Entre le vrai individu - la personne autonome et indépendante - et le groupe il y a toujours eu une certaine tension créatrice, le groupe tirant d'un côté, - dans la direction de la conformité - et l'individu tirant de l'autre - dans la direction de la non-conformité, de la liberté, de l'originalité, de la spontanéité. Dans cette relation dialectique le groupe fournit à l'individu sa matière première. Nous trouvons ceci par exemple dans la tragédie grecque. Ici, certains mythes et légendes, eux-mêmes produits de l'inconscient collectif, fournirent aux dramaturges des thèmes qu'ils adaptèrent de manière à exprimer leur propre vision du monde, hautement individualisée. De cette manière l'individu influença le groupe, ré-agit sur le groupe, élevant au moins temporairement les « individus statistiques » qui appartenaient encore au groupe à un niveau supérieur, les rapprochant de la « vraie individualité ».
Ce rapport continua pendant à peu près deux mille ans. Globalement il était vigoureux et sain. Parfois il s'effondra, comme lorsque l'Église catholique médiévale commença à persécuter ces « hérétiques » qui osaient penser différemment de l'Église. (A cette époque, bien sûr, l'Église n'était plus une communauté spirituelle comme elle l'avait jadis été jusqu'à un certain point, mais simplement un groupe religieux, une sorte de structure de pouvoir ecclésiastique.) Globalement, cependant, la relation entre les vrais individus et les groupes continua de manière relativement saine pendant quelque deux mille ans. Généralement, le groupe tout au moins toléra l'individu - à condition que ce dernier n'empiétât pas sur le groupe d'une manière trop inconfortable. Au cours des deux cents dernières années cependant, un changement d'une telle ampleur a pris place qu'un sérieux déséquilibre entre l'individu et le groupe prédomine maintenant. Il y a plusieurs raisons pour ceci, mais je vais seulement mentionner quelques-unes des plus importantes.
Pour commencer la population de presque tous les pays du monde a considérablement augmenté au cours des dernières années. Pendant les vingt ans que j'ai passé en Inde, par exemple, la population de ce pays a doublé ! Parce qu'il y a beaucoup plus de gens dans le monde, presque partout, il est devenu beaucoup plus difficile d'échapper à nos semblables, beaucoup plus difficile d'échapper au groupe. C'est particulièrement le cas dans les pays petits et densément peuplés comme la Hollande et le Royaume-Uni ainsi que dans certaines parties de pays plus étendus.
Deuxièmement il y a l'augmentation du pouvoir de l'État-tout-puissant. L'État-tout-puissant d'aujourd'hui, on peut dire, est le groupe par excellence, et il contrôle tant d'aspects de nos vies. Dans la plupart des pays ce contrôle augmente plutôt qu'il ne décroît. Ces grands États se partagent à présent la totalité du monde. Il n'y a pas une seule portion de la surface terrestre qui ne soit pas contrôlée par l'un ou l'autre d'entre eux, et ils ont même commencé à revendiquer des droits sur la mer. Jadis il y avait encore entre eux de jolis espaces vides de terra incognita où l'on pouvait aller si l'on voulait échapper à l'État. Mais ces espaces n'existent plus ; il n'y a plus d'espace, où que ce soit dans le monde, où aucun État n'exerce son autorité. Tout individu doit appartenir à un État, que cela lui plaise ou non. De temps en temps on entend parler de quelques pauvres gens qui ont été déclarés apatrides. Leur situation est considérée comme une terrible calamité parce que de nos jours on doit absolument appartenir à un État. Vous devez avoir un passeport, car sans celui-ci vous ne pouvez pas voyager d'un État à un autre. Cette évolution est relativement récente ; les passeports se sont seulement généralisés après la première guerre mondiale. Avant, ce n'était pas tellement nécessaire d'en avoir un. Maintenant, ils sont vraiment indispensables.
