Des Moyens d'existence parfaits nous passons au sixième aspect du Noble chemin octuple, connu en sanskrit sous le nom de samyak-vyayama (en pâli : samma-vayama). Puisque le mot vyayama est généralement traduit par « effort », nous parlerons ici d'Effort parfait. Nous avons vu que les deuxième, troisième et quatrième étapes du Chemin concernent la transformation de l'individu, tandis que la cinquième étape concerne la transformation de la société dans sa totalité. Avec la sixième étape, Effort parfait, nous nous occupons de nouveau de la transformation de l'individu, et plus particulièrement de la transformation de la volonté ou de la volition de l'individu ; mais l'Effort parfait opère cette transformation ou cette transmutation contre une toile de fond très vaste. La toile de fond des Moyens d'existence parfaits est la communauté tout entière, la société dans son ensemble, mais la toile de fond de l'Effort parfait n'est rien de moins que la totalité de l'étendue de l'existence sensible, la totalité de la vie, le processus complet de l'évolution organique. Dans ce contexte, et dans le cadre général du Noble chemin octuple, l'Effort parfait représente le fait que la vie spirituelle est, en un sens, la continuation, la culmination, voire la perfection, de tout le processus de l'évolution. Pour cette raison, l'Effort parfait est parfois décrit par les termes d'évolution consciente de l'Homme.
Comme nous l'avons vu, le mot français « effort » est une traduction du mot sanskrit vyayama, et dans les langues modernes du nord de l'Inde telles que le hindi, le gujerati et le marathi, ce mot est toujours utilisé et signifie toujours l'exercice physique, et plus particulièrement la gymnastique. Par exemple, quand ceux qui parlent ces langues veulent traduire le mot français - ou plutôt grec - « gymnase », ils le traduisent par vyayamasala, ou « salle d'exercice ». Nous commençons ainsi à avoir une idée de la connotation de ce mot. Cette étape de samyak-vyayama, ou d'Effort parfait, attire notre attention sur un point très important : la vie spirituelle est une vie active. La vie spirituelle ne se vit pas dans un fauteuil. Au contraire, c'est une vie active, et même dynamique. Mais cette activité, cette action, ne sont pas nécessairement physiques. Que la vie spirituelle soit une vie active ne signifie pas qu'il vous faut sans cesse courir à droite et à gauche, « faisant beaucoup de choses » de façon grossière, externe, physique ; mais cela signifie certainement qu'il vous faut être mentalement, spirituellement et même esthétiquement actif. En fait, cette étape du Chemin octuple se préoccupe de l'élément de ce que nous pourrions appeler l'athlétisme spirituel, qui est un trait marquant et caractéristique du bouddhisme.
En généralisant, on peut dire que le bouddhisme est destiné aux actifs. Il n'est pas fait pour les estropiés mentaux ou ceux qui sont spirituellement alités. Le bouddhisme est destiné aux gens qui sont prêts à faire un effort, qui sont prêts à essayer. Bien sûr vous pouvez échouer. Vous pouvez échouer dix fois, vingt fois, cent fois même - mais cela n'a pas beaucoup d'importance. La chose importante est que vous fassiez un effort, que vous essayiez. Le bouddhisme n'est pas fait pour ceux qui ne sont prêts qu'à s'asseoir confortablement dans leur fauteuil et à lire tout ce qui se rapporte aux efforts des autres. Vous connaissez ce genre de choses : vous prenez La vie de Milarépa et vous vous installez au coin du feu, avec peut-être une tasse de thé et une assiette de petits gâteaux, et vous buvez votre thé à petites gorgées et croquez vos petits gâteaux ; vous êtes bien au chaud et à l'aise, et vous lisez les austérités de Milarépa et pensez : « Comme c'est bien ! », et « Comme c'est merveilleux ! »
Le bouddhisme n'est pas comme cela. Il ne s'agit pas seulement de lire ce qui concerne les efforts des autres, mais d'être préparé à faire soi-même un minimum d'efforts. Pendant longtemps une fausse image du bouddhisme a prévalu dans les cercles bouddhistes, en Occident. L'impression était que le bouddhisme était tout d'abord destiné aux vieilles dames - et quand je dis vieilles dames je ne manque pas de respect envers nos dames âgées, qui ne sont pas nécessairement des vieilles dames dans le sens du terme que j'utilise ici. Je pense aux vieilles dames des deux sexes et de tout âge. Loin d'être destiné aux gens répondant à cette description, le bouddhisme est une Voie difficile et exigeante, et en tant que tel il est destiné aux personnes jeunes et vigoureuses - qu'elles soient mentalement et physiquement jeunes, ou qu'elles soient au moins mentalement et spirituellement jeunes, quels que soient leur âge et l'état de leur corps.
L'Effort parfait a deux aspects. Il y a un Effort parfait général, et un Effort parfait spécifique. Quoique la sixième partie ou étape du Noble chemin octuple concerne spécifiquement l'Effort parfait, un certain degré d'effort est nécessaire pour chacune des étapes du Chemin. Nous ne devons pas penser que puisqu'une étape particulière est appelée Effort parfait, on peut entreprendre les autres étapes sans aucun effort. Un élément d'effort ou d'ardeur est nécessaire pour toutes les parties du Chemin ; c'est ce que signifie Effort parfait général.
