Le plus connu des modèles de comportement éthique est celui des cinq shilas, habituellement appelés cinq préceptes. Les cinq préceptes sont généralement transmis sous une forme négative. Ils nous disent ce qu'il ne faut pas faire. Pour chaque précepte, cependant, il existe une contrepartie positive. Il est très significatif que dans l'enseignement bouddhique moderne la contrepartie positive soit beaucoup moins connue que la formulation négative. De nombreuses personnes ont entendu parler des cinq shilas sans avoir entendu parler des cinq dharmas, ainsi que l'on appelle les cinq contreparties positives. Dans ce contexte, les cinq dharmas peuvent être traduits par les cinq principes éthiques. Nous allons brièvement considérer tant les cinq préceptes que les cinq dharmas, un par un, en examinant tout d'abord la formulation négative, puis la formulation positive. Ceci nous donnera une image équilibrée de cet aspect particulier de l'éthique bouddhique.
Le premier des cinq préceptes est l'abstention de faire du mal aux êtres vivants. Ceci est la traduction littérale. Quoique parfois traduit par « ne pas tuer », c'est vraiment s'abstenir non seulement de tuer mais de faire du mal de n'importe quelle manière. Cela évoque l'abstention de toute forme de violence, de toute forme d'oppression, de toute forme d'offense. La violence est mauvaise car de façon ultime elle est basée, directement ou indirectement, sur un état mental malsain - sur l'état de haine ou d'aversion - et si nous nous laissons aller à la violence, cet état mental malsain, dont la violence est l'expression naturelle, deviendra plus fort et plus puissant qu'il ne l'est déjà.
La contrepartie positive de l'abstention de la violence est la pratique de la maitri (en pâli : metta), l'amour ou l'amitié. Ici la maitri n'est pas seulement une émotion ou un sentiment, mais s'exprime par des actions et est mise en pratique. Il ne suffit pas seulement de ressentir de la bienveillance envers les autres. Ce sentiment doit être exprimé par l'action. Sinon, si nous ne faisons que nous en délecter dans notre esprit, pensant à combien nous aimons tout le monde et à combien nous sommes bon, cela devient une sorte d'auto-satisfaction émotionnelle - pour ne pas dire pire. À cet égard, nous devons donc faire attention à nous-même. Nous considérons souvent que nous aimons les autres. Nous considérons au moins que nous aimons quelques autres. Mais si nous nous examinons, nous trouvons que nous n'exprimons jamais vraiment notre amour : nous tenons pour acquis que notre amour est compris.
Un exemple familier est celui d'un couple marié depuis vingt ou trente ans, et dans lequel le mari ne prend jamais la peine d'apporter à sa femme ne serait-ce qu'un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats. Si quelqu'un lui demandait : « N'aimes-tu pas ta femme ? Tu ne lui apportes jamais ne serait-ce qu'un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats », ce mari répondrait : « Mais pourquoi donc ? Bien sûr, je l'aime, mais elle devrait le savoir après toutes ces années ! » C'est de la très mauvaise psychologie. Les gens ne devraient pas avoir à considérer comme allant de soi, ou simplement à imaginer, que nous avons des sentiments envers eux. Cela devrait être bien évident, d'après nos paroles et nos actions. En fait nous devrions prendre des dispositions pour garder vivant l'esprit d'amour et d'amitié. C'est pourquoi dans la vie sociale, et dans la vie sociale bouddhique en particulier, l'accent est mis sur des choses telles que l'échange de cadeaux ou les invitations. Il ne suffit pas de rester dans notre chambre, ou même dans notre cellule, irradiant de pensées d'amour. Aussi bon et merveilleux cela soit-il, cela doit déboucher sur une forme d'expression. Ce n'est qu'alors que de telles pensées seront retournées d'une façon tangible par d'autres personnes.
Le second des cinq préceptes est l'abstention de prendre ce qui n'est pas donné. Ici aussi, c'est une traduction littérale. Ce n'est pas seulement l'abstention du vol. Cela serait trop facile à esquiver ou à contourner. Le second précepte implique l'abstention de toute forme de malhonnêteté, de toute forme de détournement ou d'exploitation, car toutes ces choses sont des expressions d'avidité, ou de désir égoïste. La contrepartie positive de l'abstention de prendre ce qui n'est pas donné est le dana, la générosité. Ici encore ce n'est pas seulement le sentiment généreux, la volonté de donner qui sont signifiés, mais l'acte généreux lui-même. Je n'ai pas besoin d'entrer dans les détails. Le dana est une chose que tous ceux qui sont entrés en contact avec le bouddhisme vivant pour quelque durée que ce soit ont très rapidement comprise.