Troisièmement, il y a le développement de la technologie moderne. Ceci est de maintes façons un développement utile, mais il a ses inconvénients. Il signifie entre autres que l'État peut maintenant suivre les traces de ses citoyens de manière beaucoup plus efficace. Un système informatique peut être installé pour révéler à son opérateur la date de naissance d'une personne, quand elle a payé ses impôts pour la dernière fois, combien de contraventions elle a jamais attrapé, où elle a passé ses vacances l'année précédente, si elle a jamais eu la rougeole, etc. Avec cette information au bout des doigts, l'État trouve plus facile d'exercer son contrôle sur l'individu.
Quatrièmement, il y a notre niveau de vie plus élevé. Cela aussi est, jusqu'à un certain point, une bénédiction mais cela nous rend vraiment dépendants du groupe. Nous dépendons du groupe pour toutes les bonnes choses de la vie comme les voitures et les télévisions, sans parler du pétrole et de l'électricité, puisqu'il est très douteux que nous puissions les produire nous-mêmes. Généralement, nous sommes tellement impuissants, tellement dépendants, que nous ne pouvons même pas faire pousser notre propre nourriture ou faire nos propres vêtements.
Le principe général semble donc fonctionner ainsi : plus notre niveau de vie est élevé, plus l'État auquel nous appartenons doit être grand et complexe, et donc plus il exerce de contrôle sur nos vies, et moins il nous reste de liberté. Il y a là quelque chose d'un peu paradoxal. Si nous avons une voiture, par exemple, nous avons plus de liberté quant à notre mobilité personnelle. Mais cette liberté nous est enlevée à d'autres égards du fait que, pour posséder et conduire une voiture, nous devons faire partie d'une société qui est orientée vers la production de voitures - ce qui n'est pas nécessairement la meilleure sorte de société.
Pour ces raisons nous pouvons maintenant voir qu'il y a un déséquilibre entre l'individu et le groupe.
Donc, j'ai dit que l'État-tout-puissant est le groupe par excellence. Mais à l'intérieur de l'État-tout-puissant, il y a beaucoup de groupes plus petits. L'État est en fait une sorte de système de groupes imbriqués les uns dans les autres, certains d'entre-eux étant vraiment très puissants quand dressés contre l'individu. Il y a les partis politiques, les syndicats, les chambres de commerce, les Églises, les banques, les écoles. Sous certains aspects, certains de ces groupes empiètent davantage et plus directement sur nous que l'État-tout-puissant lui-même. Il en résulte un individu virtuellement impuissant face à un État virtuellement tout-puissant. Le groupe a pratiquement englouti l'individu qui très souvent se sent tout à fait incapable d'influencer le groupe, même sur les sujets qui touchent au plus près sa propre vie.
Voilà la situation dans notre monde contemporain, tout particulièrement dans les démocraties occidentales, dans les états communistes et dans diverses dictatures militaires. C'est un état de choses qui se répand de plus en plus. Et il en résulte que le vrai individu en est mécontent. L'individu « statistique », très souvent, n'est pas mécontent ; très souvent il est heureux de ce que le groupe lui offre, que ce soit du pain et des jeux, comme dans la Rome Antique, ou des voitures et des télévisions comme c'est le cas aujourd'hui. Sa seule réclamation est qu'il en voudrait davantage, et plus souvent. Mais le vrai individu est frustré. Dans des cas extrêmes sa frustration peut même parfois s'exprimer par la violence. Nous savons que la violence augmente dans nos villes - et je ne dis certainement pas que le type de frustration que j'ai mentionné est la seule cause de cette violence - mais cela en est certainement un facteur. Que devons-nous faire alors ?
Pour commencer et par-dessus tout, nous devons restaurer l'équilibre entre l'individu et le groupe. Cela veut dire que nous avons besoin d'une philosophie, d'une manière d'envisager les choses qui puisse nous fournir la perspective qui nous permettra de voir comment restaurer cet équilibre. Nous avons besoin d'une philosophie qui reconnaisse la valeur de l'individu, une philosophie qui montre à l'individu comment grandir, comment être un vrai individu. Et c'est ici qu'entre en scène ce que nous appelons aujourd'hui le « bouddhisme » mais qui, dans son propre habitat, se désigne lui-même sous le nom de Dharma.
'The Individual and the Modern World' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1992, traduction © Christian Richard 2003.