Tout d'abord la Parole parfaite, ou la communication idéale, est véridique. Nous pensons tous que nous savons exactement ce qui est entendu quand il est dit que toute parole doit être véridique. Comme à George Washington, on nous a dit depuis l'âge de deux ans qu'il ne faut pas mentir. Mais savons-nous vraiment ce que veut dire dire la vérité ? En avons-nous considéré toutes les implications ? Dire la vérité ne signifie pas seulement s'attacher à la précision factuelle, à dire que ce vêtement est jaune et que ceci est un microphone. Ceci n'épuise pas le concept de véracité. La précision factuelle est bien entendu importante. C'est un des éléments de la véracité, et nous ne pouvons pas l'ignorer. Mais ce n'en est pas la totalité.
Ceux d'entre-vous qui connaissent leur Boswell se souviendront de la célèbre remarque du Dr Johnson concernant la véracité factuelle. Il remarque que si vos enfants disent que quelque chose s'est passé à une fenêtre, alors qu'en fait cela s'est passé à une autre, ils doivent être corrigés sur-le-champ, car une fois commencée on ne sait pas où s'arrête la déviation de la vérité. La véracité factuelle est donc importante. C'est la base, ou la fondation, de la Parole parfaite. Reconnaissant cela, nous devrions nous habituer à ce que Johnson appelle la « précision de la narration », qui est pour nous une sorte de terrain d'entraînement pour les aspects de véracité plus élevés, plus raffinés. Même à ce niveau nous sommes d'habitude négligents et pas très sûrs. Peu de gens pratiquent réellement la précision de la narration. Nous aimons généralement rendre les choses un peu différentes. Nous aimons délayer, nous aimons exagérer, ou minimiser, ou broder. Ce n'est peut-être qu'une tendance poétique qui nous pousse à cela, mais nous le faisons même dans le meilleur des cercles, même au meilleur des moments.
A ce sujet, je me souviens d'être allé une fois à une petite célébration de Vésak dans un certain centre bouddhiste en Inde. Il devait y avoir soixante-dix ou quatre-vingts personnes présentes, mais le compte rendu que j'en vis plus tard dans un magazine bouddhiste parlait d'un « rassemblement monstre » de plusieurs milliers de personnes. Le journaliste pouvait avoir pensé qu'il propageait ainsi le Dharma et qu'il stimulait la foi et l'enthousiasme, mais en fait il portait atteinte à ce qu'il était supposé faire. Il n'était pas fidèle dans le sens d'être factuellement précis.
Nous avons tous tendance à tordre, à déformer, ou au moins à infléchir les faits, dans la direction dans laquelle nous aimerions qu'ils aillent, et nous devons donc ici faire extrêmement attention. Si, par exemple, nous disons que c'était une bonne journée, cela doit avoir été une bonne journée. Nous ne devons ni exagérer ni minimiser. Si nous disons qu'il y avait dix personnes à la réunion, soyons sûrs qu'il y en avait dix. S'il y en avait mille, disons qu'il y en avait mille. Mais s'il n'y en avait que cinquante, ne disons pas cent cinquante. Ou bien, dans le cas d'une réunion animée par une autre personne, s'il y avait mille participants, ne disons pas qu'il y en avait cent cinquante ! Ainsi, nous devons porter une attention stricte à la précision factuelle, quoiqu'il faille insister de nouveau sur le fait que la véracité dans le vrai sens, dans le sens le plus profond, le plus complet, le plus spirituel, est beaucoup plus que la simple précision factuelle, aussi importante soit-elle.
La véracité est aussi psychologique, aussi spirituelle. A côté de la précision factuelle, dire la vérité implique aussi une attitude d'honnêteté et de sincérité. Cela implique de dire ce que nous pensons réellement. Vous ne dites pas la vérité si vous ne dites pas toute la vérité, si vous ne dites pas ce qui est réellement dans votre cœur et dans votre esprit, ce que vous pensez réellement, voire ce que vous ressentez réellement. Si vous ne faites pas cela vous n'êtes pas sincère, vous ne communiquez pas réellement.
