Avec la quatrième étape du Noble chemin octuple nous passons de la Parole parfaite à l'Action parfaite, samyak-karmanta (en pâli : samma-kammanta). C'est la troisième étape du Chemin de transformation ; elle représente la descente de la Vision parfaite dans toutes nos activités, et leur transformation par celle-ci. Karmanta signifie action dans le sens littéral, et donc aucune longue explication de la signification du terme n'est nécessaire, tandis que samyak, ainsi que nous l'avons déjà vu avec insistance, signifie entier, intégral, complet, parfait. On ne devrait donc pas seulement parler d'action juste mais plutôt d'Action parfaite.
La question de ce qui constitue l'action parfaite est une question importante, car elle nous mène droit au cœur de l'éthique, et nous contraint à examiner les principes fondamentaux du sujet. Qu'est-ce qui rend certains actes bons ? Qu'est-ce qui en rend d'autres mauvais ? Existe-t-il quelque critère universellement valide à la lumière duquel nous pouvons dire que ceci est bien et que cela est mal, que ceci est parfait et cela imparfait ? S'il existe un tel critère, où peut-il être trouvé ? Quelle est sa nature ? Ce sont des questions pressantes et urgentes qui nous concernent tous. Que cela nous plaise ou non nous devons tous agir tous les jours, toutes les heures - toutes les minutes, presque. Comment agir de la meilleure façon, quel doit être le critère, le principe directeur ou le motif de notre action, sont des questions qui se posent donc inévitablement.
Les hommes d'Église, et d'autres, aiment à se plaindre de ce qu'ils appellent le déclin de la morale. Durant les quelques dernières décennies tout le monde est supposé être devenu progressivement plus immoral, et j'en conclus que nous sommes maintenant dans un bel état. Le déclin de la morale est généralement lié au déclin de la religion, particulièrement sous ses formes orthodoxes. On nous dit que, nous étant détournés de l'Église, nous avons plongé directement dans le puits, dans la fange de l'immoralité. Nous pouvons bien sûr affirmer que l'éthique traditionnelle s'est dans une grande mesure effondrée. Beaucoup de gens ne sont plus persuadés qu'il y a des normes fixes de bien et de mal. Au dix-septième siècle, un des platonistes de Cambridge, Ralph Cudworth, écrivit un livre qu'il appela Traité sur la moralité éternelle et immuable. Si quelqu'un, fût-ce l'Archevêque de Cantorbéry ou le Pape, écrivait de nos jours un livre portant ce titre, cela semblerait assez ridicule. Même les grands humanistes et libres-penseurs du dix-neuvième siècle continuèrent à se conformer à la morale chrétienne, en dépit de la diversité de leurs interrogations intellectuelles. A l'exception d'un ou deux écarts, lorsqu'il s'agissait de ce que les Victoriens appelaient leur « vie familiale », des gens comme Darwin, Huxley ou même Marx étaient des modèles de moralité. Mais cela a complètement changé maintenant. Une jeune femme me disait l'autre jour : « Si vous faites quelque chose et qu'en conséquence vous vous sentez bien, alors cette chose-là est bonne, au moins pour vous. » C'est une vue très largement répandue. Cela n'est peut-être pas dit aussi explicitement, ouvertement et franchement que cela ; mais c'est, en fait, ce que beaucoup de gens pensent.
Cette évolution n'est pas nécessairement une mauvaise chose. A long terme cela peut même être une bonne chose que la morale soit remise en question - temporairement, espérons-le - et que nous ayons à re-penser et à re-sentir, voire à ré-imaginer notre moralité. Il serait bon qu'à la longue, je l'espère, une nouvelle éthique puisse émerger des ruines de l'ancienne.
Rétrospectivement il semble que l'éthique occidentale est plutôt mal partie. Notre tradition éthique est très hétéroclite. Il y a des éléments dérivant des traditions classiques grecque et romaine, il y a des éléments judéo-chrétiens et, spécialement dans les pays de l'Europe du Nord, il y a des éléments de paganisme germanique. Mais quoique notre tradition éthique occidentale soit faite de nombreux fils enchevêtrés, c'est l'élément judéo-chrétien qui prédomine. C'est l'éthique « officielle » à laquelle, par le passé au moins, tout le monde disait se référer, quelle qu'ait pu être sa préférence ou sa pratique privée.
