Le monde contemporain a certains problèmes particuliers, problèmes qui dans le passé n'existaient pas tout à fait sous la forme sous laquelle ils existent aujourd'hui. Ces problèmes ne sont pas entièrement nouveaux, mais de nos jours ils sont plus aigus et ils nous confrontent de façon plus urgente, de sorte que leur résolution est devenue plus urgente. Il se peut qu'en fonction de vos intérêts particuliers, vous pensiez immédiatement à des problèmes économiques ou écologiques. Mais le problème le plus important, du moins sur le plan humain ou spirituel, est le problème de l'individu : la survie de l'individu, c'est-à-dire la survie de la personne autonome et indépendante.
De nos jours, il est très difficile à l'individu de survivre. Il est très difficile à l'individu de croître et de se développer. Et ce qui menace la survie de l'individu c'est clairement, en un mot, le groupe. Nous pourrions donc dire que la Communauté bouddhiste Triratna est occidentale dans le sens où c'est un mouvement spirituel d'origine bouddhique qui se préoccupe de protéger l'individu du groupe.
Que l'individu en tant que tel puisse avoir besoin d'être protégé peut sembler une idée tout à fait nouvelle à certains. L'idée que les enfants devraient être protégés nous est familière ; même l'idée que les animaux devraient être protégés nous est familière. Mais l' individu ? Nous oublions parfois que, de nos jours, l'individu aussi a besoin d'être protégé. L'individu est menacé par le groupe, il est même menacé d'extinction.
Vous en êtes sans doute venus à comprendre que j'utilise les termes « groupe » et « individu » dans un sens bien particulier. Pour préciser ce sens je vais devoir faire un petit retour en arrière dans l'histoire, et même dans la préhistoire, et essayer de formuler quelques définitions.
Le groupe a bien sûr existé avant l'individu, avant le « vrai individu ». Les anthropologues nous disent que l'homme a toujours vécu en groupe ; le groupe était indispensable à sa survie. Cela est vrai non seulement de l'homme mais aussi de tous ses ancêtres pré-humains. Ils vivaient tous en groupes de tailles différentes allant d'une douzaine à deux ou trois douzaines de membres d'âges différents et, bien sûr, des deux sexes. De cette façon, ils formaient une sorte de famille étendue. Ce modèle fut suivi par l'homme, mais avec la différence que dans le cas de l'homme, le groupe devint graduellement plus grand. Les familles étendues s'unifièrent pour former des tribus, des groupes de tribus s'unifièrent pour former des nations, des nations fondèrent des états et des états s'unifièrent même pour former des empires. Ce processus couvrit une période de plusieurs centaines de milliers d'années pour s'accélérer graduellement vers la fin, quand nous arrivons au temps où l'histoire peut être enregistrée et datée, à partir d'environ 8000 ans avant notre ère.
Que le groupe soit grand ou petit ne change en principe rien à sa nature. Nous pouvons par conséquent définir le groupe comme une collectivité organisée en vue de sa survie, dans laquelle les intérêts de l' individu sont subordonnés à ceux de la collectivité. Le groupe, ou la collectivité, est aussi une structure de pouvoir dans laquelle le recours ultime est la force. Le groupe n'a pas seulement rendu la survie possible pour ses membres ; dans le cas des humains il a rendu possible des niveaux toujours supérieurs de prospérité matérielle et de culture. Il a permis l'émergence des arts populaires et des religions ethniques ; il a permis l'émergence de la civilisation. Mais il y avait un prix à payer pour le proto-individu et ce prix était la conformité avec le groupe. L'individu était regardé comme étant essentiellement un membre du groupe. Séparé du groupe ou en dehors du groupe, l'individu n'avait pas d'existence propre.
Laissez-moi vous donner une illustration de ceci à partir de ma propre expérience. Ayant vécu en Inde pendant vingt ans, je m'y suis fait beaucoup d'amis hindous. Le fait que je n'avais pas de caste rendait certains d'entre eux, très orthodoxes et plutôt conservateurs, assez perplexes. Parfois ils me demandaient : « Quelle est votre caste ? », parce que, de leur point de vue, je devais appartenir à une caste. Quand je leur disais que je n'avais pas de caste en premier lieu parce que j'étais né en Angleterre où nous n'avons pas de caste, et en deuxième lieu parce que j'étais bouddhiste et que le bouddhisme ne reconnaît pas le système des castes héréditaires, ils me répondaient : « Mais vous devez avoir une caste ! Chaque être humain doit avoir une caste ». Ils ne pouvaient concevoir que quelqu'un n'appartienne pas à l'une des quelque deux mille castes de l'hindouisme. Ils ne pouvaient concevoir que quelqu'un n'appartienne pas à un groupe ou à un autre. D'une manière un peu semblable, en Occident, nous ne pouvons pas imaginer que quelqu'un n'ait pas de nationalité particulière. Mais le système des castes est bien plus dur, voire plus strict, que cela.
Pour la personne qui est essentiellement membre d'un groupe, l'idée d'un individu - qui n'appartienne pas au groupe, dont la personnalité ne soit pas totalement submergée par le groupe - est plutôt difficile à concevoir. Parce qu'une telle personne est essentiellement membre du groupe, elle ne pense pas par elle-même, elle pense et même ressent exactement comme le fait le groupe, elle agit comme les autres membres du groupe agissent. Il ne lui vient même pas à l'idée qu'elle puisse agir autrement. Il ne vient pas à l'idée d'un hindou orthodoxe qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une caste. Que nous parlions des temps préhistoriques ou contemporains, le membre du groupe en tant que tel est parfaitement satisfait de cet état de choses, car le membre du groupe n'est pas un individu - en tout cas pas dans le sens d'un vrai individu. Il ou elle peut avoir un corps distinct, mais il n'y a pas d'esprit vraiment indépendant, pas de conscience indépendante. Le membre du groupe partage pour ainsi dire la conscience du groupe. Nous pouvons appeler ce genre d' individu un « individu statistique ». Il peut être compté, il peut être recensé, mais il n'existe pas réellement en tant qu'individu dans le vrai sens du terme. Il est simplement un membre du groupe.
'The Individual and the Modern World' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1992, traduction © Christian Richard 2003.