Mais alors se pose une autre question : savons-nous vraiment ce que nous pensons ? Savons-nous vraiment ce que nous ressentons ? La plupart d'entre nous vivons, ou existons, dans un état de confusion, de perplexité, de chaos, de désordre mental chronique. Il se peut que nous répétions, quand l'occasion se présente, ce que nous avons entendu, ce que nous avons lu. Il se peut que nous le régurgitions quand on nous demande de le faire, que ce soit lors des examens pour les étudiants, ou en société pour les autres personnes. Mais nous faisons tout cela sans réellement savoir ce que nous disons. Comment pouvons-nous donc vraiment dire la vérité ? Puisque nous ne savons pas réellement ce que nous pensons, comment pouvons-nous être véridiques ?
Si nous voulons dire la vérité dans un sens intégral, au moins dans un sens plus complet que ce qui est généralement compris, nous devons clarifier nos idées. Nous devons introduire quelque ordre dans ce chaos intellectuel qui est le nôtre. Nous devons connaître très clairement, très nettement, ce que nous pensons, ce que nous ne pensons pas, ce que nous ressentons, ce que nous ne ressentons pas. Et nous devons être intensément conscients. Nous devons savoir ce qu'il y a en nous, ce que sont nos motivations, ce qui nous pousse à agir, ce que sont nos idéaux. Ceci signifie que nous devons être complètement honnête avec nous-même. Ceci signifie que nous devons nous connaître. Si nous ne nous connaissons pas, dans nos profondeurs comme dans nos hauteurs, si nous ne pouvons pénétrer dans les profondeurs de notre être et être vraiment transparent à nous-même, s'il n'y a pas de clarté ou de lumière intérieure, alors nous ne pouvons dire la vérité.
C'est quelque chose que nous devons tous réaliser. Si nous y parvenons, nous verrons que dire la vérité n'est pas une chose facile. Nous pourrions aller jusqu'à dire - et je ne pense pas qu'il s'agisse d'une exagération - que la plupart du temps, la plupart d'entre nous ne disons pas la vérité. Si nous voulions le dire avec véhémence, pour ne pas dire paradoxalement, nous pourrions même dire que la plupart d'entre nous, presque tout le temps, disons ce qui est en fait un mensonge, et que notre communication est en fait la plupart du temps un mensonge, car nous ne sommes pas capables de dire autre chose. Nous sommes incapables de dire la vérité dans le sens le plus complet. En y réfléchissant nous pourrions avoir à admettre que la plupart d'entre nous traversons la vie, année après année, de l'enfance ou au moins de l'adolescence jusqu'à la vieillesse, sans peut-être être capables une fois au moins de dire la vérité dans le sens le plus large et le plus clair de ce terme tant abusé.
Nous savons que si jamais nous sommes en position de dire la vérité, alors nous sommes très soulagé de pouvoir le faire. Souvent, nous ne réalisons pas combien de mensonges nous avons dit tant que nous n'avons pas une opportunité, une fois de temps en temps peut-être, de dire la vérité. Nous savons tous que si une chose a pesé sur notre esprit ou sur notre cœur, une chose à propos de laquelle nous étions très inquiets ou soucieux, alors si nous pouvons au moins parler - ou dire à quelqu'un la vérité sur le sujet, sans nous retenir, c'est un grand soulagement. Malheureusement, pour la plupart des gens, c'est quelque chose qui au cours de leur vie arrive très rarement, voire pas du tout.
Dire la vérité veut dire être nous-même. Non pas dans un sens conventionnel, dans un sens social, comme lorsque nous disons être « nous-mêmes » lors d'une soirée - ce qui signifie généralement n'être pas du tout nous-mêmes - mais dans le sens de donner expression, en termes de parole, à ce que, réellement et vraiment, nous sommes et savons être. Dire la vérité, cependant, même dans ce sens plus raffiné, plus entier, plus profond et plus spirituel, n'est pas fait dans le vide. Vous n'allez pas en haut de la Tour Eiffel dire la vérité aux étoiles. La vérité est toujours dite à quelqu'un, à une autre personne, à un autre être humain. Ceci nous mène au second niveau de la Parole parfaite, à la seconde étape de la communication.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.