Dans cette éthique judéo-chrétienne, la moralité est traditionnellement essentiellement conçue en termes de loi. Une obligation morale ou une règle morale est une chose imposée à l'homme par Dieu. Ceci est bien illustré par la description biblique de l'origine des dix commandements. Moïse monte au Mont Sinaï et là, au milieu des éclairs et du tonnerre, il reçoit de Dieu les dix commandements. À sa descente du Mont Sinaï avec - d'après l'art chrétien - sous son bras, telles deux pierres tombales, les deux tablettes de pierre sur lesquelles les dix commandements sont inscrits, Moïse les donne à son tour aux Enfants d'Israël. Ceci illustre l'idée de l'éthique comme étant une chose imposée à l'homme, presque contre son gré, par une puissance ou une autorité qui lui est extérieure. Selon l'Ancien Testament, Dieu a créé l'homme, l'a formé à partir de la poussière et a insufflé la vie dans ses narines. L'homme est donc la créature de Dieu, presque l'esclave de Dieu, et son devoir est d'obéir. Désobéir est un péché.
Cette attitude est aussi illustrée par l'histoire de la Chute. Comme nous le savons tous, Adam et Ève ont été punis pour avoir désobéi à un ordre apparemment arbitraire. Dieu dit : « ... tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal » (Genèse, II, 17). Mais il ne donna pas de raison pour cette interdiction. Aujourd'hui nous savons que des histoires de ce genre sont mythiques mais, quoique peu de gens croient qu'elles sont littéralement vraies, les attitudes qu'elles représentent persistent toujours. Le mot commandement lui-même est significatif. Il est significatif qu'une loi ou une règle morale soit un commandement - quelque chose qu'une puissance ou une autorité extérieure vous commande de faire, vous oblige à faire, vous contraigne presque à faire.
Les deux exemples que j'ai présentés proviennent tous deux de l'Ancien Testament, et le christianisme va certainement au-delà de cette conception de l'éthique ; mais il ne va pas beaucoup plus loin que cela, qui plus est d'une manière assez imparfaite. Les sources de l'éthique spécifiquement chrétienne sont à rechercher dans l'enseignement de Jésus, tel qu'on le trouve dans les quatre Évangiles ; mais selon la tradition chrétienne Jésus est Dieu, et quand Dieu lui-même vous dit de faire quelque chose l'ordre vient évidemment avec une autorité d'un très grand poids. On fait ainsi quelque chose non pas tant parce que c'est bien de le faire mais parce que celui en qui reposent toute puissance et toute autorité sur terre et dans les cieux nous demande, nous commande même de le faire. Même dans le contexte de l'éthique chrétienne il y a donc, de façon générale, la même idée de l'éthique comme étant une chose obligatoire, imposée de l'extérieur, à laquelle on doit se conformer. C'est notre héritage traditionnel. C'est le mode de pensée par lequel, consciemment ou inconsciemment, nous sommes tous influencés lorsque nous pensons en termes d'éthique.
Aujourd'hui, pour la majorité des gens en Occident, être chrétien n'a plus vraiment de sens, mais les gens tendent néanmoins toujours à penser à la moralité, à l'éthique, de cette manière : comme à une obligation qui leur est imposée de l'extérieur, comme à une commande à laquelle ils doivent obéir. Nous pouvons peut-être résumer la position actuelle de l'éthique traditionnelle en disant qu'elle consiste à ne pas faire ce que nous voulons faire, et à faire ce que nous ne voulons pas faire parce que, pour des raisons que nous ne comprenons pas, quelqu'un en l'existence de qui nous ne croyons plus nous a dit de le faire. Il n'est donc pas étonnant que nous soyons désorientés. Il n'est pas étonnant que nous n'ayons plus de repères éthiques et que nous devions essayer - comme le font les Anglais - de nous en tirer tant bien que mal, d'une façon ou d'une autre. Mais bien que nous essayions de trouver un certain sens à notre vie, de découvrir un certain ordre des choses, en ce qui concerne l'éthique c'est une image de chaos qui domine.