Le troisième précepte est l'abstention de méconduite sexuelle. Dans les soûtras, le Bouddha dit clairement que dans le contexte des cinq préceptes la méconduite sexuelle comprend le viol, l'enlèvement et l'adultère. Tous trois sont malsains car ce sont en même temps des expressions d'avidité et de violence. Dans le cas du viol et de l'enlèvement, qui dans la société comparativement inorganisée du temps du Bouddha semblent avoir été assez communs, la violence est commise contre la femme elle-même, ainsi que, s'il s'agit d'une mineure, contre ses parents ou tuteurs. Dans le cas de l'adultère, la violence est commise contre le partenaire sexuel habituel de la personne, dans la mesure où sa vie domestique est délibérément dérangée. Il faut noter ici que dans le bouddhisme le mariage est purement un contrat civil ; ce n'est pas un sacrement. De plus, le divorce est permis, et d'un point de vue religieux la monogamie n'est pas obligatoire. Dans certaines parties du monde bouddhiste il y a des communautés pratiquant la polygamie, et ceci n'est pas considéré comme de la méconduite sexuelle.
La contrepartie positive de l'abstention de méconduite sexuelle est samtuhsti (en pâli : santutthi), le contentement. Dans le cas des personnes qui ne sont pas mariées, le contentement signifie contentement avec l'état de célibat. Dans le cas des personnes mariées cela signifie le contentement avec son ou ses partenaires sexuels reconnus et socialement acceptés. Ici, le contentement n'est pas qu'une acceptation passive du statu quo. En termes psychologiques modernes, cela veut dire un état positif d'abstention de l'utilisation du sexe pour la satisfaction des besoins névrotiques en général, et, en particulier, de son utilisation pour la satisfaction du besoin névrotique de changement.
Le quatrième précepte est l'abstention de parole fausse. La parole fausse est celle qui prend ses racines dans l'avidité, la haine ou la peur. Si vous dites un mensonge, c'est soit parce que vous voulez quelque chose, soit parce que vous voulez faire du mal à quelqu'un, soit parce que pour une raison ou pour une autre vous avez peur de dire la vérité. La fausseté prend donc ses racines dans des états mentaux défavorables. Cela ne demande pas de démonstration. La contrepartie positive de l'abstention de parole fausse est la satya (en pâli : sacca) ou véracité, qui a déjà été discutée dans le cadre de la Parole parfaite.
Le dernier des cinq préceptes est l'abstention de boissons et de drogues dont la consommation résulte en une perte de la prise de conscience. Il y a un certain désaccord quant à l'interprétation de ce précepte. Dans certains pays bouddhistes il est interprété comme nécessitant l'abstention totale de la prise de boissons alcoolisées. Dans d'autres pays bouddhistes il est interprété comme nécessitant la modération dans la prise de quoi que ce soit qui, pris à l'excès, résulterait probablement en une intoxication. On a donc toute liberté de faire le choix entre ces deux interprétations. La contrepartie positive de ce précepte est la smrti (en pâli : sati) : l'attention, ou la prise de conscience. Ceci est le vrai critère. Si vous pouvez boire sans affaiblir votre prise de conscience (pourrait-on dire), alors buvez ; mais si vous ne le pouvez pas, alors ne buvez pas. On doit cependant être très honnête avec soi-même, et ne pas prétendre que l'on est conscient quand on est simplement un peu éméché. Ainsi, même si le cinquième précepte est interprété comme nécessitant simplement la modération, à la lumière de sa contrepartie positive, dans la vaste majorité des cas, l'abstinence totale sera toujours nécessaire.
Voilà donc les cinq préceptes et les cinq principes, qui sont des schémas de moralité ou d'éthique bouddhique très connus et très communément acceptés. Deux autres modèles peuvent aussi être mentionnés.
Le bhikshu samvara-shila (en pâli : bhikkhu samvara-shila) est fait des cent cinquante préceptes observés par les moines pleinement ordonnés, et représente le modèle de comportement naturel de celui qui se dédie entièrement à l'atteinte du Nirvana. En d'autres termes, si nous ne pensons à rien d'autre qu'au Nirvana et à l'atteinte du Nirvana, consacrant tout notre temps et toute notre énergie à suivre le chemin spirituel, notre modèle de comportement se rapprochera, assez naturellement, du modèle formulé dans cette liste de cent cinquante préceptes. Malheureusement, ces cent cinquante préceptes sont beaucoup trop souvent considérés comme une liste de règles, et de ce fait leur véritable esprit est perdu.