L'Effort parfait spécifique, représenté par la sixième étape du Chemin, consiste en un ensemble d'exercices qui doivent être pratiqués dans cette étape. Ces exercices sont connus sous le nom des Quatre efforts. Les Quatre efforts parfaits - ainsi qu'ils sont aussi appelés - consistent à prévenir, éradiquer, développer, et maintenir, et leurs objets communs sont les bonnes et mauvaises pensées ou, comme nous le disons dans le bouddhisme, les états mentaux favorables et défavorables. Prévenir est l'effort consistant à empêcher l'apparition, dans notre esprit, des pensées ou états mentaux défavorables qui ne sont pas encore apparus. De façon similaire, éradiquer signifie faire disparaître de notre esprit les états mentaux défavorables qui y sont déjà présents. Développer signifie développer dans notre esprit les états mentaux favorables qui n'y sont pas encore, tandis que maintenir signifie maintenir dans notre esprit les états mentaux favorables qui y existent déjà. L'Effort parfait est donc avant tout psychologique. Il consiste en un effort inlassable sur soi et sur son esprit par les moyens de prévenir, éradiquer, développer et maintenir.
Cette classification est donnée comme une incitation et un rappel, car il est très facile de se relâcher. Les gens commencent avec beaucoup d'enthousiasme : ils sont tout à fait pour le bouddhisme, pour la méditation, pour la vie spirituelle ; mais très souvent, cela passe rapidement. L'enthousiasme s'éteint, et après quelque temps c'est presque comme si rien ne s'était passé. C'est parce qu'en nous les forces de l'inertie, les forces qui nous retiennent et nous limitent, sont vraiment très fortes - même pour des choses simples comme se lever tôt le matin pour méditer. Vous pouvez avoir pris la résolution de vous lever une demi-heure plus tôt, et vous pouvez réussir une ou deux fois, peut-être trois ; mais le quatrième matin la tentation se sera presque sûrement installée, et une sérieuse lutte, un sérieux conflit mental prendra place pour décider si vous vous levez ou si vous restez quelques minutes de plus dans ce lit chaud et confortable. Bien sûr, vous êtes presque toujours le perdant, parce qu'en nous les forces de l'inertie sont si fortes. Il est si facile pour l'enthousiasme de diminuer, de s'affaiblir et de disparaître.
Avant de discuter en détail ces Quatre efforts il y a une observation très importante à faire. Nous ne pouvons même pas commencer à prévenir, éradiquer, développer ou maintenir sans que pour commencer nous nous connaissions, c'est-à-dire sans que nous sachions dans quelle direction va notre esprit, ou ce qu'il contient. Et nous connaître demande une grande honnêteté - au moins, une grande honnêteté avec nous-mêmes. Il ne faut pas s'attendre à ce que nous soyons complètement honnêtes avec les autres, mais en ce qui concerne les Quatre efforts au moins nous devrions être honnêtes avec nous-mêmes (ceux qui trouvent surprenant qu'on attende pas de nous une honnêteté complète avec les autres devraient se demander s'ils réalisent combien cela est difficile. Je me souviens d'avoir lu que la première chose dont on devient conscient lorsque l'on s'assied pour écrire son autobiographie est l'ensemble des choses que l'on ne va pas dire, et ceci est très vrai. Il nous est suffisamment difficile d'être honnêtes avec nous-mêmes, sans parler d'être honnête avec les autres !)
Si nous voulons pratiquer les Quatre efforts nous devons au moins essayer de nous voir comme nous sommes vraiment, afin que nous sachions ce qui doit être prévenu, ou éradiqué, ou développé, ou maintenu. La plupart d'entre-nous avons notre propre image rêvée de nous-mêmes. En fermant nos yeux nous nous voyons comme dans un miroir et pensons : « Comme c'est beau ! Comme c'est noble ! » C'est l'image hautement idéalisée que la plupart du temps nous avons de nous-mêmes. Non pas un être humain doué, peut-être, de toutes les vertus, ni tout à fait parfait, mais un être humain vraiment chaleureux, aimable, sympathique, intelligent, gentil, bien intentionné, honnête, industrieux - voilà ce que généralement nous voyons. Ce que nous devons essayer de développer, ce que nous devons exiger, ce pour quoi nous devons presque prier, c'est, dans les mots du poète, la grâce « de nous voir tel que les autres nous voient » ; et nous voir tel que les autres nous voient n'est pas facile. Nous devons faire un inventaire mental de nos propres états mentaux favorables et défavorables - nos propres « vices » et « vertus ». Quoiqu'il n'y ait pas ici d'absolus moraux, nous devons au moins comprendre notre propre esprit, ou nos propres qualités et états mentaux, très sérieusement et honnêtement, avant que nous ne puissions même penser à nous dédier à la pratique des Quatre efforts. Sans cela nous ne saurons pas comment procéder, et aucune amélioration véritable, aucun développement véritable ne sera possible.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.