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La Sangha, ou communauté spirituelle, est le troisième des Trois joyaux. Selon la tradition bouddhique, il y a trois niveaux dans la Sangha. Ce sont l'arya-sangha, la bhikkhu-sangha, et la maha-sangha. Un examen de la signification de chacun de ces trois termes mènera à une compréhension plus complète de la signification traditionnellement admise de la Sangha.
Dans arya-sangha, arya signifie littéralement « noble » ; par extension de signification, cela signifie « saint ». Dans la terminologie bouddhique, arya signifie toujours « saint » dans le sens de « en contact avec le transcendant ». L'arya-sangha est donc appelée ainsi car elle est faite de personnes saintes (arya-pudgala), qui ont en commun certaines réalisations et certaines expériences transcendantales.
Ces personnes peuvent être ou ne pas être en contact physique, mais sont unies à un niveau spirituel, du fait des expériences spirituelles qu'elles ont en commun. La Sangha, à ce niveau, est un corps purement spirituel : un certain nombre de personnes vivant dans des endroits différents, à des époques différentes, mais partageant, au-delà de l'espace et du temps, les mêmes réalisations et expériences spirituelles.
Selon la base de croyance et de doctrine partagée par toutes les différentes écoles de bouddhisme, on distingue quatre types de personnes saintes : Celles qui sont entrées dans le courant (srotopannas), celles qui ne reviennent qu'une fois (sakrdgmins), celles qui ne reviennent pas (anagamins), et les arahants. Ces personnes saintes forment une hiérarchie spirituelle intermédiaire entre la bouddhéité et l'humanité ordinaire non éveillée.
Le chemin vers l'Éveil, tel qu'enseigné par le Bouddha, peut être divisé en étapes successives de diverses façons. La division de base est cependant une division en trois grandes étapes. Ce sont les étapes d'éthique (shila), de méditation (samadhi), et de sagesse (prajña). La sagesse, l'étape culminante, vient sous la forme d'éclairs de vue pénétrante révélant la nature de la Réalité. Ces éclairs de vue pénétrante ne sont pas conceptuels mais sont immédiats, directs et intuitifs. Ils apparaissent généralement au cours de profondes méditations.
Dans la vie spirituelle, nous trouvons que rien ne vient tout d'un coup ; tout arrive progressivement, par degrés. À chaque étape, nous devons agir lentement et systématiquement. Nous trouvons donc qu'il y a des vues pénétrantes de différents degrés d'intensité. Vous pouvez avoir un faible éclair de vue pénétrante (si votre méditation est faible, c'est tout ce qu'elle peut supporter), ou vous pouvez avoir un éclair de vue pénétrante très fort et brillant, qui illumine loin dans les profondeurs de la Réalité. C'est selon le degré d'intensité de leur vue pénétrante que l'on distingue les différents types de Personnes saintes.
Ceci amène une question importante : comment mesurer l'intensité de la vue pénétrante ? Dans le bouddhisme, la vue pénétrante est traditionnellement mesurée de deux façons : subjectivement, selon le nombre d'entraves spirituelles (en pâli : samyojana) qu'elle est capable de briser (il y a dix « entraves » qui nous enchaînent à la Roue de la Vie sur laquelle nous tournons), et objectivement, selon le nombre de renaissances restant, une fois la vue pénétrante atteinte.
Celui qui est entré dans le courant. La première personne sainte est Celle qui est entrée dans le courant (srotapanna). Srotapanna signifie littéralement « celui qui est entré dans le courant », le courant qui mène finalement au nirvana. La personne qui est entrée dans le courant a développé un degré de vue pénétrante suffisamment puissant pour briser les trois premières des dix entraves. Nous allons nous attarder sur ces trois entraves plus longuement que sur les autres, car elles nous concernent très directement.