Le bodhisattva samvara-shila comprend les soixante-quatre préceptes observés par le bodhisattva. Ils représentent le modèle de comportement naturel de celui qui se consacre à l'atteinte de l'Éveil pour le bénéfice de tous. En d'autres termes, si vous vous consacrez à l'atteinte de l'Éveil, ou de la bouddhéité, non seulement pour vous-même - non pas pour que vous puissiez être « là-haut », loin de tout, regardant avec pitié ceux qui sont toujours immergés dans le samsara - mais pour que, ayant vous-même atteint l'Éveil, vous puissiez revenir et aider ; et si ceci est votre seule pensée, votre seule aspiration, à laquelle vous subordonnez tout le reste, alors votre façon d'agir et de parler - votre type naturel de comportement - coïncidera avec le modèle représenté dans la liste des soixante-quatre préceptes du bodhisattva. Mais une fois encore il ne s'agit pas d'avoir une liste de règles et de cocher une à une celles que l'on suit. Il s'agit de l'esprit, du cœur vivant du bodhisattva s'exprimant naturellement d'une manière qui se rapproche des préceptes du bodhisattva - ou plutôt s'exprimant d'une manière dont les préceptes eux-mêmes ne sont rien qu'une approximation.
Quoique la nature de l'Action parfaite doive maintenant être claire, il y a un dernier point à considérer. L'Action parfaite est aussi l'action totale ou, mieux, l'acte total : un acte dans lequel l'homme entier est impliqué. La plupart des gens sont trop divisés, trop fragmentés, pour agir avec la totalité d'eux-mêmes. Presque tout le temps nous agissons avec seulement une partie de nous-mêmes. Quand vous allez au bureau ou à l'usine, vous engagez-vous de tout cœur dans votre travail ? Je ne pense pas. Vous y mettez peut-être une bonne part de votre énergie, mais une bonne part reste à la maison, ou est occupée ailleurs. Vous ne faites pas votre travail avec la totalité de vous-mêmes ; vous n'y donnez pas toute votre attention, tout votre intérêt, tout votre enthousiasme. Si vous avez un passe-temps, vous mettez très rarement la totalité de vous-même dans ce passe-temps, et vous ne mettez pas très souvent la totalité de vous-même dans votre vie privée. Il y a quelque chose qui reste de côté, ou qui est exclu, et nous agissons tout le temps avec une partie de nous-mêmes seulement. Même quand nous agissons avec ce qu'il y a de meilleur en nous, de nos plus nobles élans de gentillesse et de générosité, cet acte n'est pas un acte total, en ce sens qu'il reste en nous des élans de méchanceté et de mesquinerie à partir desquels, à ce moment-là, nous n'agissons pas. Ainsi, même notre action juste - même notre action dite parfaite - reste imparfaite dans le sens où elle n'est pas totale.
L'Action parfaite dans le sens le plus complet est la prérogative d'un bouddha : seul un esprit Éveillé peut réellement agir avec la totalité de lui-même, mettant toute sa sagesse et toute sa compassion dans un acte particulier, sans que rien ne reste de côté ou ne soit exclu. Cet aspect de la bouddhéité est représenté par le Bouddha « archétype » vert, Amoghasiddhi, le « Tout Accomplissant ». Amoghasiddhi représente l'acte total, au plus haut niveau concevable.
En de rares occasions nous pouvons nous-même avoir un avant-goût de l'Action parfaite, dans le sens de l'action totale, à notre propre niveau d'existence. Il peut arriver que nous soyons complètement immergé dans quelque chose. À ce moment-là, toutes les parcelles de notre énergie, de notre effort, de notre conscience, de notre intérêt, de notre enthousiasme, de notre amour sont engagées. Nous sommes complètement engagé, tant d'une manière émotionnelle que d'une manière intellectuelle. En de telles occasions nous savons que nous sommes capable de mettre la totalité de nous-même dans un acte, sans que rien ne soit laissé de côté. Nous savons que nous sommes capable, pour un instant au moins, de nous exprimer entièrement et totalement. Nous ne pouvons obtenir la satisfaction et le soulagement - la paix, même - que nous ressentons alors, d'aucune autre source et d'aucune autre façon. C'est dans cet état que nous devrions sans cesse chercher à être, au niveau le plus élevé : le niveau de la bouddhéité ou de l'Éveil. Alors, nous saurons vraiment ce qu'est l'Action parfaite, ce qu'est l'acte total. Alors, nous comprendrons vraiment, à la source, les principes de l'éthique.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.