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Mais on pourrait ici soulever une objection. Même si on accepte qu'entre l'individu et le groupe il y ait un sérieux déséquilibre qui doit être corrigé par des moyens spirituels, on peut néanmoins demander pourquoi nous devons faire appel au bouddhisme. Pourquoi ne le ferions-nous pas à l'aide du christianisme qui est, après tout, la religion traditionnelle de l'Occident?
Je pense personnellement qu'il y a trois raisons principales pour lesquelles le christianisme ne peut pas nous aider à corriger le déséquilibre entre l'individu et le groupe. La première est que le christianisme est du côté du groupe. Le fait que le christianisme n'a pas de respect pour l' individu est amplement démontré par son histoire. Partout et chaque fois que le christianisme a détenu le pouvoir politique, il a persécuté ceux qui pensaient différemment, ceux qui essayaient d'être des individus. Pensons seulement aux énormités perpétrées par l'Inquisition, aux horreurs de la Croisade contre les Albigeois ou des Guerres de religions en Europe aux XVIe et XVIIe siècles, à la chasse aux sorcières - c'est-à-dire des vieilles femmes - et à leur supplice sur le bûcher. (Et pourquoi les brûlait-on ? Parce que la Bible dit : « Tu ne permettras pas que vivent les sorcières »). Même de nos jours, dans des pays démocratiques, des groupes de pression chrétiens essayent de faire passer des lois qui obligeraient des non-chrétiens à se conformer à des conceptions chrétiennes de ce qui est bien et mal.
Deuxièmement, la chrétienté croit en Dieu. Elle croit en un être suprême, un créateur tout-puissant et omniscient de la terre et du ciel. Le bouddhisme ne croit pas en Dieu. Il enseigne que la croyance en l'existence de Dieu est une vue qui nous empêche de nous développer en tant que vrais individus. Qu'est-ce que Dieu après tout? Si nous laissons de côté les définitions théologiques ou philosophiques abstraites et essayons seulement de considérer Dieu de manière plus réaliste, plus psychologique et existentielle, alors nous devons conclure que Dieu est simplement le membre le plus puissant du groupe le plus grand que l'on puisse imaginer. Et nous découvrons que Dieu, en fait, impose les valeurs du groupe - ou est représenté comme imposant les valeurs du groupe - telles que l'obéissance, la conformité et le respect des pouvoirs en place.
Troisièmement, les gens sont encouragés à craindre Dieu. Ils sont encouragés à se sentir coupables s'ils désobéissent à ses ordres. Ainsi ils sont rendus psychologiquement et spirituellement infirmes, parfois à vie. Bien trop souvent ils deviennent incapables de penser par eux-mêmes, incapables de se développer. Les gens ne réalisent généralement pas, avant parfois qu'il ne soit trop tard, quel effet désastreux leur éducation chrétienne, particulièrement leur croyance en Dieu, a eu sur eux. Il se peut qu'ils le réalisent seulement quand ils essayent de s'en libérer, seulement quand ils essayent de devenir des individus. Pour ces raisons donc, je ne pense pas que le christianisme puisse nous aider à corriger le déséquilibre entre individu et groupe. Je ne pense pas qu'il puisse nous aider à résoudre le problème de l'individu. Je dirais même que le christianisme a exacerbé le problème.
On pourrait bien sûr dire que le christianisme dont j'ai parlé n'est pas le vrai christianisme. Je dois répondre que ceci est le christianisme de l'histoire, le seul christianisme que nous connaissions vraiment. C'est ce christianisme qui nous a opprimés en tant qu'individus dans le passé et qui nous opprime encore aujourd'hui quand il en a l'occasion. On pourrait imaginer un meilleur christianisme, mais ce christianisme devrait alors remplir quatre conditions. D'abord il devrait se dissocier complètement de ce que Aldous Huxley appelait « cette sauvage littérature de l'âge du bronze », l'Ancien Testament. Deuxièmement, il devrait abandonner la croyance en Dieu (Certains chrétiens l'ont déjà fait, aussi adroitement qu'ils l'ont pu, avec leur théologie de la « mort de Dieu »). Troisièmement il devrait considérer le Christ comme un enseignant, plutôt que comme un sauveur. Et quatrièmement il devrait y avoir une amélioration de ses enseignements.
Jusqu'à ce que nous ayons un christianisme de cette sorte il nous faudra bien faire appel au bouddhisme. Nous devrons bien faire appel à quelque chose comme la Communauté bouddhiste Triratna, à un nouveau mouvement spirituel qui cherche à protéger l'individu du groupe, qui essaie de corriger le déséquilibre entre l'individu et le groupe, et qui tente de résoudre le problème de l'individu dans le monde contemporain.
Ce mouvement spirituel devra être un mouvement « bouddhiste » car le bouddhisme reconnaît, comme peut-être, je pense, aucun autre enseignement, la valeur de l'individu. Le bouddhisme montre à l' individu comment croître, comment devenir de plus en plus un individu ; il lui permet de se développer à sa façon. Il lui fournit aussi l'exemple inspirant du Bouddha et le soutien de la Sangha, ou communauté spirituelle faite d'autres individus avec lesquels il est personnellement et directement en contact.
'The Individual and the Modern World' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1992, traduction © Christian Richard 2003.