La première entrave s'appelle la satkya-drsti (en pâli : sakkya-ditthi), ce qui veut dire « vue de la personnalité ». Il y en a deux sortes. La première est la sasvata-drsti. C'est la vue selon laquelle après la mort l'identité personnelle reste, sans changement. C'est une forme de croyance traditionnelle en l'existence de l'âme. Vous avez en vous une âme (une ego-identité, en vous, qui ne change pas), qui est tout à fait distincte de votre corps et qui continue après votre mort, allant au ciel ou bien se réincarnant. Le point fondamental est qu'elle ne change pas (tout comme une sorte de boule de billard spirituel, elle roule sans changer) ; c'est une entité, ce n'est pas un processus. L'autre forme de vue de la personnalité soutient qu'après la mort vient l'oubli : la mort est la fin, tout est fini, tout est coupé, tout est mort (le mot pâli traditionnel pour cela, uccheda, signifie littéralement « coupé »). En d'autres termes, c'est la vue selon laquelle la partie psychique de la vie, tout comme la partie matérielle et physique, finit au moment de la mort.
Selon le bouddhisme, ces vues sont toutes deux des extrêmes mal compris. Le bouddhisme enseigne une vue du milieu. Il enseigne que la mort n'est pas la fin, en ce sens que lorsque le corps physique meurt il n'y a pas d'arrêt complet des processus mentaux, psychologiques et spirituels ; ils continuent. Mais ce n'est pas une âme-ego non changeante qui continue. C'est le processus (mental, psychologique et spirituel) qui continue, dans toute sa complexité, toujours changeant, coulant comme un courant. Selon la vue bouddhique, ce qui continue après la mort est, si l'on peut dire, un courant d'événements psychiques.
La deuxième entrave est la vicikitsa (en pâli : vicikiccha), ce qui est généralement traduit par « doute sceptique », et parfois par « indécision ». Ce n'est pas le « doute honnête » dont Tennyson dit :
Davantage de foi vit dans le doute honnête,
Croyez-moi, que dans la moitié des credos.
La vicikitsa représente plutôt une absence de volonté d'arriver à une conclusion définitive. Les gens hésitent. Ils aiment être assis entre deux chaises, ils ne veulent pas s'engager. Ils restent dans cet état d'indécision, ne se décidant pas et n'essayant pas réellement de le faire. Si on leur demandait ce qu'ils pensent de la vie après la mort, ils admettraient qu'ils pensent un jour d'une façon et le lendemain d'une autre. Ils ne s'engageraient pas à aller jusqu'au bout sur ce sujet, à parvenir à une pensée claire sur ces choses. Cet état complaisant d'hésitation est donc une entrave qui, selon l'enseignement du Bouddha, doit être brisée.
La troisième entrave est appelée shilavrata-parmarsha (en pâli : silabbata-paramasa). Ceci est généralement traduit par « attachement aux rites et aux cérémonies », mais ceci est tout à fait erroné. La signification littérale de shilavrata-parmarsha est « attachement aux règles éthiques et aux observances religieuses comme à des fins en soi ». Un shila, ici, n'est pas du tout un rite ; c'est une observance ou une règle éthique (si vous dites que selon le bouddhisme vous ne devez pas prendre la vie, c'est un shila, une règle éthique). Vrata est un terme védique pour vœu, mais dans le sens d'« observance religieuse ». Le mot clef, dans le nom de l'entrave, est parmarsha, qui signifie « attachement ». Cette entrave entière est : l'attachement, même aux règles éthiques, même aux (bonnes) observances religieuses, comme à des fins en soi.
Ceci nous ramène à la parabole du radeau, racontée par le Bouddha. Par cette parabole, le Bouddha enseigne que le Dharma, dans tous ses aspects, est un moyen pour atteindre un but. Si nous commençons à penser que les règles éthiques ou que les observances religieuses - même la méditation, même l'étude des écritures - sont des fins en elles-mêmes, alors elles deviennent des entraves, et les entraves doivent être brisées. Cette entrave signifie donc : traiter comme des fins en elles-mêmes les pratiques et observances religieuses, qui sont de très bons moyens pour atteindre une fin, mais qui ne sont en fait pas elles-mêmes la fin.
Voilà les trois premières entraves. L'entrée dans le courant est donc atteinte en réalisant les limitations du soi, en réalisant le besoin d'un engagement certain, et en réalisant la relativité de toutes les pratiques et observances religieuses. Une fois atteinte l'entrée dans le courant, il ne reste, selon la tradition bouddhique, pas plus de sept renaissances dans la Roue de la Vie : ce peut être moins, mais ce ne sera pas plus. L'entrée dans le courant représente donc une étape importante de la vie spirituelle. Nous pouvons même aller jusqu'à dire que cela représente la conversion, dans le véritable sens.