Je ne veux pas ici exagérer, ou rendre le contraste trop abrupt ou spectaculaire, comme entre noir et blanc, mais dans la tradition bouddhique l'attitude relative à l'éthique est entièrement différente de celle que je viens de décrire. En fait ceci est vrai de toute la tradition orientale, et particulièrement extrême-orientale. Selon l'enseignement du Bouddha, tel qu'il est préservé dans les traditions de tous les groupes ou de toutes les écoles, les actions sont bonnes ou mauvaises, parfaites ou imparfaites, en fonction de l'état d'esprit dans lequel elles sont faites. En d'autres termes le critère de l'éthique n'est pas théologique mais psychologique. Il est vrai qu'en Occident nous ne sommes pas sans ignorer cette idée, même dans le contexte du christianisme ; mais en ce qui concerne l'éthique bouddhique - et en fait en ce qui concerne l'éthique extrême-orientale, fût-elle bouddhique, taoïste ou confucianiste - ce critère est le seul. C'est un critère qui est universellement appliqué et rigoureusement mené à bonne fin.
Selon la tradition bouddhique il y a deux sortes d'actions, habiles et favorables (en sanskrit : kauhsalya, en pâli : kusala) et malhabiles ou défavorables (en sanskrit : akaushalya, en pâli : akusala). Ceci est significatif, car les termes habile et malhabile suggèrent, contrairement aux termes bien et mal, que la moralité est essentiellement une question d'intelligence. Vous ne pouvez pas agir habilement si vous ne pouvez pas comprendre les choses, si vous ne pouvez voir ce qu'il est possible de faire et d'explorer. La moralité est donc, selon le bouddhisme, autant une question d'intelligence et de vue pénétrante qu'une question de bonnes intentions et de bons sentiments. Après tout, on nous dit que le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions ; mais on ne pourrait guère dire que le chemin de l'enfer est pavé d'habileté.
Les actions malhabiles se définissent comme étant celles qui prennent leurs racines dans l'avidité ou le désir égoïste, dans la haine ou l'aversion, et dans la confusion mentale, la perplexité, l'obscurcissement spirituel ou l'ignorance. Les actions habiles sont celles qui sont exemptes d'avidité, exemptes de haine, exemptes de confusion mentale. Pour parler positivement elles sont, au lieu de cela, motivées par la générosité ou par un élan pour partager ou pour donner, par l'amour et la compassion, et par la compréhension. Cette distinction très simple place tout de suite la question de la moralité sous une lumière très différente. La vie morale devient une question d'agir à partir de ce qu'il y a de meilleur en nous : agir à partir de notre compréhension et de notre vision intérieure les plus profondes, à partir de notre amour et de notre compassion les plus étendus, les plus vastes.
Nous pouvons maintenant commencer à voir ce que signifie Action parfaite. Ce n'est pas seulement une action qui est en accord avec quelque norme ou critère extérieur, mais c'est une action qui exprime la Vision parfaite et l'Émotion parfaite. L'Action parfaite représente la descente de la Vision parfaite et de l'Émotion parfaite au niveau de l'action, tout comme la Parole parfaite représente leur descente au niveau de la communication. En d'autres termes, ayant déjà atteint la Vision parfaite et développé l'Émotion parfaite, lorsque l'on en vient à agir on exprime spontanément cette vision et cette expérience émotionnelle en termes d'action.
Arrivés à ce point les étudiants sérieux en bouddhisme peuvent bien se demander comment les cinq ou les dix shilas (en pâli : silas) ou préceptes entrent dans ce cadre. Ne s'agit-il pas de listes de règles morales qui ont été décrétées par le Bouddha lui-même, et auxquelles nous devons nous conformer ? En réponse l'on peut dire que quoique les shilas ou ensembles de préceptes aient certainement été enseignés, certainement été recommandés par le Bouddha, ils n'ont pas été décrétés de façon autoritaire, comme les dix commandements l'ont été par Dieu. Ce que dit le Bouddha, en fait, c'est que quelqu'un qui est Éveillé, ou qui a atteint la Bouddhéité, réalisant par là la plénitude de la sagesse et l'ampleur de la compassion, va inévitablement se comporter d'une certaine façon, parce qu'il est dans la nature d'un être Éveillé de se comporter de cette façon. De plus, dans la mesure où vous êtes Éveillé, dans cette mesure aussi vous comporterez-vous de cette façon. Si vous n'êtes pas Éveillé, ou dans la mesure où vous n'êtes pas Éveillé, alors l'observance des shilas ou préceptes va vous aider à faire l'expérience, par vous-même, de l'état d'esprit dont ils sont normalement l'expression.
