Le côté négatif de l'émotion parfaite consiste en ce qu'en sanskrit l'on appelle naishkramya (en pâli : nekkhamma), avyapada (en pâli et en sanskrit) et avihimsa (en pâli et en sanskrit) : le « non-désir », la « non-haine », et la « non-cruauté ».
Naishkramya signifie non-désir, renoncement, abandon, don. C'est un élément extrêmement important de l'émotion parfaite. Comme nous l'avons vu, l'émotion parfaite suit la vision parfaite, la vision de la véritable nature des choses, de la nature de l'existence. Un aspect de la vision parfaite est une vue pénétrante de la nature insatisfaisante de l'existence conditionnée, ou de la vie telle que nous la vivons habituellement. Par sa propre nature, cette sorte de vue pénétrante devrait aboutir à quelque résultat pratique. Le naishkramya, ou non-désir, est ce résultat pratique. Il représente une diminution de notre avidité, qui résulte de notre vision de la véritable nature des choses conditionnées. Nous voyons combien elles sont inadéquates, et ainsi nous y devenons moins attachés et en sommes moins avides. Notre forte prise sur les choses du monde, habituellement si convulsive, commence à se relâcher.
Le désir étant l'état mental malsain de base, nous devrions nous examiner sous cet aspect, et nous poser avec beaucoup de pertinence la question suivante : « Depuis que j'ai commencé à prendre le bouddhisme au sérieux, à quoi ai-je renoncé ? » Si nous avons développé un certain degré de vue pénétrante, si nous sommes convaincu non seulement intellectuellement mais aussi spirituellement que les choses de ce monde ne sont pas complètement satisfaisantes, alors notre attachement à elles devrait avoir diminué. Le bouddhisme devrait faire une différence dans notre vie. Nous ne devrions pas continuer avec les mêmes vieilles habitudes. Si notre vie n'a pas changé cela signifie qu'il n'y a même pas eu un éclair de Vision parfaite, et que notre intérêt, jusqu'à présent, aussi sincère soit-il, n'est pas plus qu'un intérêt intellectuel, théorique, voire spéculatif.
Il n'y a pas de schéma de renoncement uniforme. Personne n'a le droit de dire que, puisque quelqu'un n'a pas renoncé à telle ou telle chose, il n'a donc pas de Vision parfaite et n'est pas un bouddhiste pratiquant. Des personnes différentes renoncent en premier lieu à des choses différentes, mais le résultat final doit être le même : rendre la vie plus simple et moins encombrée. La plupart d'entre nous avons tant de choses dont nous n'avons pas vraiment besoin. Si vous preniez un morceau de papier et faisiez une liste de toutes les choses non nécessaires que vous possédez, ce serait probablement une très longue liste. Mais vous réfléchiriez probablement longtemps avant de donner la première d'entre elles.
Parfois, les gens pensent en terme de sacrifice : avec un déchirement douloureux, on abandonne quelque chose. Mais cela ne devrait pas être ainsi. Dans le bouddhisme, il n'y a vraiment pas de place pour un tel renoncement. D'un point de vue bouddhique ce qui est demandé n'est pas tant de renoncer que de progresser. Renoncer à ses jouets d'enfant n'est pas un sacrifice pour un adolescent D'une façon similaire, renoncer aux jouets avec lesquels les gens s'amusent habituellement ne devrait pas être un sacrifice pour une personne spirituellement mûre, ou pour une personne approchant la maturité spirituelle. Je ne suggère pas que l'on fasse cela d'une manière spectaculaire ou violente, comme l'homme dont j'ai entendu parler à la radio l'autre jour, qui est monté à la Tour Eiffel et de là-haut a jeté son poste de télévision (il protestait contre la qualité des programmes de la télévision française, mais son action montrait au moins un certain degré de détachement de son poste de télévision !) Je veux insister sur le fait que si nous avons réellement un certain degré de vision de la véritable nature de l'existence, et si nous voyons dans une certaine mesure l'inadéquation des choses matérielles du monde, alors notre attachement à celles-ci se relâchera, et nous serons prêts et heureux de nous détacher d'au moins certaines d'entre elles - de n'avoir, peut-être, qu'une seule voiture !
Avyapada est la forme négative de vyapada, qui signifie littéralement « faire du mal », donc « haine ». Comme nous le savons, la haine est fortement liée au désir. Très souvent, nous trouvons que la haine, que l'antagonisme, sous ses maintes formes, est au fond un désir frustré. Nous voyons cela très clairement chez les enfants. Si vous ne donnez pas à un enfant une chose qu'il veut vraiment, il pique une crise de colère et de rage. Les adultes ne font habituellement pas cela. Leurs réactions ne sont en général pas si simples et si peu compliquées, car leurs désirs sont dans tous les cas beaucoup plus complexes. Ils ne désirent pas seulement des choses matérielles, mais plutôt du succès, de la reconnaissance, des éloges et de l'affection. Quand ces choses leur sont déniées, en particulier si elles le sont pendant longtemps, un sentiment de frustration s'installe. Chez beaucoup de gens, cela aboutit à une profonde amertume, à la complaisance dans la critique constante des autres, au fait de trouver à redire, au harcèlement, et à toutes sortes d'autres activités négatives. Mais avec la diminution du désir et avec le relâchement de notre attachement à quelques choses matérielles au moins, la haine diminue aussi, puisque la possibilité de frustration est progressivement réduite. Une autre question que nous devrions nous poser est donc : « Depuis que j'ai commencé à prendre un réel intérêt au bouddhisme, ai-je commencé à avoir un petit peu meilleur caractère ? » Si même dans un cercle de bouddhistes il y a des petites prises de bec et des incompréhensions cela signifie qu'au moins quelques personnes ne mettent pas leur bouddhisme en pratique, qu'elles n'ont pas de Vision parfaite, et pas d'Émotion parfaite.