De plus, l'entrée dans le courant est accessible, et devrait être considérée comme accessible par tous les bouddhistes sérieux. Il ne sert à rien de continuer tant bien que mal, avec un peu de méditation et une observance superficielle des Préceptes, et avec peut-être, de temps en temps, un coup d'œil vers le nirvana. On doit penser sérieusement qu'il est possible, dans cette vie, de briser les trois entraves, d'entrer dans le courant, et de s'engager loin sur le chemin de l'Éveil.
Celui qui ne revient qu'une fois. La deuxième personne sainte est la personne qui ne revient qu'une fois (sakrdagamin), celle qui ne revient qu'une fois sur cette Terre en tant qu'être humain. Elle a brisé les trois premières entraves et en a affaibli deux autres. Elle a affaibli la quatrième entrave, « le désir d'une existence sensorielle » (kama-raga), et la cinquième entrave, « l'animosité » ou « la colère » (vyapada). Ce sont toutes deux des entraves très fortes. Par comparaison, les trois premières entraves sont facilement brisées :e sont des « entraves intellectuelles », qui peuvent donc être brisées par une compréhension claire, c'est-à-dire par la vue pénétrante. Les quatrième et cinquième entraves, elles, sont des entraves émotionnelles. Elles sont donc bien plus profondément ancrées et sont beaucoup plus difficiles à briser. Un affaiblissement de ces entraves est donc suffisant pour devenir une Personne qui ne revient qu'une fois.
Je vais juste faire quelques commentaires au sujet de ces deux entraves. Le kama-raga est le désir ou l'envie ardente d'une existence sensorielle. Il est nécessaire de réfléchir un peu pour réaliser à quel point ce désir est fort. Imaginez que vous soyez soudainement privé de tous vos sens. Dans quelle sorte d'état serait votre esprit ? Vous seriez dans un terrible état de privation. Votre seul désir serait d'entrer en contact : vous voudriez voir, entendre, sentir, goûter, toucher. En pensant ainsi nous pouvons commencer à réaliser combien notre désir d'une existence sensuelle est en réalité fort. Nous savons qu'au moment de la mort nous perdons nos sens : nous ne voyons plus, nous n'entendons plus, nous ne sentons plus, nous ne goûtons plus et nous ne touchons plus. L'esprit est coupé de ces choses et est suspendu dans un vide effrayant, « effrayant » pour ceux qui veulent être en contact avec le monde extérieur, avec les cinq sens.
La quatrième entrave est forte, et l'affaiblir même est difficile ; il en est de même de la cinquième entrave, la colère (vyapada). Parfois, nous avons l'impression qu'il y a en nous une source de colère cherchant à jaillir. Ce n'est pas comme si quelque chose se produisait et que nous nous mettions en colère, mais c'est plutôt comme si la colère était déjà là et que nous cherchions autour de nous une cible sur laquelle la diriger. Cette colère est profondément enracinée en nous.
Celui qui ne revient pas. La troisième personne sainte est Celle qui ne revient pas (anagamin). Alors que la personne qui ne revient qu'une fois a seulement affaibli les quatrième et cinquième entraves, la personne qui ne revient pas les brise. Elle brise les cinq entraves inférieures : les trois entraves intellectuelles et les deux entraves émotionnelles. Ayant brisé ces entraves, la personne qui ne revient pas ne revient plus du tout parmi les humains. Selon la tradition bouddhique, elle renaît dans un lieu appelé « les demeures pures » (suddhavasa), au sommet du « monde de la forme pure » (rupadhatu). De là, après la mort, elle atteint le nirvana.
L'arahant. La quatrième personne sainte est l'arahant. Arahant signifie simplement « le digne », ou « le hautement vénéré ». C'est quelqu'un qui a atteint l'Éveil durant cette vie. Il a brisé les dix entraves, les cinq inférieures et les cinq supérieures. Je vais brièvement énumérer ces cinq entraves supérieures.
