Comment sait-on que quelqu'un est engagé dans le bouddhisme ? Comment sait-on que quelqu'un est spirituellement motivé ? Quel est le critère ? Qu'est-ce qu'un bouddhiste ? Tous les bouddhistes ne seraient peut-être pas d'accord avec moi, mais personnellement, je dirais sans hésitation qu'un bouddhiste est quelqu'un qui va en Refuge : quelqu'un qui s'engage dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha avec son corps, sa parole et son esprit - en d'autres termes, totalement.
Il y a de nombreux exemples de ceci dans les écritures bouddhiques, particulièrement dans les écritures en pâli. En lisant ces écritures, nous rencontrons le Bouddha allant de lieu en lieu, mendiant sa nourriture en chemin. Au cours de ses pérégrinations, il rencontre quelqu'un : ce peut être un prêtre brahmane, un fermier, un jeune homme mondain, un ascète errant, une ménagère ou un prince. Ils entament une conversation et tôt ou tard cette personne pose une question au Bouddha (concernant peut-être la signification de la vie, ou ce qui se passe après la mort), et le Bouddha répond.
Le Bouddha pouvait répondre très longuement, ou juste par quelques mots ; s'il était très inspiré il pouvait répondre par un vers, prononçant ce qui est appelé un udna ; occasionnellement il pouvait répondre par un silence complet, ou bien il pouvait pousser un de ses fameux « rugissements de lion » (en pâli : sihanada) : une déclaration entière et franche, presque provocante, de sa propre grande expérience spirituelle, et du chemin qu'il enseignait.
Si l'auditeur était réceptif, le résultat était le même quel que soit ce que répondait ou ne répondait pas le Bouddha. L'auditeur se sentait profondément touché. Parfois cela se manifestait extérieurement : ses cheveux pouvaient se dresser sur sa tête, il pouvait se mettre à pleurer, il pouvait être pris d'un violent accès de tremblement. Il pouvait se sentir complètement bouleversé. Il avait une expérience intense d'illumination : c'était comme s'il voyait une grande lumière. Il avait une intense sensation de liberté, comme si un grand fardeau avait été enlevé de ses épaules, ou comme s'il avait été soudainement libéré de prison. L'auditeur se sentait renaître spirituellement.
À ce moment donc, à ce tournant de sa vie, que disait cette personne ? Que répondait-elle au Bouddha ? Selon ces anciens textes pâlis, elle disait : « Buddham saranam gacchami ! Dhammam saranam gaccahmi ! Sangham saranam gaccahmi ! », ce qui veut dire : « Je vais en Refuge dans le Bouddha ! Je vais en Refuge dans le Dharma ! Je vais en Refuge dans la Sangha ! » Sa réponse était d'aller en Refuge. Elle s'engageait. La vision que le Bouddha lui avait montré, la vision de la vérité, de l'existence, de la vie humaine elle-même dans toute sa profondeur et toute sa complexité, était si grande que tout ce qu'elle pouvait faire était de s'abandonner elle-même entièrement à cette vision. Elle voulait vivre pour cette vision et, si nécessaire, mourir pour elle.
C'est ainsi que l'on peut savoir qui est bouddhiste. Ceci est le critère. Un bouddhiste est quelqu'un qui va en Refuge, en réponse au Bouddha et à son enseignement. Un bouddhiste est quelqu'un qui s'engage. Il se donne aux Trois joyaux. C'était le critère au temps du Bouddha, et cela reste le critère aujourd'hui.
Il est clair que des organisations bouddhistes ne peuvent être gérées que par ceux qui se sont engagés de tout cœur dans les Trois joyaux. De surcroît, une organisation bouddhiste gérée par des bouddhistes engagés n'est plus une organisation au sens ordinaire du terme. C'est un mouvement spirituel. C'est ce que nous appelons une « communauté spirituelle » : une association de personnes autonomes et engagées, travaillant ensemble librement dans un but spirituel commun. De cette manière, l'engagement donne naissance à la communauté spirituelle.
Un ordre est différent d'une organisation bouddhiste. Un ordre est fait de ceux qui ont été ordonnés. En termes bouddhiques, être ordonné signifie donner une expression formelle complète à son engagement dans les Trois joyaux, et voir cet engagement reconnu par d'autres qui se sont déjà engagés. On peut joindre une organisation en payant la cotisation requise, mais on ne peut être reçu dans un ordre qu'en s'engageant soi-même. Un ordre est fondé sur les bases de l'engagement et de la communauté spirituelle ou, en langage bouddhique plus traditionnel, d'aller en Refuge et de Sangha.
Il y a trois raisons pour lesquelles il est essentiel que, plutôt qu'une organisation bouddhiste, ce soit un ordre bouddhiste, une communauté spirituelle, qui introduise le bouddhisme en Occident.
Tout d'abord, il y a ce que l'on ne peut décrire que par l'inertie et la force de l'habitude. Le bouddhisme commença à être connu en Occident (y compris dans l'Inde occidentalisée) il y a à peine plus d'un siècle. À cette époque les frontières de la connaissance, et particulièrement de la connaissance scientifique, reculaient rapidement. Des associations furent créées pour l'étude de toutes sortes de choses. La structure de ces associations incluait une qualité de membre, des assemblées générales annuelles, un bureau, et une adhésion par paiement d'une cotisation. Il était inévitable que tôt ou tard se créent des associations se consacrant à l'étude du bouddhisme, à la publication de textes bouddhiques, etc.
