avec tous les autres êtres vivants. Vous n'êtes pas concerné par votre seul propre salut. Vous n'avez pas en vue le nirvana que pour vous seul. Vous voulez rassembler toute l'humanité, tous les êtres vivants même, et les aider autant que vous-même : vous voulez contribuer à leur évolution en direction du but du nirvana. Il n'y a pas de place pour l'individualisme religieux dans la vie spirituelle. Lors de la pratique de tout exercice spirituel vous devriez ressentir que tous les autres êtres vivants le pratiquent avec vous.
Dans le Mahayana, il existe une façon délibérée de développer cette attitude. Lorsque vous accomplissez un exercice religieux, vous visualisez toutes les autres personnes, comme si elles le faisaient avec vous et en partageaient les bienfaits. Quand vous êtes assis et méditez, pensez à tout le monde assis et méditant. Quand vous chantez les louanges du Bouddha, pensez à tout le monde chantant. Quand vous récitez un mantra, pensez à tout le monde récitant. De cette façon vous développez le sentiment du partage avec d'autres de tout bienfait obtenu en raison de votre pratique spirituelle. Ce sentiment prépare le chemin pour prendre ce que l'on appelle le vœu du bodhisattva : le vœu d'atteindre l'Éveil non seulement pour soi, mais pour tous les êtres vivants sans exception ; le vœu que l'on va les emmener avec soi, pour que tous atteignent l'Éveil, que tous entrent en nirvana, que tous atteignent la bouddhéité suprême.
Voici donc la puja en sept parties : une très belle suite d'états d'esprit de dévotion, auxquels nous donnons expression par des actes et des paroles appropriés.
La plupart des émotions positives dont j'ai parlé sont ce que l'on appelle des émotions sociales. Ce sont des émotions qui se rapportent à d'autres personnes, et qui prennent naissance lors de nos diverses relations avec d'autres. Nous ne ressentons pas ces émotions tout seul. Elles apparaissent entre nous et d'autres personnes. Elles apparaissent dans le groupe. Les émotions positives, la amour, la compassion, la joie, etc., sont bien plus facilement cultivées au sein d'un groupe, où les gens ont, par moments au moins, un visage amical et heureux. Si nous restons chez nous et essayons de ressentir de l'amour, de la compassion et de la joie, cela n'est pas facile. Voilà pourquoi nous avons une communauté spirituelle, une sangha, un ordre : parce que cela rend la transformation de notre nature émotionnelle beaucoup plus facile. Et, à moins que nous ne transformions notre nature émotionnelle, il n'y a pas pour nous de vie spirituelle. C'est pourquoi il est si important que dans le groupe, dans la communauté, dans la sangha, nous cultivions sans cesse une bonne attitude. On peut dire qu'une communauté spirituelle n'est pas réellement une communauté spirituelle si ses membres ne développent pas vraiment en son sein, et ne trouvent pas plus facile à développer en son sein, les émotions positives d'amour, de compassion, de générosité, de paix, de foi et de dévotion. C'est pour la réussite du développement de telles émotions, et pour la transformation de notre nature émotionnelle, que nous avons une communauté spirituelle. Si la communauté spirituelle ne marche pas de cette façon, il vaut encore mieux ne pas du tout avoir de groupe ni de communauté.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.