Un exemple peut éclaircir ce point. Nous disons qu'une personne Éveillée, qui est un bouddha, est libérée, par exemple, d'avidité ou de désir égoïste. Nous sommes nous-mêmes pleins d'avidité. Nous désirons, par exemple, diverses espèces de nourriture ; nous aimons tout particulièrement ceci ou cela. Supposons que pour faire un essai nous arrêtions de manger une de nos nourritures favorites, quelle qu'elle soit. Nous l'abandonnons. Nous décidons de ne plus la prendre du tout. Avec beaucoup de regrets, beaucoup de tristesse, nous fermons la porte du garde-manger. Nous résistons à la tentation, quelle qu'elle soit - disons, du gâteau aux pruneaux (j'ai connu un moine bouddhiste qui était un amateur invétéré de gâteau aux pruneaux. Certains disaient que l'on pouvait obtenir n'importe quoi de lui si on lui offrait assez de gâteau aux pruneaux !) Alors nous pouvons souffrir pendant quelques temps, et pouvons même avoir des moments pas faciles du tout. En fait, cela peut même être assez dur. Mais si nous nous y tenons, si nous bannissons ces visions de gâteau aux pruneaux, le désir diminue graduellement et, en fin de compte, nous atteindrons un état heureux dans lequel il n'y a plus du tout de désir, et dans lequel nous ne pensons même plus à cette chose particulière. S'abstenir de gâteau aux pruneaux n'est plus pour nous une question de discipline, mais est devenu une véritable expression de l'état de non-avidité que nous avons atteint.
Les shilas ou préceptes ne sont pas simplement des listes de règles, quoique lorsque l'on tombe dessus dans des livres sur le bouddhisme ils puissent en fait être interprétés ainsi. Trop souvent, le Bouddha est représenté disant aux gens toutes les choses qu'ils ne devraient pas faire, et cela crée l'impression que le bouddhisme est une chose très ennuyeuse et négative. Mais, en réalité, les shilas ne sont que des modèles de comportement éthique. Ils sont l'expression naturelle de certains états mentaux habiles. Puisqu'ils sont l'expression naturelle de certains états mentaux habiles, nous pouvons découvrir dans quelle mesure nous avons développé ces états en examinant notre comportement face aux shilas. Regardons rapidement, donc, ce que sont ces shilas ou modèles de comportement éthique. En tant que listes de règles elles seront familières à de nombreuses personnes, et nous ne devons donc pas passer trop de temps à les examiner. En tout cas nous ne voulons pas identifier de façon trop proche l'Action parfaite avec ses expressions spécifiques, aussi valables et nobles soient-elles.
Cependant, laissez-moi tout d'abord faire une observation. Les modèles externes de comportement éthique de personnes différentes peuvent être identiques, mais les états mentaux derrière leur comportement peuvent être bien différents. Ceci peut sembler un peu compliqué mais c'est en réalité très simple. Supposons, par exemple, que trois personnes différentes s'abstiennent de voler. La première personne voudrait voler, peut-être même beaucoup, mais s'en abstient par peur de la police (ceci est la moralité de nombreuses personnes). La seconde personne a une légère inclination à la malhonnêteté. En faisant sa déclaration d'impôts elle peut être très tentée de tricher, mais puisqu'elle essaie de mener une vie spirituelle elle résiste à la tentation. L'inclination est là, mais elle est maîtrisée. La troisième personne, cependant, a complètement supprimé l'avidité. Dans son cas il n'y a pas de tendance, pas d'inclination à la malhonnêteté. La première personne, qui s'abstient de voler par peur de la police, n'est morale que dans un sens légal. La seconde, qui sent une inclination à voler mais la surmonte, est morale dans le sens où elle pratique l'action juste dans un sens restreint, « disciplinaire ». Seule la troisième, qui s'abstient car cela lui est naturel, pratique réellement l'Action parfaite.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.