Tant que le bouddhisme est abordé de façon purement scientifique ou érudite, de telles associations peuvent convenir. Mais elles ne conviennent plus lorsque nous abordons le bouddhisme d'une façon plus pratique, plus spirituelle, voire existentielle. Malheureusement, les gens n'avaient pas réalisé cela. Ils pensaient qu'une organisation vouée à la diffusion du bouddhisme pouvait avoir la même structure qu'une organisation vouée à l'étude scientifique du bouddhisme. De surcroît, ceux qui avaient une position proéminente dans les organisations bouddhistes du genre habituel étaient très satisfaits de cet état de choses. Après tout, la situation existante leur donnait un certain pouvoir et une certaine autorité, auxquels ils n'étaient pas prêts à renoncer.
Les deux autres raisons sont plus traditionnelles. La deuxième raison est la dévaluation de l'aller en Refuge. Le bouddhisme a une longue histoire : au cours d'un millénaire, le bouddhisme s'est répandu dans pratiquement toute l'Asie. Des millions de gens se sont engagés dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha, récitant la formule des Refuges : « Buddham saranam gaccahmi… ». Finalement, cependant, les gens commencèrent à réciter la formule des Refuges par habitude. Ils ne la récitaient pas parce qu'ils étaient de vrais bouddhistes, mais simplement parce que leurs parents ou leurs grands-parents l'avaient récitée. Parfois, les gens se considèrent « nés bouddhistes », mais ceci est une contradiction dans les termes.
Ceci est, dans une grande mesure, la situation actuelle dans les pays bouddhistes d'Asie. Aller en Refuge n'est plus considéré comme l'expression d'un engagement spirituel individuel authentique ; la récitation des Refuges et des Préceptes montre simplement que l'on appartient à un groupe social et culturel particulier. En Inde, par exemple, des bouddhistes cinghalais, thaïlandais, birmans et indiens récitent les Refuges et les Préceptes dans toutes sortes d'occasions : dans de grands rassemblements publics, à des mariages, à des funérailles, lors de cérémonies où l'on donne leur nom aux enfants. Les gens récitent les Refuges et les Préceptes, mais personne ne s'inquiète de leur signification. Ils ne récitent les Refuges et les Préceptes que pour montrer qu'ils sont de « bons bouddhistes », ou de respectables citoyens. Il n'est pas question de considérer la formule des Refuges comme étant l'expression d'un engagement dans les idéaux du bouddhisme. C'est ainsi qu'aller en Refuge a été dévalué, pour ne pas dire dégradé et déprécié.
Aller en Refuge est l'acte essentiel de la vie bouddhiste : c'est ce qui fait de soi un bouddhiste. C'est la chose la plus simple du bouddhisme, et la plus importante.
La dernière raison à la résistance apparente à la création d'un ordre plutôt que d'une autre organisation bouddhiste est la surévaluation du monachisme, et plus particulièrement du monachisme officiel. Si, de nos jours, vous parlez à un bouddhiste oriental sincère, particulièrement s'il vient d'Asie du Sud-Est, et si vous lui demandez qui est un vrai bouddhiste, il vous répondra, dans la majorité des cas, que le vrai bouddhiste est le moine. Il vous dira que si vous voulez réellement pratiquer le bouddhisme, vous devez devenir moine. Un laïc ne peut pas pratiquer le bouddhisme, ou ne peut le pratiquer que d'une façon très limitée. Le mieux que puisse faire un laïc est de soutenir les moines, en leur donnant nourriture, vêtements, abri et médicaments. De cette manière un laïc peut gagner du mérite et espérer renaître au ciel après sa mort, ou au moins renaître sur terre dans une famille riche. Parce qu'aller en Refuge a été dévalué, le monachisme a été surévalué. Être bouddhiste n'est plus une question d'engagement dans les Trois joyaux, mais signifie en fait devenir moine.
Je ne veux très certainement pas sous-évaluer le monachisme : ce serait tomber dans l'autre extrême. Mais pour être bouddhiste il n'est pas nécessaire d'être moine. Ce qui est nécessaire, c'est d'aller en Refuge. L'engagement dans les Trois joyaux est primordial ; suivre un mode de vie particulier vient en second. Pour beaucoup de gens l'engagement trouve son expression dans la vie monastique. C'était particulièrement le cas du temps du Bouddha. Mais même du temps du Bouddha, ce n'était pas invariablement le cas. Selon les textes en pâli, certains des disciples du Bouddha atteignirent un haut niveau de développement spirituel tout en continuant à vivre chez eux en tant que laïcs. Même si, donc, un certain nombre de personnes engagées suivent le même mode de vie, la distinction entre engagement et mode de vie tient toujours.
J'ai parlé de l'engagement trouvant son expression dans la vie monastique. Par ceci j'entends une vie monastique authentique. Ce n'est malheureusement pas toujours le cas. Dans de nombreuses parties d'Asie l'engagement a été remplacé par le monachisme. Dans la majorité des cas ce n'est pas un monachisme authentique, mais un monachisme conventionnel. Dans de nombreuses parties du monde bouddhiste, les laïcs vont en Refuge en apparence (ils récitent simplement la formule des Refuges à toutes les occasions possibles) ; de la même manière, les moines sont seulement moines en apparence : ils récitent régulièrement les règles monastiques, sans vraiment se demander ce qu'elles signifient. Dès que vous insistez sur l'aller en Refuge, le monachisme n'est plus surévalué : il prend sa juste place comme un mode de vie possible, parmi d'autres, pour l'individu bouddhiste engagé.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.