La sixième entrave est « le désir de l'existence dans le monde de la forme » (rupa-raga). Au lieu de « monde de la forme », nous pourrions traduire cela par « monde archétype ». Septièmement, il y a l'entrave du « désir de l'existence dans les mondes sans forme » (arupa-raga). La huitième entrave est la vanité (mana). Ce n'est pas la vanité dans le sens ordinaire (lorsque par exemple quelqu'un dit : « je suis très beau » ou « je suis très intelligent »), mais la vanité du fait que je suis moi, que je ne suis pas le non-moi, ou, comme le dit le Bouddha, que je suis soit meilleur, soit moins bon, soit égal aux autres. La vanité, dans ce sens, est complètement dissipée par l'arahant (il ne pense même pas : « j'atteins le nirvana »). Neuvièmement, il y a « l'instabilité » ou « le tremblement » (en sanskrit : auddhatya, en pâli : uddhacca). C'est quelque chose de très subtil. C'est comme si celui qui va devenir arahant était en équilibre entre les dernières atteintes du monde phénoménal et le nirvana, et oscillait à peine : il ne s'est pas encore complètement installé dans le nirvana. Finalement, il y a la dixième entrave, la plus fondamentale et la plus forte de toutes. C'est « l'ignorance » (en sanskrit : avidya, en pâli : avijja). C'est l'ignorance primordiale, l'obscurité spirituelle. L'arahant dissipe cette obscurité avec la lumière de la Sagesse et, ayant brisé toutes les dix entraves, réalise le nirvana.
Voilà les quatre personnes saintes qui forment l'arya-sangha. Quand nous disons « Sangham saranam gacchmi », quand nous récitons les « Trois refuges », c'est tout d'abord dans la Sangha en tant qu'arya-sangha que nous prenons refuge.
Deuxièmement, nous arrivons à la bhiksu-sangha. Elle est faite de ceux qui sont « allés de l'avant dans la vie sans foyer » et ont rejoint l'ordre monastique fondé par le Bouddha. La bhiksu-sangha suit un ensemble commun de cent cinquante règles (pratimoksha).
On entre dans la bhiksu-sangha lorsque l'on est ordonné moine par une Sangha ou un chapitre local. Celui-ci doit être constitué d'au moins cinq moines pleinement ordonnés, un d'entre-eux au moins étant un « ancien » (sthavira). Selon la tradition, au moment de l'ordination vous êtes confié à un sthavira, qui peut être ou ne pas être celui qui a présidé à votre ordination, et vous restez avec lui, sous sa tutelle, pendant au moins cinq, et de préférence dix années (il est significatif que seuls les sthviras, seuls ceux qui ont été dans l'ordre pendant au moins dix ans, puissent agir de cette façon en tant que maîtres).
Les devoirs d'un moine, dans le bouddhisme, sont variés : premièrement, étudier et pratiquer le Dharma, en particulier la méditation ; deuxièmement, être un exemple pour les laïcs ; troisièmement, prêcher et enseigner ; quatrièmement, protéger des influences psychiques malsaines ; et cinquièmement, donner conseil sur les affaires du monde.
Il y a de nos jours, dans les pays bouddhistes, deux branches de l'ordre monastique : la branche Théravada, que l'on trouve à Sri-Lanka, au Myanmar (Birmanie), en Thaïlande, au Cambodge et au Laos, et la branche Sarvastivda, que l'on trouve au Tibet, en Chine, au Viêt-nam et en Corée. Il y a peu de différences entre les modes de vie et entre les règles observées par les moines de ces deux grandes traditions : ils ont le même pratimoksha. Le Japon est un cas à part, car quoique l'ordination monastique y ait été introduite, elle a disparu il y a plusieurs siècles et sa place a été prise par l'ordination du bodhisattva et par d'autres ordinations.
Troisièmement, il y a la maha-sangha, ou « grande Sangha ». Elle est appelée ainsi car elle est grande en taille. C'est la collectivité de ceux qui acceptent certaines vérités et certains principes spirituels, quelle que soit leur vocation (c'est-à-dire qu'ils soient séparés du monde, en tant qu'ordre monastique, ou qu'ils soient dans le monde, même s'ils n'en font pas exactement partie). La maha-sangha comprend des aryas et des anaryas ; elle inclut les moines et les laïcs. C'est la totalité de la communauté bouddhique, à tous les niveaux, unie par une allégeance commune au Bouddha, au Dharma et à la Sangha. La maha-sangha comprend tous ceux qui prennent refuge dans les Trois joyaux. Cet aller en refuge commun est le lien entre eux.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003.