La himsa est la violence ou l'acte de nuire, et la vihimsa, dont la forme négative est avihimsa, est l'infliction délibérée de souffrance et de douleur. Vihimsa est un mot très fort en pâli et en sanskrit, et la meilleure traduction en est « cruauté ». Son lien avec la haine est évident, mais c'est une chose bien pire que la simple haine car elle connote généralement l'infliction gratuite de douleur, ou un plaisir positif dans l'infliction de la douleur. Dans le bouddhisme Mahayana, la cruauté sous cette forme est considérée comme le plus grand de tous les péchés. Souvent, bien sûr, et en particulier dans le cas des enfants, la cruauté est due à un simple manque de prévenance. Les enfants peuvent ne pas réaliser que d'autres formes de vie souffrent. Il est donc important pour ceux qui ont affaire avec les enfants, que ce soit en tant que parents ou en tant qu'éducateurs, d'essayer d'instiller chez les enfants un sens du fait que les êtres vivants sont des êtres vivants comme eux-mêmes, et qu'ils souffrent si on leur enfonce le doigt dans l'œil ou si on les pique à un endroit sensible avec une aiguille. Les enfants peuvent ne pas réaliser cela, et lorsqu'ils voient un animal qu'ils viennent de frapper se tortiller ou hurler cela peut les amuser, sans qu'ils comprennent qu'ils lui aient fait mal.
Un incident de la vie du Bouddha illustre ce point. Un jour, alors que le Bouddha mendiait, il vit un groupe de garçons qui tourmentaient un corbeau qui s'était cassé l'aile, comme les garçons sont enclins à le faire, et qui s'amusaient bien. Il s'arrêta et leur demanda : « Si l'on vous frappe, est-ce que cela vous fait mal ? » Et ils répondirent : « Oui. » Le Bouddha dit alors : « Eh bien, quand vous frappez le corbeau, lui aussi a mal. Si vous-mêmes savez combien il est déplaisant d'avoir mal, pourquoi faites-vous mal à un autre être vivant ? » Une leçon simple, qu'un enfant peut comprendre et suivre, mais une leçon qui doit être apprise à un jeune âge, car si ce genre de comportement n'est pas corrigé très tôt les choses peuvent empirer et culminer dans d'assez horribles atrocités.
Les gravures de Hogart sur les quatre étapes de la cruauté représentent cette effrayante réalité de manière frappante. La première représente le jeune Tom Nero et ses amis tourmentant un chien ; dans la seconde, Tom, devenu adulte, fouette un cheval à mort ; dans la troisième il est pris en flagrant délit de meurtre, tandis que dans la quatrième son corps est disséqué par un groupe de chirurgiens, après qu'il a été pendu. Nous ne devrions pas traiter à la légère le lien entre ces étapes. Si nous voyons un enfant tourmentant un animal nous ne devrions pas penser que cela n'a pas d'importance, que cela lui passera en grandissant. Nous devrions prendre le soin de lui expliquer ce qu'il est en train de faire, car c'est de cette façon que sont semées les graines de la violence et de la cruauté. Il y a donc une autre question à nous poser : « Depuis que je me suis engagé dans le bouddhisme, suis-je devenu moins cruel ? » Et la cruauté, il faut le rappeler, n'est pas que physique. Elle peut aussi être verbale. Nombreux sont ceux qui se complaisent dans un discours dur, méchant, blessant, sarcastique, et cela aussi est une forme de cruauté. C'est une forme de cruauté dans laquelle un bouddhiste, ou quelqu'un chez qui sont apparues la Vision parfaite et l'Émotion parfaite, devrait trouver impossible de se complaire.
De la même façon, il devrait être impossible à un bouddhiste de s'adonner à la chasse ou à la pêche. Vous pouvez me dire que vous connaissez très bien l'Abhidharma, mais si par ailleurs vous vous adonnez à la pêche ou à la chasse tous les dimanches matin, je ne prendrai pas votre connaissance de l'Abhidharma très au sérieux. Ceci est un cas extrême. De nos jours, la plupart des gens ne pratiquent pas ce genre d'activité, quoique certains le fassent malheureusement toujours, et tentent même de défendre leur pratique. Mais d'un point de vue bouddhique - du point de vue de la Vision parfaite et de l'Émotion parfaite -, la chasse et la pêche sont tout à fait inadmissibles, du fait de la cruauté véritable et gratuite qui est mise en jeu.
La question de la cruauté nous amène à celle du végétarisme. De nombreuses personnes sentent qu'il leur est impossible de manger de la viande ou du poisson car cela les rendrait complices d'actes qui sont souvent d'une cruauté délibérée et gratuite. Quoiqu'il n'y ait pas de règle catégorique selon laquelle si vous voulez être bouddhiste vous devez être végétarien, un bouddhiste sincère - qui essaie de suivre le Noble chemin octuple, chez qui la Vision parfaite est apparue et que l'Émotion parfaite commence à remuer - fera sans aucun doute un pas dans cette direction. La raison pour cela est que lorsque l'on progresse le long du chemin spirituel les sentiments deviennent de plus en plus sensibles, de sorte que quelque chose comme manger de la viande disparaît finalement de son propre gré.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.